Spectro-polarimétrie rectiligne
par Christian Buil
Juillet 2018
Cette page explique comment mesurer la dépendance entre la longueur d’onde et la polarisation rectiligne (taux et angle) des objets du ciel. Quelques exemples sont présentés. Le sujet de la mesure de la polarisation circulaire et du champ magnétique des étoiles et par ailleurs discuté sur cette page : http://www.astrosurf.com/buil/polar3/index.html
L’objet est de prendre le spectre de l’astre au travers d’un jeu de filtres polarisant rectiligne. L’angle du plan de polarisation de ces filtres est soigneusement choisi afin d’évaluer le vecteur de Stokes [I, Q, U]. On adopte ici principalement la méthode à 4 positions angulaires : 0°, 45°, 90°, 135°. Les spectres correspondants sont pris successivement, ce qui n’est pas idéal car les conditions de transmission atmosphérique, et aussi instrumentales, peuvent évoluer dans le temps, ce qui fausse la mesure.
Pour réduire cette difficulté, on organise la session de prise de spectres de la manière suivante :
0° - 45° - 90° - 135° - 135° - 90° - 45° - 0°
c’est-à-dire que l’on parcours les angles dans un sens, puis en sens inverse. Plusieurs séquences de ce type peuvent être enchaînées, par exemple :
0° - 45° - 90° - 135° - 135° - 90° - 45° - 0° - 0° - 45° - 90° - 135° - 135° - 90° - 45° - 0°
Au final, les mesures correspondants aux mêmes angles sont additionnée, ce qui fournie les 4 spectres en fin de compte exploités (associées au angles de polarisation 0°, 45°, 90°, 135°).
Techniquement, il faut donc disposer d’un télescope, d’un spectrographe et d’un jeu de filtres polarisant rectiligne, ces derniers pour constituer un polarimètre élémentaire. Concernant le télescope, pour les meures polarimétriques, il est recommandé d’employer un modèle à symétrie de révolution (afin d’éviter de mesurer la polarisation du télescope lui-même, ce qui advient par exemple avec un Newton). Ici, j’ai sélectionné un modèle Ritchey-Chrétien de 10 pouces f/8 (D= 0,254 m) d’origine GSO.
Le spectrographe est un LISA (société Shelyak) à R = 800, équipé d’une fente longue dite « photométrique ». Ce type de fente possède deux largeurs - voir ici http://www.astrosurf.com/buil/alpy600/photometric_slit.htm. Pour réduire au mieux les erreurs photométriques liées à l’usage d’une fente étroite, toutes les mesures spectro-polarimétriques sont réalisées en positionnant l’objet au centre de la fente de grande largeur (ici 350 microns de large). On dégrade un peu la résolution spectrale en procédant ainsi, et l’étalonnage spectral est moins précis, mais ce mode d’observation est indispensable pour obtenir la haute qualité photométrique exigée par l’observation polarimétrie.
Pour constituer le polarimètre proprement dit, placé juste à l’avant de la fente du spectrographe, une possibilité est d’utiliser un jeu de filtres polarisant rectiligne classique (voir ci-contre, les filtres polarisant disponibles auprès de la société Baader, par example). L’inconvénient de cette solution intuitive vient de ce que la lumière qui entre dans le spectrographe est polarisée à 100%, alors que le spectrographe constitue lui-même une sorte de filtre polarisant (à cause essentiellement du réseau à diffraction). Pour certaines orientations, le flux transmis jusqu’au détecteur peut donc être notoirement atténué. Or, cette polarisation, dite « instrumentale », est potentiellement d’autant plus difficile à corriger (voir plus loin) quelle est de forte valeur (voir la note à la fin de cette page).
Sur le papier, une solution plus satisfaisante consiste à employer un type de polariseur constitué en fait de deux filtres collés l’un à l’autre : un filtre rectiligne classique, et une lame déphasante quart d’onde (avec un axe rapide à 45° de l’axe du polariseur rectiligne). De cette manière, la lumière qui sort du filtre est polarisée circulairement, un type de polarisation auquel le spectrographe est bien moins sensible. Les photographes connaissent les filtres « polarisant circulaire », qui sont de ce type.
