La découverte de JANUS
dixième satellite de Saturne

Audouin DOLLFUS

 

 

Le vendredi 4 mars 1994, le professeur Dollfus donnait à Gennevilliers une conférence sur sa découverte du satellite Janus.
L'événement se déroulait devant une centaine de personnes réunies dans l'auditorium de l'École de Musique Edgar Varèse. Le public, très vite conquis par les talents de conteur du conférencier, eut ensuite le loisir de l'interroger longuement.

" Quand j'ai commencé l'astronomie, il y a en gros cinquante ans, on connaissait neuf satellites de Saturne : Titan, Téthys, Dioné, Rhéa, Japet, Mimas, Encelade, Hypérion et Phoébé.

" Le premier et le plus gros, Titan, a été découvert en 1655 par Huygens, un Hollandais. Il a fallu attendre 16 ans pour que quatre autres satellites soient découverts par Cassini, ensuite 120 ans pour qu'on trouve un sixième satellite et un septième, par Herschel ; ensuite, il fallut attendre encore 59 ans avant que Bond découvre Hypérion en 1848 ; puis 50 ans pour que Pickering découvre Phoébé, en 1898. Ensuite, pendant 68 ans, il n'y a plus eu aucune découverte jusqu'à ce que Janus tombe dans le champ de mon télescope. On voit donc qu'à cette époque la découverte de satellites était quelque chose d'assez rare.

" Comment les choses se sont-elles passées ? Quand on observe Saturne dans un grand télescope, on voit le disque de la planète, bien sûr, et l'anneau. L'anneau paraît uniforme, mais divisé en deux parties, l'anneau interne puis un anneau externe un peu moins lumineux avec, entre les deux, une division sombre qu'on appelle la division de Cassini, du nom de son découvreur.

" Mais on avait entendu dire qu'il pouvait exister dans l'anneau des divisions plus faibles que la division de Cassini. Cela était assez controversé : certains croyaient avoir constaté qu'il y avait des divisions du côté extérieur, d'autres en avaient vu à l'intérieur... Et je me suis posé comme problème, dans les années cinquante, d'essayer d'observer Saturne avec le grossissement d'une lunette très puissante, pour essayer de voir ou de découvrir d'autres divisions dans l'anneau.

" Pour cela, j'ai eu de la chance : c'était l'époque où le grand astronome, qui a été mon maître, Bernard Lyot, l'inventeur du coronographe réalisant des éclipses artificielles, travaillait au Pic du Midi. Il avait remarqué que le site de l'observatoire était exceptionnel pour la qualité, la finesse et la stabilité des images télescopiques. Il avait donc installé là-haut une lunette permettant un grossissement beaucoup plus fort que partout ailleurs dans le monde, qui permettrait de voir et d'examiner les planètes plus proches. Et Lyot m'a conseillé de faire usage de ces installations uniques au monde.

" A l'époque, le seul moyen d'accès à l'Observatoire du Pic du Midi était... les skis et il fallait sept heures pour monter ! Arrivé dans cet endroit magique, on découvrait la coupole où se trouvait cette lunette exceptionnelle qui, malgré un air de bricolage, était en fait un instrument extraordinairement élaboré, la seule lunette qui, à l'époque, permettait de voir les planètes avec un grossissement de près de mille fois !

" Et quand on regardait Saturne avec un tel instrument, on découvrait qu'il y avait dans l'anneau non seulement la division de Cassini, mais encore trois autres divisions ici, une autre là, et si on grossissait plus, si on profitait des nuits exceptionnelles, si on tirait tout le parti de cette lunette, on en voyait une dizaine. Nous savons, maintenant que les sondes spatiales ont confirmé tout cela, qu'il y a non pas une dizaine mais des centaines de divisions. Mais à l'époque c'était bien nouveau !

" Une fois que tout cela était vu, un autre problème était de mesurer avec soin la position de ces divisions. C'était un travail difficile et délicat, avec des micromètres, que de déterminer exactement leur emplacement dans l'anneau. Lorsque ceci a été fait, on a cherché à interpréter l'existence de ces divisions.

