L'ARTICLE DE L'ASTRONAUTE No.8 - Décembre 1998



S'IL TE PLAÎT, DESSINE-MOI UNE FUSÉE
Première partie: Comment ça marche, une fusée?

Par Yves Gourinat, Association Apollo25



- Pourquoi me poses-tu cette question ?
- Parce que tu es un aviateur dans le désert. La fusée, le moteur fusée, c'est vraiment le coursier du désert, car c'est le seul moyen de locomotion qui ne s'appuie sur rien.
- En effet, et c'est là une leçon du désert et de l'Espace, ne pas toujours compter sur les autres pour te pousser.
- J'ai demandé aux grandes personnes de m'expliquer comment cela marche, ce moteur. Mais ils m'ont répondu par des équations, je n'ai pas bien compris, alors toi dessine-moi une fusée.
- Es-tu prêt à revoir ce que tu crois connaître, mais avec les yeux du désert ?
- Si je t'ai trouvé ici, c'est justement parce que mes yeux sont la source du désert.
- Tout commence avec la matière, la masse, l'inertie, que Newton a énoncée. Ses lois pilotent d'ailleurs aujourd'hui tous les véhicules spatiaux. L'inertie donc, dit simplement qu'un système abandonné à lui-même, sans force extérieure, conserve sa vitesse globalement. Cette notion de vitesse est à l'origine de bien des choses. La vitesse est la condition du vol spatial, du vol d'un avion, de l'ambulation dynamique. C'est une leçon de la nature et de la vie : l'immobilité (l'immobilisme...) c'est la mort.

Satellite sur son orbite:
S'il n'y avait que le poids (satellite immobile), le satellite tomberait selon une droite verticale; s'il n'y avait que la vitesse (sans poids, donc sans la Terre), il continuerait au contraire horizontalement, tout droit.

En orbite, le satellite est en chute libre continue autour de la Terre: le poids incurve la trajectoire, et du fait de la vitesse, le satellite est soumis sur cette trajectoire courbée à une force d'inertie vers l'extérieur (force centrifuge, que nous ressentons par exemple en voiture vers l'extérieur des virages, puisque la voiture, comme le satellite, a tendance à aller tout droit, alors qu'on l'oblige à tourner.). C'est l'équilibre entre le poids et la force d'inertie centrifuge qui induit le vol spatial (balistique ou orbital).

Profil d'une aile:
Les molecules d'air se comportent comme le satellite: elles suivent la courbure du dessus (extrados) car elles ont tendance à glisser le long de la paroi (effet Coanda).

Comme la voiture, elles sont tirées vers l'extérieur du virage, c'est à dire qu'elles aspirent le profil vers le haut. C'est la portance, qui fait voler l'avion.

Course:
Le coureur est en chute libre vers l'avant, lui aussi, par segments. Même la marche est fondée sur une chute libre vers l'avant.

- Mais quel rapport avec la propulsion fusée ?
- Tu vas voir, il est direct. L'inertie nous dit explicitement que tout système abandonné immobile conserve lui aussi sa vitesse, c'est à dire que son centre reste immobile s'il l'est initialement (et qu'aucune influence extérieure ne vient le pousser).
Ainsi, si je suis sur un bateau supposé sans frottement, et que je jette une pierre, l'énergie que j'ai donné pour cela fera reculer le bateau (avec moi dedans), car le centre de l'ensemble reste fixe. C'est cette matière éjectée avec force qui me propulse, en m'appuyant en quelque sorte sur l'inertie du caillou (comme le satellite s'appuie sur sa propre inertie pour rester en l'air...).
Je ne m'appuie sur rien d'autre que l'inertie de la pierre elle-même, en la perdant.

- Ainsi, c'est en donnant, en acceptant de perdre de la matière que l'on avance, s'élève et grandit.
- Oui, c'est une des leçons du désert. De plus, c'est l'intégration des accélérations que j'ai données à ma pierre, c'est à dire finalement la vitesse à laquelle je l'ai éjectée qui crée le mouvement final du bateau. Ainsi, plus je serai capable de la lancer vite, et plus (à masse de pierre égale) elle "poussera" le bateau.
- Alors, la fusée, comment marche-t-elle ?
- Il s'agit de créer un flux continu de matière à grande vitesse. On y parvient en apprivoisant une bombe, une explosion domestiquée. Une fusée classique comprend tout d'abord une chambre de combustion, fournaise dans laquelle par combustion (oxydation, il faut donc un oxydant et un réducteur) on crée de l'enthalpie.
- Qu'est ce que c'est que cette bête-là?
- Ce n'est pas une bête, c'est tout simplement une forme enfermée d'énergie. C'est en fait l'association de la pression et de la température. La température, c'est l'agitation des molécules à grande vitesse, mais de manière chaotique, désordonnée. La pression garantit simplement la densité de la matière (donc aussi la densité d'énergie d'agitation).