Avec aucun magasin photo à l’horizon, mais pour l’expérience et dans le feu de l’action, il me fallait rapidement sur le terrain du workshop de spectrographie 2018 qui se déroule chaque année à l’Observatoire de Haute Provence un tel jeu de filtres, le but étant de constituer sur le pouce un polarimètre sur cette base et l’expérimenter sous le beau ciel de la Haute-Provence. Par bonheur, l’un des participants de cette école de spectrographie avait dans l’une de ces proches des lunettes de vision stéréographique de cinéma 3D, que l’on se procure pour un euro à l’entrée des salles (merci Olivier T. !). En 30 minutes et dans le coeur de la nuit, je détache facilement les « verres » des montures (des substrats minces et souples en acétate, en fait) et je les fixes avec du ruban adhésif, avec les bons angles, faces aux logements d’une roue à filtre que j’avais emmené avec moi pour cette école. L’angle des filtres est trouvé en regardant au travers de ceux-ci un écran d’ordinateur. Tous les écrans produisent une lumière polarisée rectilignement à 100%, c’est bien commode ! L’angle de l’axe du filtre est repéré lorsque l’écran s’éteint totalement.
Une explication s’impose. Les filtres de cinéma 3D sont sensible à la polarisation circulaire, droite ou gauche suivant l’oeil (voir ici pour plus d’explications). On y retrouve notre fameux assemblage « filtre polarisant + lame quart d’onde ». En les retournant, on fabrique un filtre en tout point semblable aux filtres polarisants circulaires photographiques, et tout à fait convenables pour concevoir un polarimètre rustique à très bon compte. Un quart d’heure après cette opération « coup de point », j’observais mes premières étoiles en lumière polarisée avec ce dispositif. C’est le résultat de ces observations que je relate ici.
Ci-contre, la roue à filtre polarisant monté à l’avant du spectrographe LISA, lui-même au foyer d’un télescope RC10. La caméra d’acquisition principale est un modèle CMOS ASI183MM. La caméra de guidage est un modèle ASI290MM.
Mais avant d’utiliser effectivement un instrument de mesure, il importe d’étalonner celui-ci. C’est une règle d’or, que tout bon expérimentateur connait. Ici, l’idée est d’observer une étoile réputée non polarisée et de voir comment notre instrument réagit à cette situation. On s’attend malheureusement à ce qu’il indique que l’objet est polarisé, alors qu’il ne l’est pas en vérité. Cette polarisation constatée ne peut donc venir que des défauts de l’instrument lui-même : le télescope, le spectrographe, le polarimètre (phénomène de « crosstalk » par exemple, qui indique un mélange entre polarisation circulaire et rectiligne, ou l’efficacité polarimétrique qui chute aux extrémités du spectre). Mais l’information obtenue à cette occasion est extrêmement précieuse : elle va nous permettre de corriger toutes les autres observations pour retirer ce biais instrumental. C’est l’opération d’étalonnage.
A titre de démonstration j’ai utilisé l’étoile iota Peg, réputée non polarisée (pas d’effet du milieu interstellaire, pas de polarisation intrinsèque). Il existe quelques étoiles « standard » de ce type utilisé par les astronomes, dont voici une liste concernant des objets brillants :
Les graphiques suivants montrent les spectres de cette étoile pris au travers des 4 filtres. Chacun de ces spectres est la somme de 40 spectres individuels posés chacun 9 secondes. Le temps de pose est soigneusement choisi pour ne surtout pas saturer le détecteur, mais aussi pour couvrir une large part de la dynamique de ce même détecteur au pic du signal. Le nombre très conséquent de données cumulées et symptomatique des mesures polarimétriques : la signature observée est toujours discrète et il faut un fort rapport signal à bruit dans les données acquises pour la révéler (noter les grandes valeurs en pas codeur, ou ADU « Analog Digital Unit »). Au final ici, le temps d’observation effectif pour cette étoile est de 4 x (40 x 9 sec) = 1440 secondes = 24 minutes.
Les spectres sont normalement étalonnées en longueur d’onde, mais en revanche, la réponse spectrale instrumentale n’est pas appliquée. Cette opération est inutile ici : qu’on corrige la réponse ou pas, le résultat sera le même car ce terme de correction s’élimine lors des calcul (il consiste en des rapports de spectres équivalentes). Le spectre est donc presque comme il sort du détecteur. On remarque par exemple que le pic de réponse pour cette étoile chaude ce trouve vers 5000 A.
Ces spectres se ressemblent, mais on note quelques différences. C’est l’influence de la polarisation instrumentale qui se fait sentir.