" À quoi étaient-elles dues ? Il y avait une hypothèse : à l'époque, on pensait déjà que l'anneau n'était pas un disque uniforme, mais un brouillard de petits corps gravitant autour de Saturne. Bien qu'ils n'aient pas pu être vus individuellement, on imaginait une myriade de petits corps gravitant dans un plan. À ce moment-là, il se passe une chose curieuse : des satellites tournent autour de la planète ; et les petits corps qui constituent l'anneau - et qui sont plus proches de la planète - tournent aussi, mais par conséquent plus vite. Et, à certaines distances, certaines orbites tombent en résonance.

" Cela veut dire que lorsqu'un satellite fait un tour complet, les particules dans l'anneau vont faire jusqu'à plusieurs tours, puisqu'elles sont plus proches et qu'elles tournent plus vite. Et il y a des distances bien définies où ces corps auront accompli exactement deux tours, ou exactement trois tours… Les perturbations mutuelles, à ces distances privilégiées qui sont des sous-multiples de la période du satellite, vont s'additionner et ces actions perturbatrices vont éjecter les particules. C'est ainsi que la division de Cassini, par exemple, est produite par le satellite Mimas qui, par perturbation, éjecte les petits corps à une distance bien précise qui correspond à la moitié de sa période de révolution.

" L'idée était alors que les autres divisions pouvaient être expliquées par des perturbations dues à d'autres satellites. Certaines d'entre elles correspondaient bien à des satellites, mais il y en avait qui ne correspondaient à rien. On pouvait donc imaginer qu'il y aurait au moins un satellite inconnu, manifestant sa présence par des divisions dans l'anneau, mais qui avait pu, pour une raison ou une autre, échapper aux observations télescopiques.

" En regardant la chose de près, j'ai constaté que si un satellite avait pu échapper aux observations et s'il était responsable de ces divisions, alors il fallait qu'il soit très proche du rebord extérieur de l'anneau, qu'il gravite juste contre celui-ci, tellement proche qu'il ait pu échapper aux observations parce qu'on l'aurait confondu avec le bord de l'anneau. Se posait la question de savoir si on pouvait l'observer quand même : ce n'était pas facile, ayant échappé à toutes les observations antérieures !

" En réfléchissant, peut-être y avait-t-il des circonstances plus favorables que d'autres pour essayer de déceler ce satellite dont j'avais prévu l'existence. L'anneau est évidemment très brillant et un éventuel satellite proche de son rebord est noyé dans la lumière qu'il diffuse. Mais l'anneau, vu de la Terre, se balance : il y a des moments où on voit une face, d'autres moments où on voit l'autre face ; il oscille et, tous les 14 ans, la Terre passe par le plan de l'anneau. Celui-ci est alors vu exactement de profil, mince comme une feuille de papier qu'on verrait par la tranche. Et l'anneau va pratiquement disparaître. Mais le satellite, lui, s'il existe, va persister et, à ce moment-là, on peut avoir une chance de l'observer.

" Le problème est que cela ne se produit qu'une fois tous les 14 ans et que la période favorable ne dure que trois ou quatre jours. Le prochain passage de la Terre dans le plan de l'anneau étant prévu pour décembre 1966, je décidai d'essayer de déceler le satellite à cette occasion.

" Mais pour voir un satellite extrêmement faible, il faut faire des poses photographiques très longues ; et le globe de Saturne, très brillant, va diffuser et provoquer une auréole brillante qui masquera l'objet recherché. Il fallait donc empêcher la diffusion, affaiblir l'auréole, et pour cela l'idée était de disposer dans le foyer du télescope des caches qui permettent d'absorber la lumière de l'astre. Entre temps, on avait équipé le Pic du Midi d'un télescope de 1 mètre de diamètre, très puissant donc, qui semblait bien adapté à ce que nous voulions tenter. Nous avons donc monté derrière ce télescope une caméra spéciale, avec un système genre coronographe pour absorber la lumière du globe de Saturne.

