L'ARTICLE DE L'ASTRONAUTE No.4 - Février 1998



L'ECHANTILLON LUNAIRE (APOLLO 15)
DE LA CITE DE L'ESPACE DE TOULOUSE

Première partie:

SUR LA LUNE AVEC SCOTT ET IRWIN

Par Serge Chevrel, Association Apollo25

Cet article est dédié
à la mémoire de
James B. IRWIN
(1930-1991).


Dimanche 1er Août 1971, 15:50 TU (1): Dave Scott et James Irwin sont en route, à bord du rover lunaire (LRV), vers leur prochain arrêt qui est le cratère Dune. Le rover descend la pente raide du flanc nord du Mont Hadley Delta, flanc surlequel ils viennent de faire une excursion près du cratère Spur (Station 7). Dave Scott, qui est aux commandes du véhicule, se concentre sur le chemin à suivre (Cliquez pour voir la CARTE complète du site d'alunissage d'Apollo15).
Le terrain est accidenté, mais la difficulté vient surtout du fait que la plupart du temps ils roulent avec le soleil dans le dos, et que dans de telles conditions d'éclairement la surface lunaire apparaît très brillante. C'est comme lorsqu'on observe la surface lunaire au moment de la Pleine Lune: la surface réfléchit le maximum de lumière vers l'observateur, les ombres sont très limitées et de ce fait le relief apparaît très difficilement.

Lors de l'arrêt au cratère Spur, la vue qui s'offrait à Scott et Irwin était à couper le souffle. Depuis une hauteur d'environ 60 m au dessus de l'endroit où ils avaient aluni, ils pouvaient voir le LM, distant de 5 km, perdu dans une vaste plaine, avec en fond le grand cratère Pluton (800 m de diamètre), et en avant plan, le cratère Dune, vers lequel ils se dirigent actuellement. Une très belle photographie (ci-contre, AS15-84-11324. Cherchez bien le LM!!) prise par Scott avec un téléobjectif de 500 mm rend bien compte de ce magnifique panorama.

Pourtant, tandis qu'ils se trouvaient à la station 7, ils avaient à peine gravi les hauteurs du Mont Hadley dont le sommet culmine à 3300 mètres. Au moment de la manoeuvre du "pitchover" (2) lors de la descente vers la "Base de Hadley", comme l'avait appelée Scott, le Module Lunaire (LM) Falcon de Apollo 15 se trouvait déjà au dessous du niveau des sommets des montagnes environnantes. L'alunissage avait donc été un peu risqué, surtout qu'en avant de la trajectoire de descente du LM, se trouvait la faille de Hadley, une entaille de plus de 1500 m de large et de 350 m de profondeur dans la plaine... (3)

Mais ce risque valait la peine car au cours de cette deuxième marche lunaire de Scott et Irwin, le site choisi pour cette première mission lunaire véritablement à but scientifique, est en train de se révéler passionnant sur le plan géologique. En effet, lors de l'arrêt précédent de 49 minutes au cratère Spur, les deux astronautes ont vécu des moments intenses avec la découverte de roches très anciennes provenant de la croûte lunaire originelle. C'est là qu'ils ont récolté la célèbre roche dite de la "Genèse", vieille de 4.15 milliards d'années (échantillon 15415, photo ci-contre).

Quelques minutes plus tard, toujours près du cratère Spur, ils ont trouvé une brèche (4) "noire et blanche" dont les constituants sont représentés par du basalte et des roches cristallines de la croûte. Cette brèche de 1.22 kg (échantillon 15445) représente une trouvaille importante car il s'agit d'une roche témoin du gigantesque impact qui a créé le bassin Imbrium il y a 3.86 milliards d'années. Dater de façon absolue cet événement important dans l'histoire de la Lune était capital pour les "géologues lunaires". C'est en partie pour cette raison que l'on avait choisi ce site d'alunissage. En quelques minutes Scott et Irwin venaient d'apporter une contribution importante à la "science lunaire". Mais lors d'une marche lunaire, les astronautes n'ont jamais le temps de s'attarder et de réfléchir aux événements qui viennent de se passer, aussi grands soient-ils.
Ils se concentrent exclusivement sur le moment présent. Lors de chaque mission, la durée du séjour sur la Lune est si courte qu'elle doit être rentabilisée au maximum. En cet instant, toute l'attention de Scott est portée à la conduite du rover qui évolue dans un terrain pentu (pente de 8 à 10) et relativement accidenté. Scott pense aussi à tout ce qu'il leur reste encore à faire d'important dans la seconde moitié de cette EVA, qui a débuté maintenant depuis presque 4 heures. En effet, outre l'arrêt au cratère Dune, il reste à terminer le forage (commencé la veille à la fin de la première EVA et qui leur a posé quelques difficultés) pour l'expérience de mesure du flux de chaleur provenant de l'intérieur de la Lune, à conduire des expériences sur le comportement mécanique du sol lunaire, à creuser une tranchée dans le régolithe, et plein d'autres petits travaux comme planter le drapeau américain...

