Les enfants d'Orion

La Nature
revue scientifique

L'astronomie en Chine
L'observatoire de Pékin



(La Nature, revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie, 17° année, 2° semestre, n° 808, 24 novembre 1888, pages 406, 407, 408, 409, 410)

M. le contre-amiral Mouchez vient de recevoir de Pékin, pour le Musée d'astronomie qu'il a fondé à l'Observatoire de Paris, une série de photographies représentant, sous toutes ses faces, l'Observatoire de Pékin et les instruments qui y sont installés. C'est à l'aide du bienveillant concours de M. Lemaire, ambassadeur de France en Chine, que l'Observatoire de Paris a pu faire faire ces intéressantes photographies. M. le contre-amiral Mouchez ayant mis à notre disposition cette précieuse collection, nous avons choisi les vues qui nous ont paru le plus propre à donner à nos lecteurs une idée exacte de l'état actuel de l'astronomie chez la nation qui l'a cultivée avec le plus de zèle, et chez laquelle elle a pris les plus remarquables développements.
Les fonctions astronomiques n'ont point cessé d'être en honneur en Chine, et l'Observatoire du Céleste Empire est actuellement sous la direction d'un oncle de l'empereur, ayant le rang de cinquième prince du sang et qui porte le titre de Chancelier.
Le nombre des personnes attachées à cet établissement est plus considérable qu'à Paris ; on n'en compte pas moins de 196, en y comprenant les étudiants. Les principaux fonctionnaires après le Chancelier, sont un directeur chinois et un directeur tartare ayant droit au bouton de pierre précieuse et portant sur la poitrine l'image d'un corbeau marin. Puis viennent deux sous-directeurs, l'un chinois et l'autre tartare, et deux assistants chargés des calculs. Ceux-ci, avant l'expulsion des Jésuites, devaient être toujours pris parmi les étrangers. Deux autres fonctionnaires doivent encore être notés. Le premier est le gardien des bâtiments, et le second, le gardien des horloges à eau, dont les astronomes se contentent, les chronomètres n'ayant point été introduits dans l'Observatoire, pas plus que les lunettes.
Les calculateurs de l'Observatoire possèdent des tables construites ou rectifiées par les Jésuites du dix-septième siècle, qui leur servent à faire leurs calculs, et qu'ils conservent précieusement cachées. Il en résulte que, contrairement aux principes généraux du gouvernement chinois, les fonctions astronomiques sont devenues héréditaires ; mais par compensation, elles sont simplement honorifiques.
Les fonctions purement scientifiques ne sont pas fort difficiles à exercer, puisqu'il y a à Pékin même quelques observatoires privés, des légations européennes. En outre, les missionnaires ont organisé à Zi-ka-Wei, un Observatoire de premier rang, où toutes les méthodes modernes sont pratiquées avec des instruments de premier choix.
Cet établissement est situé à 800 kilomètres au sud-est de Pékin, dans les environs de Shanghaï ; les astronomes du gouvernement chinois peuvent sans beaucoup de peine exécuter les calculs de conversion.
Mais ils ont en outre à s'acquitter d'une mission plus délicate, dans laquelle les savants européens ne peuvent les assister ; c'est de déterminer les jours fastes et les jours néfastes, opération de la plus haute importance dans un pays où les croyances astrologiques sont universellement répandues. Ils doivent en outre, comme les anciens augures de la Ville éternelle, consulter les présages, ce qu'ils font d'une façon qui dénote beaucoup de naïveté.
Le Conseil de l'Observatoire de Pékin se réunit au grand complet le soir du dernier jour de l'an, et reste en séance jusqu'au commencement de l'année suivante qui naît à minuit. En ce moment, les astronomes regardent de quel côté vient le vent qu'ils interrogent au moyen de bannières sacrées plantées ad hoc. Le 14 février 1888, au commencement de la vingt-cinquième année du soixante-seizième cycle, qui n'est point encore achevée, ils ont constaté que le vent soufflait du nord-est, côté considéré comme du plus favorable augure. Ils en ont tiré la conclusion que l'on devait s'attendre à toutes espèces de félicités pendant les douze mois suivants.




