Les enfants d'Orion

La Nature
revue scientifique

LES ASTRONOMES DE PLACE PUBLIQUE A PARIS



(La Nature, revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie, 17° année, 1° semestre, n° 823, 9 mars 1889, page 236, 237 et 238)

Il y a bien longtemps que les astronomes de Paris se sont préoccupés pour la première fois de montrer au public les phénomènes célestes.
Le grand Cassini a profité de la construction de Saint-Sulpice pour faire voir aux Parisiens le passage du Soleil au méridien, à l'aide d'un gnomon gigantesque qui existe encore.
Algol est une belle étoile de la constellation de Persée, remarquable par le peu de durée de ses périodes, et par leur irrégularité. En 1809, par suite de circonstances encore inexpliquées, Algol prit un éclat inusité. Comme ce phénomène préoccupait vivement nos grands-pères, Lalande se plaça sur le terre-plein du Pont-Neuf avec une de ses bonnes lunettes. Cet homme illustre était conduit par le seul désir d'instruire ses concitoyens, aussi ne percevait-il aucune rétribution ; une foule considérable s'amassa autour de lui. La police impériale, qui n'aimait point les rassemblements, prit l'alarme, et le Ministre obligea Lalande à rentrer dans son observatoire.
L'astronome de profession qui a suivi de plus près cet exemple, est M. Léon Jaubert ; ce savant vulgarisateur a transporté des lunettes sur la terrasse du Trocadéro. Il y montre le ciel tous les soirs qu'il fait beau. Les jours d'éclipse il y a foule. Nous y avons vu plus d'un millier de spectateurs, à la disposition desquels on avait mis une véritable batterie de télescopes de l'invention de M. Jaubert. De la sorte, du reste, l'astronomie ne fait que se rappeler ses origines, puisqu'elle nous vient de simples bergers.
Le spectacle des éclipses, à Paris, a toujours eu le privilège de passionner les curieux, et de tout temps, les verres noircis ont fait fureur pendant toute la durée du phénomène. Nous reproduisons ci-dessus une amusante lithographie de Carle Vernet (fig. 1). Elle représente l'observation de l'éclipse de soleil à Paris, le 7 septembre 1820. On voit dans ce dessin qu'un pick-pocket est aussi affairé que les amateurs d'astronomie, et qu'il s'efforce de voler à une dame son porte-monnaie.
La liste de nos places publiques où, moyennant des rétributions variant de 10 à 50 centimes, nous avons pu observer les divers phénomènes célestes décrits par nous à différentes époques dans la Liberté, le Temps, la Presse scientifique et le Cosmos, en serait trop longue. Nous nous bornerons à citer la place du Carrousel, la place de la Concorde, la place de la République, le terre-plein du Pont-Neuf et la place Vendôme.
De tous ces instruments en plein air, la lunette de cette dernière place, a le pouvoir grossissant le plus fort. Cela tient à ce que son propriétaire a obtenu l'autorisation de la laisser à poste fixe pendant la journée. Le tube de cet instrument possède une longueur de près de 3 mètres et son objectif mesure environ 5 pouces. Quelquefois nous avons fait usage d'une espèce d'escalier ou d'escabeau mobile, pour arriver jusqu'au niveau de son oculaire.
L'astronome qui la dirige et son confrère de la place de la Concorde, ont un excellent procédé pour appeler le public. Comme ils possèdent l'un et l'autre une belle main, ils écrivent à la craie sur (fin de la page 236)



(Page 237)
l'asphalte du trottoir le programme des observations de la soirée. Ils y joignent même quelquefois des dessins à la craie représentant les taches du Soleil , ou les astres visibles dans la première partie de la nuit, car il est rare qu'ils trouvent des clients à la sortie des théâtres.
Nous avons vu quelquefois mettre en vente une carte de la Lune dressée par Lecouturier, ancien rédacteur scientifique du Moniteur universel. Cette carte n'était pas mauvaise, nous en avons acheté un exemplaire qui nous a beaucoup servi.
Quoique sommaires, les explications des astronomes de la rue sont parfois intéressantes : données en face du ciel, elles sont faciles à comprendre.
Le Verrier s'intéressait vivement à ces démonstrations populaires. Il m'a raconté qu'un jour il avait payé 50 centimes à l'astronome de la .place de la Concorde. Il avait regardé la Lune comme un simple profane, puis après avoir interrogé son modeste collègue, il s'était fait connaître. Il l'avait chaudement, félicité de son zèle scientifique et l'avait engagé à venir à l'Observatoire. Mais celui-ci n'avait point osé profiter de l'invitation.
Il aurait été très bien reçu. Le Verrier avait vivement encouragé Léon Foucault à construire son sidérostat. Le but de cet appareil était d'amener l'image de la Lune, des astres ou des étoiles dans une salle de conférence ; on espérait montrer les corps célestes eux-mêmes aussi facilement que M. Camille Flammarion fait voir à la Salle des Capucines leurs images peintes de la collection Molteni et projetés sur un écran. J'ai vu aussi bien souvent à Paris des lunettes terrestres destinées à l'inspection d'objets éloignés. Il y en a eu longtemps sur la butte Montmartre, au parc des Buttes-Chaumont et l'on en trouve une sur la place du Châtelet.
Nous avons fait dessiner, d'après nature, l'opérateur qui dirige cette dernière. Il est représenté au moment où il montrait, dans ces derniers temps, la planète Vénus (1).