Tout en manoeuvrant le rover, Scott essaye avec Irwin de repérer le cratère Dune. Ce cratère correspond en fait à l'arrêt numéro 4 (Station 4) qui avait été sauté au moment du trajet aller vers Hadley Delta et gardé en réserve pour le retour (l'arrêt 4 intervient ainsi après l'arrêt 7). A présent, ils descendent la pente directement, et non plus en biais comme tout à l'heure. Le soleil est en oblique par rapport à la direction choisie, ce qui rend plus facile la détection des objets en surface. Ils aperçoivent au loin ce qu'ils pensent être le rebord du cratère Dune, mais depuis le sol le relief apparaît si tourmenté, qu'ils n'en sont pas sûrs.

L'astronaute James Irwin, mission Apollo 15

Ils naviguent aux coordonnées fournies par leur ordinateur de bord. Mais, tout à coup, ils retrouvent les traces du rover laissées dans le sol lunaire lors du trajet aller, en direction du front Hadley Delta.
- Scott: Traces du rover !
- Irwin: On va juste suivre les traces, hein ?
- Scott: Oui, il y a des chances.
- Irwin: Jusqu'à Dune. Oui.
- Allen (5): Ca parait parfait. (pause)
- Scott: On sait qu'il s'agit d'une route plutôt bonne.
- Irwin: Ouais. Depuis cinq minutes, les deux astronautes ont atteint le pied du Mont Hadley Delta. Ils roulent maintenant dans la plaine ou ils doivent encore n égocier quelques passages délicats. En effet, la surface comporte ici davantage de cratères que sur les pentes de Hadley Delta. Ces cratères sont aussi plus profonds, donc à éviter absolument. Le paysage est magnifique, et soudain Irwin aperçoit au loin le Module Lunaire (LM) Falcon qui est pourtant distant de 3.9 km. Leur syst ème de navigation, ainsi que les traces laiss ées à l'aller, les conduisent tout droit sur le point choisi pour l'arrêt 4 (Station 4), c'est à dire le rempart sud du cratère Dune qu'ils vont atteindre d'ici 4 minutes. Houston indique aux deux astronautes qu'ils peuvent choisir de s'arrêter à un emplacement éventuellement plus propice que celui initialement prévu. C'est à eux de juger et de décider, ils sont les maîtres à bord. Dans cette zone, on veut juste récupérer des échantillons documentés ou un "rake sample" (des éléments du sol lunaire prélevés à l'aide d'un outil ressemblant à un râteau). On a programmé un arrêt relativement court, une dizaine de minutes à peine. Dune est un cratère de 460 m de diamètre qui appartient à un groupe de cratères d'impact, appelé le "South Cluster" (le "Groupe du sud"). Crescent et Arrowhead sont deux cratères plus importants que Dune, appartenant à ce groupe. D'après les géologues, ce Groupe correspondrait aux cratères secondaires de l'impact ayant formé le cratère Aristillus ou Autolycus (respectivement de 55 et 39 km de diamètre) situés à 150 et 250 km au nord de Palus Putredinis.
Au fur et à mesure qu'ils approchent de Dune, la concentration de roches présentes en surface augmente. Scott suit les traces de roues laiss eacute;es à l'aller, mais il s'en écarte parfois pour suivre un chemin qui lui parait plus direct ou plus facile. Tandis que Irwin converse avec Houston à propos d'un problème mécanique qu'il rencontre avec son appareil photographique, Scott a repéré un site intéressant et il stoppe le rover. Il est 16:03 TU. Ils ont parcouru 8.9 km depuis le début de l'EVA et ils sont à environ 3.4 km du LM. En fait, ils se trouvent pratiquement au point initialement prévu pour la Station 4. Scott s'est arrêté à une quarantaine de m ètres de la bordure sud du cratère Dune, à un endroit ou le bord du cratère est recoupé par un autre crat egrave;re de 100 m de diamètre. Les deux astronautes prennent le matériel nécessaire pour échantillonner, mais étant donné le temps trop court qui est imparti pour cet arrêt, ils décident de laisser le "râteau" destiné à prélever le "rake sample". C'est à pied qu'ils s'avancent vers Dune. Ils marquent cependant un premier arrêt à 10 m du rover.
Irwin réalise une photographie panoramique (photos AS15-90-12237 à 12248), qu'il ne peut d'ailleurs terminer car son appareil photo s'arrête de fonctionner, le système d'avancement du film s'étant enrayé.

