Hominisation — humanisation |
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Daniel CALLADINE | |
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2 Les cieux racontent la gloire de Dieu, Et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. 3 Le jour en instruit un autre jour, La nuit en donne connaissance à une autre nuit. 4 Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles Dont le son ne soit point entendu : 5 Leur retentissement parcourt toute la terre, Leurs accents vont aux extrémités du monde, Où il a dressé une tente pour le soleil. 6 Et le soleil, semblable à un époux qui sort de sa chambre, S’élance dans la carrière avec la joie d’un héros ; 7 Il se lève à une extrémité des cieux, Et achève sa course à l’autre extrémité : Rien ne se dérobe à sa chaleur. 8 La loi de l’Éternel est parfaite, elle restaure l’âme ; Le témoignage de l’Éternel est véritable, il rend sage l’ignorant. 9 Les ordonnances de l’Éternel sont droites, elles réjouissent le cœur ; Les commandements de l’Éternel sont purs, ils éclairent les yeux. 10 La crainte de l’Éternel est pure, elle subsiste à toujours ; Les jugements de l’Éternel sont vrais, ils sont tous justes. 11 Ils sont plus précieux que l’or, que beaucoup d’or fin ; Ils sont plus doux que le miel, que celui qui coule des rayons. 12 Ton serviteur aussi en reçoit instruction ; Pour qui les observe la récompense est grande. 13 Qui connaît ses égarements ? Pardonne-moi ceux que j’ignore. 14 Préserve aussi ton serviteur des orgueilleux ; Qu’ils ne dominent point sur moi ! Alors je serai intègre, innocent de grands péchés. 15 Reçois favorablement les paroles de ma bouche Et les sentiments de mon cœur, Ô Éternel, mon rocher et mon libérateur ! |
Le psaume 19 comprend manifestement deux parties. La
première partie, où le poète disparaît
derrière ce qu’il dit, se présente comme une
description du monde, telle qu’on pouvait la faire alors dans tout le
Moyen Orient, de l’Égypte jusqu’en
Mésopotamie et en Perse, en passant par Israël. Bien entendu,
c’est une description religieuse. À l’époque, il
ne pouvait en être autrement. Le psaume a pour objet
l’exaltation de la “gloire de Dieu”, un Dieu ici
appelé “El”, d’un terme générique
commun aux différentes populations de cette région. Nous
trouvons, au centre de ce bref passage, l’exaltation du soleil, dont
le psalmiste nous dit cependant qu’il n’est pas Dieu, puisque
c’est “Dieu qui lui a dressé sa tente”. Nous avons
là une expression du sentiment religieux, dont on sait
qu’il est quasiment universel. |
La deuxième partie, par contre, a la dimension
particulière de la foi israélite en une structure presque
liturgique. Nous y trouvons sept fois le nom du Dieu d’Israël,
le nom donné à Moïse dans le buisson au seuil de
l’Exode : YHWH, qu’on prononce encore Yahvé ou Yahou. Le
psalmiste se sait et se reconnaît volontiers directement
concerné ; il se dit “serviteur” de Yahvé. Il a
une relation étroite et personnelle avec Lui, une relation
qu’il appelle “crainte de Yahvé” (synonyme de
foi), commandée par la Thora, la Loi. Et nous avons appris
qu’il y a là plus que le Décalogue. C’est encore
aujourd’hui toute la vie juive, explicitée dans les 613
commandements. Nous avons là affaire à la religion
particulière du peuple juif. On est passé du sentiment
religieux à l’expression précise de la foi, une foi qui
donnera naissance, à travers Jésus et Paul, au christianisme
en ses diverses confessions. |
Hominisation |
Je reprendrai cette démarche en
l’actualisant, me plaçant sous le signe de deux concepts,
issus tous deux du terme latin hominem (de homo : homme), l’hominisation et l’humanisation.