L'établissement est placé sur une terrasse élevée de quelques mètres et de forme carrée, située le long des fortifications de Pékin. Cette construction est traversée par un tunnel dans lequel passe la route, et en cas de besoin, elle pourrait être utilisée pour la défense de la cité. Nous reproduisons une vue photographique (fig. 1) qui montre sur cette terrasse l'ensemble des instruments dont les astronomes officiels de Chine se servent, ou sont censés se servir pour leurs observations.
Nos autres gravures plus détaillées permettent de se rendre compte de la manière dont ils ont été construits. La figure 2 donne une idée du luxe et de l'art avec lequel sont montés quelques-uns de ces instruments.




Le Père Lecomte qui a eu occasion de manier ces instruments à la fin du dix-septième siècle, dit que les ouvriers indigènes qui les ont exécutés se sont bien plus préoccupés de la perfection des instruments représentant des dragons avec des flammes sortant de leur gueule, que de l'exactitude des divisions. Il pense qu'un quart de cercle d'un pied et demi exécuté à Paris, par les opticiens de son temps, donnerait une plus sérieuse garantie que le grand cercle de six pieds fabriqué à Pékin. Le limbe est divisé de dix en dix minutes, ce qui est une limite de l'exactitude à laquelle on pourrait prétendre si la division était bien faite, et si l'instrument était pourvu de pinnules qui ont disparu.
Le Père Lecomte décrit de plus l'installation d'un quart de cercle d'une construction très soignée, et qui est probablement celui que Louis XIV envoya à son frère Kang-hi.

Le plomb, qui marque sa situation verticale, pèse une livre et pend du centre au moyen d'un fil de cuivre très délicat. L'alidade est mobile et coule aisément sur le limbe. Un dragon replié et entouré de nuages va de toutes parts saisir les bandes de l'instrument de peur qu'elles ne sortent de leur plan commun. Tout le corps du quart de cercle est en l'air, traversé par le centre d'un axe immobile autour duquel il tourne vers les parties du ciel que l'on veut observer. Parce que sa pesanteur pourrait causer quelque trémoussement, ou le faire sortir de sa situation verticale, deux arbres s'élèvent par les côtés. Ils sont affermis en bas par deux dragons, et liés à l'arbre du milieu par des nuages, qui semblent descendre de l'air.

Notre figure 3 montre que pour les observations, les astronomes chinois ont eu recours à un escalier à roulettes analogue à ceux dont l'on se sert dans les observatoires européens, et se mouvant sur un double rail. Mais il ne faut pas se hâter de faire honneur à l'imagination chinoise de ce perfectionnement, car l'escalier paraît de construction récente et est probablement venu d'Europe tout fabriqué au dix-septième siècle.
Il y a encore sur la terrasse de l'Observatoire une sphère armillaire, une sphère équinoxiale et une sphère céleste de 6 pieds de diamètre (fig. 4). Ce dernier ouvrage excitait l'admiration du Père Lecomte, et est, en effet, très remarquable, parce que toutes les étoiles sont bien à leur place et représentées en relief. Il était si bien suspendu qu'un enfant pouvait le faire tourner dans le sens du mouvement diurne, quoiqu'il pesât 2000 livres.
Le Père Lecomte décrit avec enthousiasme les ornements que reproduit la photographie, et les rouages cachés qui permettent de donner à l'axe du monde l'inclinaison désirée. Il parle aussi des degrés en marbre à l'aide desquels l'observateur peut se poster convenablement.
Un des instruments les plus remarquables de l'Observatoire est un gnomon analogue à celui dont se servit Kuo Shou-king, astronome de l'empereur Kublai Khan, fondateur de la première dynastie tartare, et créateur de la ville de Pékin pour exécuter les observations dont parle Laplace dans la Mécanique céleste, et qu'il décrit en ces termes :