Les paramètres de Stokes I, Q et U sont calculées pour chaque longueur d’onde en exécutant les opérations suivantes (pour les utilisateurs du logiciel ISIS, lancer la commande en ligne POLAR_45, tout est automatique) :
Voici le résultat :
On remarque immédiatement que les éléments du vecteur de Stokes Q et U ne sont pas nuls : la présence d’une polarisation instrumentale est donc significative, malgré l’usage de filtres polarisant circulaire. Pour quantifier ce taux de polarisation lié à l’instrument suivant les deux axes orthogonaux de l’instrument, on évalue les vecteurs de Stokes normalisés, Qn = Q / I et Un = U / I :
Ces graphiques révèlent que la polarisation instrumentale peut atteindre plusieurs pourcent à certaines longueur d’onde (l’axe Qn est parallèle aux traits du réseau à diffraction). C’est le même ordre de grandeur de grandeur que l’on souhaite observé dans le spectre des étoiles (voir plus loin). Il est donc impératif d’éliminer cette composante parasite des mesures. Ceci n’est faisable que si la polarisation instrumentale est constante. Pour m’en assuré, j’ai mesuré d’autres étoiles à polarisation nulle, alpha Peg et theta Cyg. Voici les vecteurs de Stokes normalisés pour ces deux nouveaux objets :
La forme de la polarisation instrumentale est fort proche quelle que soit l’étoile visée. On observe un écart inférieur 0,05% entre ces différentes étoiles. Fort logiquement, on obtient la polarisation instrumentale à fort RSB (Qi, Ui) de référence en moyennant toutes ces mesures :
Les oscillations de la polarisation constatée dans rouge profond sont en phase avec des franges d’interférences observées dans la composante I, probablement générées dans le substrat du détecteur. Dorénavant, compte tenu des propriétés additive des l’arithmétique de Stokes, pour retirer l’impact de l’instrument au vecteur de Stokes (normalisé) observés sur l’objet cible, Qo et Uo, il suffira de faire : Q = Qo - Qi et U = Uo - Ui. Appliquons cette au cas d’une étoile dont la polarisation est significative et bien connue, l’étoile phi Cas, cet objet faisant partie des sources étalons souvent utilisées par les professionnels pour étalonner les instruments. La littérature indique un taux de polarisation de 3,30% et un angle du plan de polarisation de 91,1°. Voici le vecteur de Stokes normalisé observé (ou apparent), avant étalonnage, Qo et Uo :
Cette mesure est fortement polluée par la polarisation instrumentale. Après soustraction de cette dernière (retrait de Qi et Ui), on obtient les paramètres de Stokes vrais de l’objet :
De là, on peut déduire le taux de polarisation et l’angle de polarisation dans la lumière de phi Cas en utilisant les formules classiques (ignorer la composante circulaire V) :
L’étoile HD 14433 a été mesuré sur un temps effectif de 4 x (5 x 60 sec.) = 1200 = 20 minutes, assez bref pour cette magnitude. Le taux de polarisation relevé est de 3,9%, soit exactement a valeur annoncée. Pour l’angle de polarisation, j’obtient 105° pour une valeur catalogue de 112° environ. Le taux de polarisation observé de l’étoile HD 183143 est de 6,3% environ, et l’angle 172°. L’accort entre mesure et prévision demeure correct. La forme de la variation du taux avec la longueur d’onde est a confirmer, mais semble probable à ce stade.
De nombreux objets astronomiques produisent une lumière polarisée rectilignement. Outre la présence des poussières du milieu interstellaire, la polarisation peut être intrinsèque à l’objet lui-même, souvent en raison de l’existence d’un disque de matière qui entoure l’astre. C’est la situation de certaines étoiles Be, dont la lumière faiblement polarisé est potentiellement variable avec le temps. Ci-après l’observation des étoiles Be gamma Cas et phi Per :
Le résultat pour cette étoile est :
On relève sur ces courbes un taux de polarisation de 3,6% vers 5500 A. Par rapport à la valeur annoncée (3,3%), il y a donc une légère sur évaluation, mais on n’est pas très éloigné. En moyennant le taux de polarisation entre 4000 et 7500, la mesure donne 3,4%. L’écart type sur la mesure du taux est de 0,15%. L’angle du plan de polarisation est remarquablement constant sur l’ensemble du domaine spectral exploré. Il est mesuré de 98° pour une valeur prédite de 92°. Le montage à la « va-vite » des filtres et la précision d’orientation de la roue à filtre par rapport au repaire équatorial peuvent aisément expliquer l’écart. Le temps d’observation effectif pour cette étoile de magnitude V=4,98 afin d’obtenir ce résultat est de 4 x (12 x 30 sec) = 1440 secondes = 24 minutes.
