Hominisation — humanisation


 

Daniel CALLADINE
     
      Psaume 19
      19.1 Au chef des chantres. Psaume de David.
      2 Les cieux racontent la gloire de Dieu,
      Et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains.
      3 Le jour en instruit un autre jour,
      La nuit en donne connaissance à une autre nuit.
      4 Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles
      Dont le son ne soit point entendu :
      5 Leur retentissement parcourt toute la terre,
      Leurs accents vont aux extrémités du monde,
      Où il a dressé une tente pour le soleil.
      6 Et le soleil, semblable à un époux qui sort de sa chambre,
      S’élance dans la carrière avec la joie d’un héros ;
      7 Il se lève à une extrémité des cieux,
      Et achève sa course à l’autre extrémité :
      Rien ne se dérobe à sa chaleur.

      8 La loi de l’Éternel est parfaite, elle restaure l’âme ;
      Le témoignage de l’Éternel est véritable, il rend sage l’ignorant.
      9 Les ordonnances de l’Éternel sont droites, elles réjouissent le cœur ;
      Les commandements de l’Éternel sont purs, ils éclairent les yeux.
      10 La crainte de l’Éternel est pure, elle subsiste à toujours ;
      Les jugements de l’Éternel sont vrais, ils sont tous justes.
      11 Ils sont plus précieux que l’or, que beaucoup d’or fin ;
      Ils sont plus doux que le miel, que celui qui coule des rayons.
      12 Ton serviteur aussi en reçoit instruction ;
      Pour qui les observe la récompense est grande.
      13 Qui connaît ses égarements ?
      Pardonne-moi ceux que j’ignore.
      14 Préserve aussi ton serviteur des orgueilleux ;
      Qu’ils ne dominent point sur moi !
      Alors je serai intègre, innocent de grands péchés.
      15 Reçois favorablement les paroles de ma bouche
      Et les sentiments de mon cœur,
      Ô Éternel, mon rocher et mon libérateur !

      Le psaume 19 comprend manifestement deux parties. La première partie, où le poète disparaît derrière ce qu’il dit, se présente comme une description du monde, telle qu’on pouvait la faire alors dans tout le Moyen Orient, de l’Égypte jusqu’en Mésopotamie et en Perse, en passant par Israël. Bien entendu, c’est une description religieuse. À l’époque, il ne pouvait en être autrement. Le psaume a pour objet l’exaltation de la “gloire de Dieu”, un Dieu ici appelé “El”, d’un terme générique commun aux différentes populations de cette région. Nous trouvons, au centre de ce bref passage, l’exaltation du soleil, dont le psalmiste nous dit cependant qu’il n’est pas Dieu, puisque c’est “Dieu qui lui a dressé sa tente”. Nous avons là une expression du sentiment religieux, dont on sait qu’il est quasiment universel.
      La deuxième partie, par contre, a la dimension particulière de la foi israélite en une structure presque liturgique. Nous y trouvons sept fois le nom du Dieu d’Israël, le nom donné à Moïse dans le buisson au seuil de l’Exode : YHWH, qu’on prononce encore Yahvé ou Yahou. Le psalmiste se sait et se reconnaît volontiers directement concerné ; il se dit “serviteur” de Yahvé. Il a une relation étroite et personnelle avec Lui, une relation qu’il appelle “crainte de Yahvé” (synonyme de foi), commandée par la Thora, la Loi. Et nous avons appris qu’il y a là plus que le Décalogue. C’est encore aujourd’hui toute la vie juive, explicitée dans les 613 commandements. Nous avons là affaire à la religion particulière du peuple juif. On est passé du sentiment religieux à l’expression précise de la foi, une foi qui donnera naissance, à travers Jésus et Paul, au christianisme en ses diverses confessions.
      Hominisation
      Je reprendrai cette démarche en l’actualisant, me plaçant sous le signe de deux concepts, issus tous deux du terme latin hominem (de homo : homme), l’hominisation et l’humanisation. L’hominisation, c’est l’ensemble des processus par lesquels l’espèce humaine s’est constituée à partir de primates. Quant à l’humanisation, c’est l’action d’humaniser et son résultat, c’est-à-dire l’action de rendre plus civilisé, plus sociable, voire de rendre moins dur, plus supportable. Il y a là deux processus différents, deux dimensions de l’humain, mais l’un ne va pas sans l’autre, un peu comme dans le psaume 19 le sentiment religieux et la foi juive sont liés.