Cliquez sur l'icone pour avoir le PANORAMA du site montrant le cratère Dune (Photo assemblée par David Harland, NASA).

Cette très belle panoramique montre bien le cratère Dune avec en toile de fond au nord-est le Mont Hadley (à ne pas confondre avec le Mont Hadley Delta, au sud, et qui se trouve derrière eux). Pendant ce temps, toujours à proximité du rover, Scott prend des photographies d'une zone qu'ils vont échantillonner, ceci avant que la surface originelle ne soit perturbée ou même détruite (par le prélèvement des échantillons, par les traces de pas, etc.). Il s'agit des photos AS15-87-11759, AS15-87-11760 , et 11761 , qui montrent l'emplacement des échantillons 15470 à 15476 et 15495 avant leur prélèvement. Ces échantillons, qui sont du sol et des basaltes, sont placés individuellement dans des sacs, eux mêmes placés dans le SCB (Sample Collection Bag) de Scott (SCB numéro 5). Alors que le dernier échantillon est emballé, ils aperçoivent à une trentaine de m ètres de l'endroit ou ils sont, un gros bloc rocheux isolé situé juste sur le bord de Dune. Ce bloc, qu'ils décident aussitôt d'aller voir de plus près, est bien visible sur une des photographies (la photo AS15-90-12242) de la panoramique réalis ée par Irwin un instant plus tôt.
- Scott: Okay. Mets ça dans mon sac. Allons en ramasser un ou deux de plus.
- Irwin: Sur le grand (rocher) gris à ta droite avec de grandes vésicules à l'intérieur.
- Scott: Ouais, ce gros rocher. Ouais !
- Scott: ... Allons y. (Pause). Grandes vésicules. Oh, regarde le plagioclase là! Regarde un peu ces cristaux, Jim. C'est magnifique. Whooo ! Les vésicules dans ce rocher doivent avoir 5 à 7 cm ...
Arrivé près du bloc, Scott prend toute une série de photographies rapprochées de sa surface (photo ci-dessous et AS15-87-11765 à 11774). Ce bloc rocheux a vraiment impressionné les deux astronautes.

Plus tard, lors d'un dé-briefing, Scott dira que c'est le plus gros bloc qu'ils ont vu à la surface de la lune au cours des trois EVA's. Ses dimensions sont 2 (hauteur) x 1 (longueur) x 0.5 m. Il s'agit d'un bloc de basalte présentant de grandes vésicules arrondies, c'est à dire des "trous" laissés lors du d égazage durant le refroidissement de la roche à la surface ou en subsurface. Sur l'une des faces, les vésicules ont une taille avoisinant 8 cm... A la surface assez sombre du bloc, là ou il n'y a pas trop de poussière lunaire déposée, Scott aperçoit à l'oeil nu des cristaux de plagioclase (un minéral de la famille des feldspaths) d'un centimètre de long et d'un millimètre ou plus d'épaisseur. Il aperçoit également des cristaux de couleur brun foncé et de forme prismatique qui sont du pyroxène.

D'après le diamètre du cratère Dune, il a été estimé que ce bloc proviendrait d'une couche de lave basaltique située initialement à environ 90 mètres de profondeur (il a été excavé et déposé en surface à la faveur de l'impact ayant créé Dune).
- Irwin: Eh gars, c'est vraiment beau.
- Scott: Ca l'est vraiment, n'est ce pas ?
- Irwin: Tu vas essayer d'en casser un morceau, par là ?
- Scott: Ouais.
- Irwin: Ca devrait venir (le morceau) assez facilement.
Secondé par Irwin, Scott prélève tout d'abord à l'aide d'un marteau deux échantillons (15485 et 15486), respectivement de 104.9 et 46.8 g, provenant d'un endroit situé à peu près à mi-hauteur sur le bloc. Puis sans perdre de temps, il attaque, toujours au marteau, la partie supérieure du bloc. Il est 16:12 TU lorsqu'il détache un échantillon du bloc. Cet échantillon de basalte, portant le numéro 15499, a une taille de 17 x 15 x 8 cm et pèse 2024 g. On peut voir l'endroit exact ou il a été prélevé sur la photographie AS15-87-11768. C'est un fragment de 163.439 g de cet échantillon 15499 qui sera présenté à la Cit é de l'espace de Toulouse ! Cet échantillon lunaire porte le numéro 15499,10 (le chiffre 10 après la virgule indique qu'il s'agit du dixième fragment qui a été prélevé sur l'échantillon original). Le prélèvement de l'échantillon 15499 a été relativement rapide: il a suffit de quelques coups de marteau pour qu'il se détache, suivant une fracture préexistante dans le bloc. Aussitôt que Scott et Irwin ont leur trois échantillons en main, ils s'occupent de leur rangement. Les deux échantillons 15485 et 15486 sont mis dans un sac (le numéro 204) qui est lui m ême placé dans le SCB. L'échantillon 15499 est quant à lui trop gros pour rentrer dans un sac! Les deux astronautes décident de le placer tel quel, c'est à dire en vrac, dans le SCB de Scott... En fait, l'échantillon 15499 possède le record de taille de tous les échantillons prélevés au marteau sur des blocs au cours des missions lunaires...
- Scott; Ce n'est pas beaucoup pour Dune, mais je pense que c'est représentatif.
- Allen: Okay. Et on est prêts à repartir.
Suite à cet échantillonnage, les deux astronautes ne s'attardent plus sur ce site.
C'est à foulées rapides qu'ils retournent vers le rover. A 16:19 TU, ils ont bouclé leurs ceintures de sécurité, et ils se mettent en route vers le LM ou ils arriveront 23 minutes plus tard. L'arrêt au cratère Dune aura duré 17 minutes sur les 10 prévues.