Il est en effet facile de créer de la température sous faible densité (quelques molécules à grande vitesse), ou de la pression seule, mais l'association des deux, qui s'appelle l'enthalpie, ne peut en fait résulter que d'une combustion, une explosion continue. Typiquement, il s'agit de confiner sous quelques dizaines d'atmosphères (la pression atmosphérique que nous connaissons ici) un mélange porté à quelques milliers de degrés (Kelvin ou Centigrades, cela ne change plus grand-chose...). Cette explosion dans tous les sens, il faut maintenant canaliser son énergie, l'orienter qualitativement et quantitativement. C'est le rôle de la tuyère.

- Cela signifie qu'après s'être agité en tous sens, il faut ensemble tirer dans la même direction.
- Oui, c'est encore une leçon de la propulsion.

La tuyère oriente le jet (puisque c'est la seule issue de la chambre de combustion) et canalise son énergie selon un processus ingénieux mis en évidence par de Laval.
Il y a d'abord un mouvement convergent, à vitesse générale (je ne parle pas de l'agitation) encore relativement lente, c'est à dire subsonique (inférieure à la vitesse de propagation des ondes de compression dans le fluide). Dans ce régime "classique", la section de sortie diminuant, le fluide accélère (ce que l'on voit très bien lorsqu'on pince un tuyau d'arrosage: le jet est plus étroit mais plus rapide).
Si la pression dans la chambre est suffisante (il faut quelques atmosphères), on atteint la vitesse du son au col (la section la plus étroite).
Alors, il se produit un phénomène étrange, exploité justement par de Laval, qui a placé un divergent après le col.

En écoulement supersonique, un élargissement de section (ce qui est bien le cas dans un divergent) fait augmenter la vitesse (alors que c'était le contraire en subsonique). Il s'agit simplement d'une détente supersonique : le fluide rend une partie de son énergie de compression sous forme de vitesse additionnelle. C'est un peu comme sur une autoroute, lorsqu'on passe de une à quatre voies : les conducteurs accélèrent.

À la sortie, le gaz atteint des vitesses prodigieuses (plusieurs km/s, ce sont des vitesses spatiales...). C'est bien ce que l'on cherchait. En outre, il est redescendu à une pression très faible. On s'arrange pour que cette pression résiduelle soit très proche de la pression extérieure (lorsque la fusée est en haute atmosphère, on aura donc quelques % de la pression atmosphérique usuelle au niveau de la mer, et presque zéro lorsque la fusée est dans l'espace). La tuyère est alors dite adaptée, et c'est là qu'elle fonctionne le mieux (le flux est naturel, car la chute naturelle de pression l'amène spontanément à la pression extérieure). Cette adaptation dépend du rapport entre la section de col et la section de sortie.


On peut donc être amené à réaliser des tuyères à section de sortie variable, s'agrandissant pour que la tuyère reste adaptée au fur et à mesure que la pression extérieure diminue (au fur et à mesure que la fusée s'élève). On montre en outre que, pour une tuyère adaptée, plus la pression extérieure est basse, plus la vitesse d'éjection finale est grande. Donc, non seulement la fusée est le seul moteur opérationnel fonctionnant dans le vide, mais c'est même dans le vide qu'elle est le plus efficace.

Elle ne s'appuie en rien sur l'air, au contraire, ni même sur le sol au moment du décollage. La seule rétroactivité fusée-sol est ce qu'on peut appeler un "effet de sol" aux premiers instants du décollage, qui est en réalité une onde de compression qui se réfléchit sur le sol, et qui a surtout des effets dangereux (acoustiques notamment) plutôt que bénéfiques. D'ailleurs, pour l'éviter, les Russes tirent au dessus d'une immense cavité (le lanceur est suspendu, au décollage), et les Américains déversent en général des dizaines de tonnes d'eau sous la Navette pour éviter justement la réflexion...

Naturellement, il faut alimenter la chambre de combustion en ergols. On utilise pour cela des turbopompes, fonctionnant selon un cycle séparé ou mieux, prélevant une partie des ergols eux-mêmes et tournant sur leur combustion. La puissance des pompes est colossale : de l'ordre de quelques milliers de chevaux (à noter toutefois que la puissance de combustion de la chambre est de l'ordre du million de chevaux...).
- Y a-t-il des moteurs sans pompes ?
- Oui, les moteurs à poudre. Ils fonctionnent exactement selon le même principe, sauf que les ergols (comburant et combustible) sont déjà mélangés en un bloc. La chambre de combustion est centrale, le front de combustion gagnant petit à petit la périphérie. Le canal central a une section en forme d'étoile, pour régler dans le temps la surface de combustion, et en plus légèrement conique pour prévenir l'érosion différentielle.
- J'ai l'impression que tout cela semble simple dans le principe, mais compliqué dans la réalité.
- Oui, il y a énormément de difficultés : le refroidissement, la stabilité, le pilotage, les espoirs des nouvelles technologies,... Reviens demain à la même heure, nous en parlerons. À demain.

Deuxième partie: Pourquoi est-ce si difficile?

Yves Gourinat est professeur de mécanique et de techniques spatiales à l'Ecole Nationale Supérieure d'Ingénieurs de Constructions Aéronautiques de Toulouse (ENSICA). Il est aussi le président de l'association Terre et Espace (cf. L'Astronaute numéro 6, p16)


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