      À l’image du psalmiste, procédons par ordre et commençons par l’hominisation. La laïcité, qui caractérise notre vie française, nous invite à ne pas confondre le registre de la connaissance avec celui de la croyance. Plaçons-nous donc résolument sous le signe de la connaissance. Que savons-nous aujourd’hui de l’hominisation ? Certes, nos connaissances évoluent sans cesse. Ainsi de récents articles de revues nous disent : on a retrouvé le premier homme. Il a six millions d’années. Exit Lucy, l’australopithèque, trop jeune avec ses trois millions et demi d’années, en attendant que ce dernier venu cède la place à plus anciens. Bref, cette trouvaille, due à des français (sic !), Brigitte Sénut, du Muséum National d’Histoire naturelle de Paris, et Martin Pickford, du Collège de France, est celle d’un anthropoïde, auquel ils ont donné le nom approprié de Millenium ancestor. Je cite l’un des articles : “Ces êtres — car il s’agit de plusieurs individus — vieux de six millions d’années étaient d’une modernité stupéfiante. L’humérus, les fémurs et les dents caractérisent un pré-humain omnivore, de la taille d’un chimpanzé (1,40 m), se déplaçant au sol sur deux pattes”. Les deux scientifiques doutent de trouver jamais l’ancêtre direct de l’homme, mais ils espèrent pouvoir un jour prouver que les caractères humains ont émergé dans ce groupe de population. Cette année, ils reprendront leur enquête sur le site — à quelque distance du Mont Kenya, sur la ligne de faille du continent africain, dite la Rift Valley — avec plus de moyens, plus de temps. Eh bien ! Souhaitons-leur bonne chance.
      Soit. Il y a, en effet, de fortes raisons de penser que l’humanité soit apparue dans cette région du globe au cours d’un processus buissonnant, qui aura donné notre espèce en ses multiples variantes, ainsi que les grands singes qui subsistent encore aujourd’hui, gorilles, chimpanzés, orang-outang, certains d’entre eux ayant un code génétique proche du nôtre à 98,5%, et quelques autres bestioles. Six millions d’années pour ce spécimen donc. Et la Terre alors, d’où vient-elle ?
      On répond habituellement par le fameux Big Bang (en français, le Grand Boum, mais l’expression fait moins chic). C’est l’instant initial d’une infime faction de seconde — si l’on peut dire — duquel naissent le temps, l’espace et la matière. Un temps vieux de 8 à 15 milliards d’années, selon les hypothèses — car là, tout reste encore hypothétique, ce qui ne veut pas dire invraisemblable — et un espace en constante expansion. Après quoi, je vous épargne les différentes étapes que connaît la matière jusqu’à la soupe primitive dans laquelle, il y a 540 millions d’années, naît le monde vivant : c’est la brusque apparition des premiers ancêtres des grands groupes animaux sur une Terre alors peuplée seulement de quelques espèces d’êtres unicellulaires. Et cela couvre un bref intermède de quelques 40 millions d’années, au cours duquel s’organise le vivant.
      Tout se passe alors dans l’eau, dans la Grande Mer, appelée encore “Panthalassa”. Puis les algues produisent l’oxygène en décomposant le gaz carbonique, et préparent la sortie de l’eau d’un animal courtaud et robuste, au squelette et aux membres massifs, qu’on nomme “Ichthyostega”, intermédiaire entre poisson et lézard. Il y a de cela quelques 350 millions d’années. Après quoi l’évolution s’accélère et se diversifie. Nous y croisons les dinosaures, bien sûr, grands consommateurs de verdure. Cela dure environ 200 millions d’années et l’on s’achemine vers l’ultime étape (à nos yeux), celle que nous connaissons encore.
      Certains pensent, comme Pierre Teilhard-de-Chardin — à l’encontre de Jacques Monod — que la vie n’est pas le fruit du hasard mais d’une “intuition cosmique”. Ce sont les tenants de la thèse anthropique. Ces deux thèses opposées, celle du hasard et celle de la finalité anthropique, continuent de s’affronter sous nos yeux sans qu’il soit possible de les départager. À vrai dire, elles reflètent des options quasi-religieuses, négatives ou positives, de leurs partisans. Voici donc à grands traits ce qu’on peut savoir aujourd’hui, d’une connaissance sans cesse en évolution, parce qu’elle intègre sans cesse de nouveaux apports.