L’hominisation, c’est l’ensemble des processus par
lesquels l’espèce humaine s’est constituée
à partir de primates. Quant à l’humanisation,
c’est l’action d’humaniser et son résultat,
c’est-à-dire l’action de rendre plus civilisé,
plus sociable, voire de rendre moins dur, plus supportable. Il y a
là deux processus différents, deux dimensions de
l’humain, mais l’un ne va pas sans l’autre, un peu comme
dans le psaume 19 le sentiment religieux et la foi juive sont liés. |
À l’image du psalmiste, procédons
par ordre et commençons par l’hominisation. La
laïcité, qui caractérise notre vie française,
nous invite à ne pas confondre le registre de la connaissance avec
celui de la croyance. Plaçons-nous donc résolument sous le
signe de la connaissance. Que savons-nous aujourd’hui de
l’hominisation ? Certes, nos connaissances évoluent sans
cesse. Ainsi de récents articles de revues nous disent : on a
retrouvé le premier homme. Il a six millions d’années. Exit Lucy,
l’australopithèque, trop jeune avec ses trois millions et
demi d’années, en attendant que ce dernier venu cède la
place à plus anciens. Bref, cette trouvaille, due à des
français (sic !), Brigitte Sénut, du Muséum National
d’Histoire naturelle de Paris, et Martin Pickford, du Collège
de France, est celle d’un anthropoïde, auquel ils ont
donné le nom approprié de Millenium
ancestor. Je cite l’un des articles :
“Ces êtres — car il s’agit de plusieurs individus
— vieux de six millions d’années étaient
d’une modernité stupéfiante. L’humérus,
les fémurs et les dents caractérisent un pré-humain
omnivore, de la taille d’un chimpanzé (1,40 m), se
déplaçant au sol sur deux pattes”. Les deux
scientifiques doutent de trouver jamais l’ancêtre direct de
l’homme, mais ils espèrent pouvoir un jour prouver que les
caractères humains ont émergé dans ce groupe de
population. Cette année, ils reprendront leur enquête sur le
site — à quelque distance du Mont Kenya, sur la ligne de
faille du continent africain, dite la Rift
Valley — avec plus de moyens, plus de
temps. Eh bien ! Souhaitons-leur bonne chance. |
Soit. Il y a, en effet, de fortes raisons de penser que
l’humanité soit apparue dans cette région du globe au
cours d’un processus buissonnant, qui aura donné notre
espèce en ses multiples variantes, ainsi que les grands singes qui
subsistent encore aujourd’hui, gorilles, chimpanzés,
orang-outang, certains d’entre eux ayant un code
génétique proche du nôtre à 98,5%, et quelques
autres bestioles. Six millions d’années pour ce
spécimen donc. Et la Terre alors, d’où vient-elle ? |
On répond habituellement par le fameux Big Bang (en français, le
Grand Boum, mais l’expression fait moins chic). C’est
l’instant initial d’une infime faction de seconde —
si l’on peut dire — duquel naissent le temps, l’espace et
la matière. Un temps vieux de 8 à 15 milliards
d’années, selon les hypothèses — car là,
tout reste encore hypothétique, ce qui ne veut pas dire
invraisemblable — et un espace en constante expansion. Après
quoi, je vous épargne les différentes étapes que
connaît la matière jusqu’à la soupe primitive
dans laquelle, il y a 540 millions d’années, naît
le monde vivant : c’est la brusque apparition des premiers
ancêtres des grands groupes animaux sur une Terre alors
peuplée seulement de quelques espèces d’êtres
unicellulaires. Et cela couvre un bref intermède de quelques 40
millions d’années, au cours duquel s’organise le vivant.
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Tout se passe alors dans l’eau, dans la Grande
Mer, appelée encore “Panthalassa”. Puis les algues
produisent l’oxygène en décomposant le gaz carbonique,
et préparent la sortie de l’eau d’un animal courtaud et
robuste, au squelette et aux membres massifs, qu’on nomme
“Ichthyostega”, intermédiaire entre poisson et
lézard. Il y a de cela quelques 350 millions d’années.