Dans le jour, cette lunette n'est pas oisive, elle reste braquée sur la Tour Eiffel, dont la foule aime à inspecter les détails.
Il ne faut pas croire que les lunettes terrestres ne puissent servir à l'inspection des objets célestes. Le seul inconvénient qui résulte de leur emploi, c'est qu'il a fallu perdre de la lumière pour obtenir un redressement d'images dont les astronomes se passent très bien.
Cet inconvénient est peu de chose pour les astronomes en plein vent, puisque les lunettes des rues ne possèdent qu'un grossissement des plus modérés. Par une sorte de compensation, il donne un avantage très sérieux pour des observateurs médiocrement habitués à se servir des instruments d'astronomie. Avec une lunette terrestre on suit les astres beaucoup (fin de la page 237)

(1) Voy. n° 821, du 25 février 1889, p. 202.



(page 238)
plus facilement que si on était obligé de pousser le tube en sens inverse de leur mouvement apparent pour les faire rentrer dans le champ.
Comme je discutais la question avec l'astronome de la place de la Concorde, il me répliqua que les clients resteraient trop longtemps à inspecter l'objet qu'on leur a vendu, si, se dérobant, l'astre ne donnait lui-même le signal de la retraite.
Depuis Cassini 1er les directeurs de l'Observatoire de Paris sont toujours criblés de demandes de personnes demandant à voir la Lune et les planètes dans les instruments de l'Observatoire. C'est pour répondre à ce besoin que Le Verrier avait organisé les soirées de la Société scientifique de France.
Lors de sa seconde administration, je l'ai entendu répondre à des demandeurs, qu'ils feraient mieux d'aller consulter l'observateur du Pont-Neuf.
A cette époque, celui-ci n'avait plus la même réputation que quelques années auparavant. En effet, c'est au milieu de l'Empire, un peu après la mort du vénérable Arago, que ce forain brillait dans toute sa gloire. C'était un homme trapu, de petite taille, l'air vulgaire, la voix rauque, le plus généralement vêtu d'une blouse bleue et d'une casquette en drap, sans visière. On l'avait surnommé l'Arago du Pont-Neuf. Ne se doutant pas certainement que Lalande avait été son prédécesseur, ce personnage était très dur pour ses collègues de l'Institut, contre lesquels il déclamait furieusement. Il réservait toutes ses admirations pour l'abbé Nollet, qui, cependant, n'a jamais montré la Lune, même aux enfants, de France dont il fut le précepteur.
A l'époque où l'Arago du Pont-Neuf régnait sur toute l'astronomie foraine, la place de la République s'appelait encore la place du Château-d'Eau. L'astronome qui y était établi vendait la Lune et les planètes pour un sou. Malgré la modicité extrême de son prix, il était beaucoup plus instruit que son concurrent et plus indulgent pour ses confrères officiels. Il connaissait très bien son ciel; il savait quelles étaient les principales curiosités de l'horizon ; aucune des nébuleuses ou des étoiles doubles ne lui échappait. Malgré cela, il fût probablement mort de faim si quelques grandes comètes ne se fussent présentées de temps en temps pour lui permettre de payer le loyer de son grenier.
Les jours d'éclipse sont escomptés d'avance par les astronomes de la rue et par leurs croupiers ; malgré la concurrence acharnée que font alors les marchands de verre noirci ou de lorgnettes, ils recueillent une ample moisson de gros sous ou même de pièces blanches.
W. DE FONVIELLE.

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Mise à jour : 05 août 2004