      Mais ces quelques considérations sur l’hominisation seraient insuffisantes si l’on omettait de signaler une conséquence essentielle de l’évolution de l’homme ; je veux souligner là les modifications consécutives à la station debout qui le caractérise, à savoir, entre autres, celles de son crâne, plus exactement de sa boîte crânienne, sans oublier les changements survenus jusque dans la configuration de ses mâchoires. Certes, il s’agit, bien sûr, de l’augmentation de la masse de son cerveau, mais aussi des modifications qui ont affecté la glotte et la cavité buccale, et l’ont rendu apte à la parole. Car la parole est la caractéristique de l’espèce humaine ; elle est sa spécificité. Et il s’agit là de tout autre chose que du langage des abeilles, par exemple, ou de tout autre manifestation de la communication animale. L’homme devient un être de parole, capable de nommer les objets de son environnement, les êtres qui l’entourent, ceux qu’il affronte, et il se met à réfléchir à la mort qui l’attend, pour se projeter dans l’avenir.
      Telle est l’hominisation, dont nous sommes issus. Le spectacle nous en plonge à la fois dans l’émerveillement et dans l’incertitude. Et ces deux sentiments croissent en nous à mesure que nous en savons davantage, car nos interrogations se mettent alors à prendre des dimensions insoupçonnées.
      Humanisation
      Il est temps de regarder maintenant l’humanisation, c’est-à-dire comment l’homme peut devenir humain. D’une certaine manière, après avoir scruté le passé, c’est tenter de discerner l’avenir possible de l’humanité. Au seuil du troisième millénaire de l’ère chrétienne, ce n’est pas sans intérêt.
      Un fait domine le devenir de l’homme, au moins depuis qu’on parle de l’homo sapiens — disons : depuis le paléolithique inférieur et l’homme de Néanderthal, quelques deux cent mille ans avant notre ère —, c’est ce qu’on appelle le fait religieux. On trouve en effet dès cette époque des rites funéraires très généralisés. Autant dire que déjà l’homme sait qu’il meurt. Il aspire à la survie et sans doute y croit-il. Ce fait est général dans l’histoire de l’humanité. On a pu croire à son effacement au cours de la seconde moitié du XXe siècle à la faveur des progrès de la science, mais il n’en est rien. Non seulement la science elle-même devenait alors une sorte de religion, mais ceux-là même qui proclamèrent la fin de la foi prêtèrent la main à des entreprises qui aboutirent aux dictatures que l’on sait, qui furent d’abominables religions laïques. Ce qu’on appelle aujourd’hui le “retour du religieux”, avec ses formes hétéroclites les plus contestables, a fait justice de cette illusion.
      Religion. De quoi s’agit-il ? En quelques mots seulement, pour dire un phénomène multiple et foisonnant : l’homme prend conscience de sa finitude. Il sait qu’il naît et qu’il meurt. Il sait aussi que sa vie est constamment menacée et qu’il doit affronter la violence sous toutes ses formes, celle de la nature, celle de ses semblables, voire celle qu’il ressent au fond de lui-même. Il connaît la peur : il a littéralement la peur au ventre. La crainte est sa compagne permanente. Dès lors, il objective ses peurs et il s’imagine qu’elles sont l’action d’êtres malfaisants, qui lui veulent du mal et qu’il doit s’efforcer d’amadouer. De là viennent les dieux, les rites sacrificiels, les tabous et toutes les constructions religieuses qui les justifient. À bien des égards, la religion est un langage pour dire la vie ; la parole y tient en effet un rôle déterminant. La religion est un phénomène humain : elle appartient à l’humanisation.