Après quoi l’évolution s’accélère
et se diversifie. Nous y croisons les dinosaures, bien sûr, grands
consommateurs de verdure. Cela dure environ 200 millions
d’années et l’on s’achemine vers
l’ultime étape (à nos yeux), celle que nous connaissons
encore. |
Certains pensent, comme Pierre Teilhard-de-Chardin
— à l’encontre de Jacques Monod — que la vie
n’est pas le fruit du hasard mais d’une “intuition
cosmique”. Ce sont les tenants de la thèse anthropique. Ces
deux thèses opposées, celle du hasard et celle de la
finalité anthropique, continuent de s’affronter sous nos yeux
sans qu’il soit possible de les départager. À vrai
dire, elles reflètent des options quasi-religieuses,
négatives ou positives, de leurs partisans. Voici donc à
grands traits ce qu’on peut savoir aujourd’hui, d’une
connaissance sans cesse en évolution, parce qu’elle
intègre sans cesse de nouveaux apports. |
Mais ces quelques considérations sur l’hominisation seraient
insuffisantes si l’on omettait de signaler une conséquence essentielle
de l’évolution de l’homme ; je veux souligner là les modifications
consécutives à la station debout qui le caractérise, à savoir, entre
autres, celles de son crâne, plus exactement de sa boîte crânienne,
sans oublier les changements survenus jusque dans la configuration de
ses mâchoires. Certes, il s’agit, bien sûr, de l’augmentation de la
masse de son cerveau, mais aussi des modifications qui ont affecté la
glotte et la cavité buccale, et l’ont rendu apte à la parole. Car la
parole est la caractéristique de l’espèce humaine ; elle est sa
spécificité. Et il s’agit là de tout autre chose que du langage des
abeilles, par exemple, ou de tout autre manifestation de la
communication animale. L’homme devient un être de parole, capable de
nommer les objets de son environnement, les êtres qui l’entourent, ceux
qu’il affronte, et il se met à réfléchir à la mort qui l’attend, pour
se projeter dans l’avenir. |
Telle est l’hominisation, dont nous sommes issus.
Le spectacle nous en plonge à la fois dans
l’émerveillement et dans l’incertitude. Et ces deux
sentiments croissent en nous à mesure que nous en savons davantage,
car nos interrogations se mettent alors à prendre des dimensions
insoupçonnées. |
Humanisation |
Il est temps de regarder maintenant
l’humanisation, c’est-à-dire comment l’homme peut
devenir humain. D’une certaine manière, après avoir
scruté le passé, c’est tenter de discerner
l’avenir possible de l’humanité. Au seuil du
troisième millénaire de l’ère chrétienne,
ce n’est pas sans intérêt. |
Un fait domine le devenir de l’homme, au moins
depuis qu’on parle de l’homo sapiens — disons : depuis le paléolithique
inférieur et l’homme de Néanderthal, quelques deux cent
mille ans avant notre ère —, c’est ce qu’on
appelle le fait religieux. On trouve en effet dès cette
époque des rites funéraires très
généralisés. Autant dire que déjà
l’homme sait qu’il meurt. Il aspire à la survie et sans
doute y croit-il. Ce fait est général dans l’histoire
de l’humanité. On a pu croire à son effacement au cours
de la seconde moitié du XXe siècle à la faveur des progrès de
la science, mais il n’en est rien. Non seulement la science
elle-même devenait alors une sorte de religion, mais ceux-là
même qui proclamèrent la fin de la foi prêtèrent
la main à des entreprises qui aboutirent aux dictatures que
l’on sait, qui furent d’abominables religions laïques. Ce
qu’on appelle aujourd’hui le “retour du religieux”,
avec ses formes hétéroclites les plus contestables, a fait
justice de cette illusion. |
Religion. De quoi s’agit-il ? En quelques mots
seulement, pour dire un phénomène multiple et foisonnant :
l’homme prend conscience de sa finitude. Il sait qu’il
naît et qu’il meurt. Il sait aussi que sa vie est constamment
menacée et qu’il doit affronter la violence sous toutes ses
formes, celle de la nature, celle de ses semblables, voire celle
qu’il ressent au fond de lui-même. Il connaît la peur :
il a littéralement la peur au ventre. La crainte est sa
compagne permanente. Dès lors, il objective ses peurs et il
s’imagine qu’elles sont l’action d’êtres
malfaisants, qui lui veulent du mal et qu’il doit s’efforcer
d’amadouer. De là viennent les dieux, les rites sacrificiels,
les tabous et toutes les constructions religieuses qui les justifient.