À SUIVRE
dans le numéro 5
de l'Astronaute


L'astronaute David Scott, mission Apollo 15


NOTES:

(1) Ajouter une heure pour avoir l'heure légale en France en 1971.
(2) Manoeuvre au cours de laquelle le LM, dans la phase finale d'approche, se place à la verticale par rapport à la surface lunaire, et avec les hublots dirigés vers l'avant (dans le sens de la marche). Cette manoeuvre s'est effectuée vers 2700 m d'altitude.
(3) Le LM de la mission Apollo 15 s'est posé le 30 juillet 1971 à 22:16 TU dans Palus Putredinus, par 26.08 de latitude nord et 3.66 de longitude est. A son bord, se trouvaient le commandant de la mission (CDR) David Randolph Scott (39 ans) et le pilote du LM (LMP) James Benson Irwin (41 ans).
Le troisième membre de l'équipage, resté en orbite autour de la lune à bord du CSM, était Alfred Merrill Worden (39 ans).
(4) Une brèche est constituée d'un ensemble de fragments de roches préexistantes qui peuvent être du même type (brèche monomictique) ou de types très différents (brèche polymictique). Sur la Lune, ces fragments de roches sont produits par des impacts de météorites qui cassent les roches originelles. Au cours de ces mêmes impacts, les fragments sont ressoudés (recimentés) entre eux par des produits de fusion. Les brèches résultent donc du jeu répété de ces deux mécanismes: cassage et "recollage" de morceaux de roches préexistantes. On les trouve en abondance dans les terrains très anciens de la Lune, qui ont subit des impacts pendant de grandes durées de temps, c'est à dire au niveau des "highlands" (continents) lunaires.
(5) Joseph P. Allen a été le "capcom" de service pendant les trois marches lunaires (EVA: Extravehicular Activity) de la mission Apollo 15. Le capcom est la seule personne autorisée à converser avec les astronautes tout au long de la mission (c'est encore le cas actuellement). Il fait obligatoirement parti du corps des astronautes, même s'il n'a pas encore volé, ce qui était le cas de Allen au moment de Apollo 15. Allen a volé à bord de la navette spatiale en novembre 1982 (STS-5) et en novembre 1984 (STS-14).


REFERENCES:

Lunar Sample Information Catalog, Apollo 15, NASA, Lunar Receiving Laboratory, Manned Spacecraft Center* publication MSC 03209), Houston, Texas, November 1971. (*actuel Lyndon Johnson Space Center: JSC)
Lunar Sourcebook, G. Heiken, D. Vaniman and B. French (Eds), Cambridge University Press, 1991.
Apollo 15 Preliminary Science Report, NASA SP-289, National Aeronautics and Space Administration, Washington, D.C., 1972.
To a Rocky Moon, A Geologist's History of Lunar Exploration, Don E. Wilhelms, The University of Arizona Press, Tucson, 1993.
To the mountains of the Moon, Kenneth F. Weaver, National Geographic, Vol. 141, No. 2, p. 230-265, 1972.
On the Moon with Apollo 15, Gene Simmons, NASA, 1971.
The geology of terrestrial planets, Michael H. Carr, Ed, NASA SP-469, 1984.

Apollo 15 Lunar Surface Journal, Eric M. Jones, 1996.


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