      La Bible et les religions qu’elle génère — on a coutume de nommer les trois monothéismes qui en sont issus : le judaïsme, le christianisme et l’islam — participent à ce phénomène, à côté des autres religions que connaît l’humanité. Elle s’y est inscrite relativement récemment, à la faveur de l’invention de l’écriture alphabétique précisément, même si certaines des traditions qu’elle rapporte ont connu auparavant une phase de transmission orale. Celles qui sont les plus anciennes s’enracinent en Mésopotamie ; ses premiers textes, tel le poème de Déborah (Juges 5) peuvent être datés du XIIe siècle avant Jésus-Christ. Mais ces traditions, poèmes et autres textes ont été constamment lus et réécrits tout au long de l’histoire d’Israël, comme ces pierres précieuses qu’on taille pour finalement les enchâsser dans le reliquaire qu’on expose à la vénération des croyants. Le long travail de la formation du premier Testament s’est sans doute achevé au Retour de l’Exil, aux Ve-IVe siècles avant notre ère, et le Nouveau Testament au IIe siècle après Jésus-Christ. Il y a, bien entendu, une religion biblique aux formes diverses et successives. Mais ce n’est pas le plus important. La foi chrétienne ne consiste pas à substituer cette religion-là à toutes les autres.
      En fait, celui qui lit la Bible y découvre des hommes et des femmes qui, chacun à leur manière et dans leur culture propre, témoignent d’une rencontre qui a bouleversé leur vie, leur a permis de surmonter leur peur et d’accéder à la confiance et à la paix intérieure, comme si cet intervenant mystérieux s’était servi de leur propre langage pour se rendre proche d’eux et même partager leur existence. Telle est, en particulier, l’expérience de Moïse au buisson ardent : “Je suis avec toi”, lui dit Dieu, avant de lui révéler son nom : “Je suis qui je serai” (qui sera retenu sous la forme YHWH, Yahvé ou Yahou). De même, dans le Nouveau Testament, dominé par le message de la Résurrection : “Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps”. Le message de la Bible — si j’ose cette simplification — c’est l’acte par lequel, au cœur même de notre langage d’homme, le Vivant (autre nom du Dieu de Moïse), le Christ ressuscité — peut-on dire encore — vient nous confirmer son intention d’être avec chacun de nous, au cœur même de notre vie, par son Esprit. Pour autant, bien sûr, que nous le désirions, que nous le croyons. Et ce gratuitement, afin que notre existence, débarrassée de la peur, devienne vraiment humaine, donnée à la liberté et à l’amour.
      Quant à la religion, inévitablement il en surgit une — et même plusieurs — avec leurs rites, leurs doctrines, leurs théologies, leurs institutions, leurs cultures, mais je dirais que tout cela est secondaire, non pas accessoire, certes, mais susceptible d’être sans cesse réactualisé, renouvelé, réformé, d’un terme que nous avons justement retenu et qui doit rester notre mot d’ordre : “réformé, toujours à réformer”.
      L’humanisation, fille de l’interpellation
      Nous voici parvenus au terme de cette réflexion. Elle nous a fait, d’un coup d’œil, prendre la mesure de la destinée humaine.
      Ce parcours a sans doute fait surgir en chacun de nous bien des questions, qui restent irrésolues. On eut pu imaginer d’autres parcours, mais on n’eut pas manqué d’y rencontrer les faits, que nous avons rapportés, en premier lieu ceux qui constituent l’hominisation, ces processus par lesquels l’espèce humaine s’est constituée.
      Les sciences humaines — comme on les appelle — s’efforcent d’en préciser les étapes. Il ne faut pas les ignorer sous peine de sombrer dans l’obscurantisme des fondamentalistes et dans l’aliénation. Mais il faut aussi prendre conscience qu’aucune science ne détient le secret de la vie, que chacun a à vivre. Si nous sommes venus à la parole, c’est sans doute pour nommer les choses et les êtres qui nous entourent, mais c’est aussi pour interpeller ceux que nous croisons, et leur répondre ; c’est encore pour nous laisser nous-mêmes rejoindre, au cœur-même de notre langage, par Celui qui est Parole, afin d’en vivre.
      L’humanisation procède de ces dialogues ; elle est la fille de l’interpellation. Elle est donc de notre responsabilité. Et cela fait de nous, de chacun de nous, des artisans de l’humanité à venir, comme en une véritable création continue, dont le Christ, esprit qui donne la vie, est à la fois le modèle et l’architecte.
      (Ce texte a été écrit en 2001. L’auteur est décédé en 2013 à l'âge de 86 ans.)
    Note du copiste : j'adhère totalement à tout ce que ce texte décrit, démontre ou suggére!
    JMSaglio 10/01/2020