À bien des égards, la religion est un langage pour dire la
vie ; la parole y tient en effet un rôle déterminant. La
religion est un phénomène humain : elle appartient à
l’humanisation. |
La Bible et les religions qu’elle
génère — on a coutume de nommer les trois
monothéismes qui en sont issus : le judaïsme, le christianisme
et l’islam — participent à ce phénomène,
à côté des autres religions que connaît
l’humanité. Elle s’y est inscrite relativement
récemment, à la faveur de l’invention de
l’écriture alphabétique précisément,
même si certaines des traditions qu’elle rapporte ont
connu auparavant une phase de transmission orale. Celles qui sont les plus
anciennes s’enracinent en Mésopotamie ; ses premiers textes,
tel le poème de Déborah (Juges 5) peuvent être
datés du XIIe siècle avant Jésus-Christ. Mais ces
traditions, poèmes et autres textes ont été
constamment lus et réécrits tout au long de l’histoire
d’Israël, comme ces pierres précieuses qu’on taille
pour finalement les enchâsser dans le reliquaire qu’on expose
à la vénération des croyants. Le long travail de la
formation du premier Testament s’est sans doute achevé au
Retour de l’Exil, aux Ve-IVe siècles avant notre ère, et le Nouveau Testament au
IIe siècle
après Jésus-Christ. Il y a, bien entendu, une religion
biblique aux formes diverses et successives. Mais ce n’est pas le
plus important. La foi chrétienne ne consiste pas à
substituer cette religion-là à toutes les autres. |
En fait, celui qui lit la Bible y découvre des
hommes et des femmes qui, chacun à leur manière et dans leur
culture propre, témoignent d’une rencontre qui a
bouleversé leur vie, leur a permis de surmonter leur peur et
d’accéder à la confiance et à la paix
intérieure, comme si cet intervenant mystérieux
s’était servi de leur propre langage pour se rendre proche
d’eux et même partager leur existence. Telle est, en
particulier, l’expérience de Moïse au buisson ardent :
“Je suis avec toi”, lui dit Dieu, avant de lui
révéler son nom : “Je suis qui je serai” (qui
sera retenu sous la forme YHWH, Yahvé ou Yahou). De même, dans
le Nouveau Testament, dominé par le message de la
Résurrection : “Et moi, je suis avec vous tous les jours
jusqu’à la fin des temps”. Le message de la Bible
— si j’ose cette simplification — c’est
l’acte par lequel, au cœur même de notre langage
d’homme, le Vivant (autre nom du Dieu de Moïse), le Christ
ressuscité — peut-on dire encore — vient nous confirmer
son intention d’être avec chacun de nous, au cœur
même de notre vie, par son Esprit. Pour autant, bien sûr, que
nous le désirions, que nous le croyons. Et ce gratuitement, afin que
notre existence, débarrassée de la peur, devienne vraiment
humaine, donnée à la liberté et à
l’amour. |
Quant à la religion, inévitablement il en
surgit une — et même plusieurs — avec leurs rites, leurs
doctrines, leurs théologies, leurs institutions, leurs cultures,
mais je dirais que tout cela est secondaire, non pas accessoire, certes,
mais susceptible d’être sans cesse réactualisé,
renouvelé, réformé, d’un terme que nous avons
justement retenu et qui doit rester notre mot d’ordre :
“réformé, toujours à réformer”. |
L’humanisation, fille de l’interpellation |
Nous voici parvenus au terme de cette réflexion.
Elle nous a fait, d’un coup d’œil, prendre la mesure de la
destinée humaine. |
Ce parcours a sans doute fait surgir en chacun de nous
bien des questions, qui restent irrésolues. On eut pu imaginer
d’autres parcours, mais on n’eut pas manqué d’y
rencontrer les faits, que nous avons rapportés, en premier lieu
ceux qui constituent l’hominisation, ces processus par lesquels
l’espèce humaine s’est constituée. |
Les sciences humaines — comme on les appelle
— s’efforcent d’en préciser les étapes. Il
ne faut pas les ignorer sous peine de sombrer dans l’obscurantisme
des fondamentalistes et dans l’aliénation. Mais il faut
aussi prendre conscience qu’aucune science ne détient le
secret de la vie, que chacun a à vivre. Si nous sommes venus
à la parole, c’est sans doute pour nommer les choses et les
êtres qui nous entourent, mais c’est aussi pour interpeller
ceux que nous croisons, et leur répondre ; c’est encore pour
nous laisser nous-mêmes rejoindre, au cœur-même de notre
langage, par Celui qui est Parole, afin d’en vivre. |
L’humanisation procède de ces dialogues ;
elle est la fille de l’interpellation. Elle est donc de notre
responsabilité. Et cela fait de nous, de chacun de nous, des
artisans de l’humanité à venir, comme en une
véritable création continue, dont le Christ, esprit qui
donne la vie, est à la fois le modèle et l’architecte. |
(Ce texte a été écrit en 2001. L’auteur est décédé en 2013 à l'âge de 86 ans.) |
Note du copiste : j'adhère totalement à tout ce que ce texte décrit, démontre ou suggére! JMSaglio 10/01/2020 |