Ce grand observateur fit construire des instruments beaucoup plus exacts que ceux dont on avait fait usage jusqu'alors. Le plus précieux de tous était un gnomon de 40 pieds chinois (12m,60) terminé par une plaque de cuivre verticale et percée par un trou du diamètre d'une aiguille. Jusqu'à lui on n'avait observé que le bord supérieur du diamètre, et l'on avait de la peine à distinguer le terme de l'ombre; on ne s'était, du reste, servi que du gnomon de 8 pieds, cinq fois plus court. Les observations faites depuis 4270 jusqu'en 1280 sont précieuses par leur exactitude. Elles prouvent d'une manière incontestable la diminution de l'obliquité de l'écliptique, et de l'excentricité de l'orbe terrestre depuis cette époque jusqu'à nos jours.

Outre les instruments que nous venons de mentionner, nous figurons une des curiosités de l'Observatoire de Pékin. C'est une sphère armillaire très ancienne qui date du treizième siècle (fig. 5). Les dragons de bronze qui la soutiennent sont remarquables et d’une très grande finesse ; cet instrument constitue un véritable objet d’art.
Le Père Verbiest fit exécuter la transformation de l’Observatoire en 1670, à peu près à l’époque (1667) où Dominique Cassini créait l’Observatoire de Paris pour le compte de Louis XIV. Il faisait déplacer les instruments de Kuo Shou-king dont la plupart existent encore, et que l’on a fait photographier récemment. On voit par leur forme qu’ils ne diffèrent de ceux du Père Verbiest que par une plus grande profusion d’ornements et une moins grande commodité de manœuvre. Ils sont divisés en 365° de manière que le Soleil décrit exactement par jour une de leurs divisions. Il est bon d'ajouter qu'ils sont semblables à ceux que Tycho a fait construire à son Observatoire de l'île de Huen et avec lesquels il a observé à la fin du seizième siècle, c'est-à-dire trois siècles après. On peut même ajouter qu'ils ne diffèrent des instruments actuels que parce que dans ceux-ci l'on a remplacé les pinnules par des lunettes dont les Chinois n'ont point voulu, et dont, en réalité, ils n'avaient pas besoin. En effet, jamais leur esprit n'a senti le besoin de sonder les mystères de l'Infini qui nous entoure de toutes parts.
Pour eux, l'astronomie n'avait de prix que parce qu'elle leur donnait le moyen de célébrer en temps utile les fêtes idolâtriques qui ont lieu à époque fixe dans les divers temples où l'empereur exécute les sacrifices imposés par les livres sacrés.
Les besoins de la science pure abstraite n'existent point pour eux. La grande révolution philosophique dont Copernic a donné le signal et que Galilée a accomplie, ne les a nullement passionnés. La plupart croient encore que la Terre est le centre immobile du monde, et les lunettes qui les obligeraient à admettre le contraire n'ont point encore acquis droit de cité dans leur astronomie.
Tel est probablement le secret de ce singulier arrêt de développement chez un peuple ingénieux qui a donné à l'astronomie son premier développement scientifique. En effet, on peut dire que l'histoire de l'astronomie chinoise commence avec celle de l'empire chinois, et que les idées d'harmonie que réveille le spectacle de la voûte céleste ont été la base même de ses institutions.
Il est superflu, certainement, d'insister sur les enseignements qu'une semblable décadence doit nous donner et sur les conséquences de philosophie scientifique qu'il est indispensable d'en tirer.
Ajoutons que le Père Verbiest, second créateur de l'Observatoire de Pékin, est mort dans cette ville en 1688, c'est-à-dire il y a juste deux cents ans.
Il ne faut pas croire que l'absence de considérations théoriques analogues à celles qui ont passionné les créateurs de l'astronomie moderne en Europe, ait permis aux astronomes du Céleste Empire de mener une existence exempte de péripéties. L'histoire de cette science en Chine peut être considérée comme un long drame, des plus intéressants à raconter. M. l'amiral Mouchez a rendu un très grand service à la science en appelant l'attention publique sur ces circonstances trop oubliées qui sont dignes de nos méditations.

W.DEFONVIELLE.

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Mise à jour : 10 mars 2007