" Ce dispositif a bien fonctionné. Pendant les quatre jours où l'anneau, vu par la tranche, disparaissait, nous avons pu augmenter le temps de pose. Et un petit corps est apparu. Mieux, les clichés pris 30 minutes plus tard montraient que ce petit corps se déplaçait ! D'autres clichés ont été pris les jours suivants et, de retour à l'Observatoire de Meudon, nous avons examiné ces clichés à la loupe, ils ont été mesurés avec soin et il est apparu qu'on retrouvait effectivement ce petit corps, qu'il était bien en orbite autour de Saturne, très proche du bord de l'anneau : c'était bien l'astre que nous recherchions !

" Les observations s'étaient déroulées les 15, 16 et 17 décembre 1966 mais le temps de revenir à Meudon et d'étudier ces clichés, c'est en fait dans la nuit du 31 décembre que j'ai pu vraiment établir la preuve qu'un dixième satellite de Saturne était découvert. Le 1er janvier au matin, j'ai consulté mes collègues qui ont regardé indépendamment les clichés et conclu eux aussi à l'existence de ce nouveau satellite. La solution était alors d'annoncer la découverte par télégramme à l'Union Astronomique Internationale, l'association qui coordonne les affaires de l'astronomie à l'échelle mondiale. Deux ou trois jours plus tard, quand je suis retourné au laboratoire à Meudon, il y avait une foule considérable dans la cour de l'observatoire, je me demandais ce qui avait bien pu se passer et quand j'ai demandé on m'a dit " Il paraît que le professeur Dollfus vient de découvrir un nouveau satellite, toute la presse en parle, nous voulons l'interviewer ".

" C'est le privilège des découvreurs que de proposer un nom pour les objets célestes qu'ils ont découverts et ce nom doit être accepté par l'Union Astronomique Internationale. La tradition voulait que, pour des satellites, ce soit un nom tiré de la mythologie, de façon à ce que les désignations soient complètement neutres et dépourvues de toute couleur politique, nationale, militaire ou autre. Et on donne aux satellites le nom d'un être mythologique associé au dieu principal que représente la planète, en l'occurrence à Saturne. Il y avait plusieurs noms possibles et j'ai bien aimé Janus, nom que j'ai donc proposé pour ce dixième satellite et qui a été accepté. C'est ainsi que votre club porte le nom de ce nouvel être dans le système solaire.

" On aurait pu en rester là, et cela était déjà assez intéressant. Mais les choses ont vite pris une dimension bien plus importante encore. D'autres observateurs avaient profité du passage dans le plan de l'anneau pour réaliser eux aussi des clichés et quand ils ont su qu'il y avait un satellite à trouver, ils les ont examinés soigneusement et certains d'entre eux ont retrouvé sa trace. De sorte que, dans les années qui ont suivi, on a cherché à assembler les observations disponibles pour déterminer l'orbite de ce satellite de façon encore plus précise. Et on n'y est pas arrivé !

" Il y avait des discordances et il était impossible d'harmoniser toutes les observations, certaines tombant complètement en dehors. C'était curieux, car ces observations, bien que peu nombreuses, paraissaient bonnes. Certains collègues ont eu l'idée qu'il y avait peut-être deux satellites sur des orbites voisines et que les observations montraient tantôt l'un, tantôt l'autre. L'idée a fait son chemin et des collègues américains, en particulier, ont essayé de déterminer des orbites, de classer les observations pour savoir qui était qui, mais sans vraiment y parvenir.

" Le meilleur moyen pour y voir plus clair était d'attendre la prochaine disparition de l'anneau, 14 ans après. Nous nous sommes donc préparés pour réobserver Saturne en 1980, en sachant qu'on reverrait très probablement Janus, mais qu'on avait aussi des chances de lui trouver un compagnon. Et en 1980, avec le même télescope mais dans des conditions techniques un peu améliorées, nous avons effectivement observé deux satellites. Contrairement à 1966, plusieurs observatoires s'étaient concentrés sur le phénomène dans le monde entier. On s'est trouvés en face d'un nombre considérable d'observations et il est devenu possible de déterminer précisément les orbites individuelles de ces deux corps.

" Et on a trouvé des choses tout à fait étonnantes. On s'est alors aperçu que ces deux corps étaient non pas sur des orbites voisines, comme on le pensait, mais sur des orbites quasiment identiques ; deux satellites qui gravitaient presqu'exactement sur la même orbite, avec, toutefois, des vitesses légèrement différentes ! On a même calculé que deux ans et six mois après les observations, ces satellites allaient entrer en collission ! C'était extraordinaire ! Et d'autant plus extraordinaire que cette collission ne s'est pas produite ! Là, le problème devenait tout à fait passionnant : on cherche un corps céleste et on en trouve deux, ils sont exactement sur la même orbite et doivent entrer en collision, seulement celle-ci ne se produit pas… !

" Les spécialistes de la mécanique céleste, ceux qui savent calculer non seulement les orbites, mais aussi les influences gravitationnelles des corps les uns sur les autres, s'en sont donnés à cœur joie. Ils ont découvert que quand deux corps se rapprochent l'un de l'autre en orbite autour d'un astre massif comme Saturne, il se produit des forces curieuses qui font qu'au moment où les corps se rapprochent et vont entrer en collision, une répulsion calculable et prévisible fait qu'au lieu d'entrer en collision ils vont se repousser l'un l'autre et repartir ; l'un des deux corps, le plus léger des deux, va en fait décrire une orbite de va-et-vient en forme de fer à cheval ; un jeu de forces extraordinaire et délicat, mais entièrement calculable ! Ce sont des orbites de ce type particulier, dites " en fer à cheval ", que décrivent Janus et son compagnon, baptisé entre temps Épiméthée.

" Connaissant ce mécanisme et ayant des observations précises pour les deux satellites, on a pu déterminer leurs positions exactes dans l'espace. Peu de temps après, la sonde spatiale Voyager, lancée par la NASA, s'est approchée de Saturne et on a pu, depuis le sol, piloter les caméras pour les pointer en direction de Janus et d'Épiméthée et prendre des photographies de leurs surfaces. De sorte que, finalement, ils ont pu être non seulement découverts, non seulement étudiés dans leurs mouvements et leurs orbites, mais aussi observés en détail par les sondes passées à proximité. Et des documents, des photographies et des cartes, montrent la forme de chacun de ces astres avec de nombreux détails à la surface de Janus et d'Épiméthée, criblés de cratères comme ceux de la Lune, des traces laissées par les chocs subis par ces objets au cours du temps. Cela illustre les incroyables progrès de l'astronomie : nous pouvons déceler maintenant à la surface de tels corps, qui ne font qu'une centaine de kilomètres de diamètre, des petits cratères qui mesurent 500 mètres ou 1 kilomètre.

" Il y a encore des mystères. Janus et Épiméthée gravitent en orbite autour de Saturne, sur une orbite commune très proche du rebord de l'anneau. Mais comment ont-ils pu arriver là et se placer sur la même orbite ? On ne le sait pas encore, mais on en comprend quand même, semble-t-il, les grandes lignes.

" Il a pu se produire la chose suivante : l'anneau de Saturne, nous l'avons vu, est formé d'une myriade de petits corps, de petits blocs de glace. Ce qui peut arriver est que, par suite de perturbations, de collisions plus ou moins occasionnelles dans ce nuage de petits corps, il se forme des accumulations, des boules plus grosses que les autres. À ce moment-là, on démontre que si un corps un peu plus gros que les autres se forme, il a tendance à s'éloigner lentement de la planète. Ce qui est probablement arrivé, sans qu'on sache bien pourquoi, est que deux de ces accumulations se sont progressivement éloignées, au point de sortir de l'anneau et de s'en détacher.

" L'astronomie est une science merveilleuse qui ne cesse jamais de nous étonner !!! "

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Dernière mise à jour le dimanche 4 février 2001.