Pour consolider la procédure, j’ai aussi observé les standards polarimétriques HD 14433 et HD 183143. La première étoile est de magnitude de magnitude V=6,39, avec un taux de polarisation affiché de 3,91% et un angle de 112,5°. La seconde étoile est particulière, car malgré quelle soit intrinsèquement très bleu, son rayonnement est très rougit par le milieu interstellaire et très polarisé à la traversé de ce même milieu, avec un taux de 6,08% pour un angle de 179,3°. Les graphes suivants présentent les résultats :
Le taux de polarisation apparent constaté sur gamma Cas est de 1,0% +/- 0,1%, conforme avec ce qui est indiqué dans la littérature. Pour phi Per, je trouve 0,5% +/- 0,1%. Pour trouver la polarisation intrinsèque de ces objets il faut évaluer la polarisation du milieu interstellaire dans la ligne de visée. On utilise pour cela la polarisation observée d’étoile situées au voisinage de l’astre étudié ; un travail assez fastidieux. Par exemple, une fois la présence de la polarisation interstellaire prise en compte, la polarisation intrinsèque de phi Per se révèle un peu supérieure à 1%. Les singularités constatées au niveau des raies de Balmer sont jugée très douteuses au stade de cette étude (il faudra observer à nouveau avec un spectrographe bien plus résolvant pour confirmer de tels détails).
La polarisation rectiligne concerne aussi les proto-nébuleuses planétaires. C’est ce que montre les images de la caméra de guidage du spectrographe LISA lorsqu’on vise la Egg nebula (nébuleuse de l’Oeuf, CRL 2688). C’est l’exemple type de nébuleuse bipolaire. L ‘étoile post-AGB située au centre (type F5Ia) est rendu invisible par une épaisse couche de poussière. Les coordonnées de l’objet sont AD= 21h02m18,7s, DEC=+36°41’38’’ (2000.0)
CRL 2688 est l’un des objets les plus polarisé du ciel, environ 50% de taux. Dans le document ci-contre, en tournant le filtre polarisant rectiligne, il est facile d’éteindre et d’allumer la nébuleuse.
L’analyse spectropolarimétrique ci-contre révèle bien le taux de polarisation de 50%, mais aussi de remarquables structures dans signature à 5165 A et 5636 A, correspondant à des bandes de Swan du C2. Ce point est discuté par M. Cohen et L. Khui dans Astrophysical Journal , 213, 79-92 (1977). La figure 2 de l’article en question est à comparer avec mes propres mesures et on notera la forte similitude.
Le temps d’observation pour obtenir ces données est de 4 x (5 x 180 sec) =3600 sec = 1 heure.
Complément. Les courbes ci-après montrent la polarisation instrumentale du spectrographe LISA lorsqu’on remplace les 4 filtres polarisant rectiligne circulaire par 3 filtres polarisant rectiligne simple (origine Baader). Les paramètres de Stokes ont été calculés en orientant les filtres à 0°, 60° et 120°, en observant les standards non polarisé iota Per et theta Cyg. Le taux de polarisation instrumental atteint à présent 15%, mais le vecteur de Stokes étalon obtenu semble de qualité (bonne reproductibilité). Parce que c’est moins consommant en temps, ces mesures à 3 orientations avec des filtres rectilignes semblent pouvoir être une bonne alternative, même si sur le papier, le résultat est légèrement plus bruité qu’une mesure à 4 positions. La condition impérative est comme toujours de bien étalonner l’équipement sur des sources de référence.
Polarisation instrumentale de l’ensemble télescope RC10 + spectrographe LISA + caméra ASI183MM, lorsque le polarimètre est constitué de 4 filtres polarisant rectiligne à sortie circulaire (lunettes de cinéma 3D).
Polarisation instrumentale de l’ensemble télescope RC10 + spectrographe LISA + caméra ASI183MM, lorsque le polarimètre est constitué de 3 filtres polarisant rectiligne simples (filtres polarisant Baader au diamètre 1 pouce).
Ci-contre, en utilisant la version du polarimètre constitué de 3 filtres polarisant rectiligne Baader à 0°, 60° et 120°, après correction de la polarisation instrumentale, le vecteur de Stokes observé du standard iota Per (en se servant uniquement de l’étoile theta Cyg pour évaluer la polarisation instrumentale). La polarisation moyenne en Q est de 0,01% et en U de 0,04% après étalonnage (on exclut dans ce calcul les artefacts au niveau des raies d’absorption). La polarisation de cette étoile apparait effectivement quasi nulle et sur cet exemple, on valide la procédure d’étalonnage avec un haut niveau de qualité. Ci-après, le formalisme à utiliser pour trouver le vecteur de Stokes à partir de 3 mesures à 60° d’angle (POLAR_60 sous ISIS) :
En guise de synthèse, cette page montre qu’il est possible avec des moyens relativement modestes de mesurer la polarisation rectiligne spectrale de nombreux astres dans le ciel avec une précision caractéristique de 0,1% pour ce qui concerne les objets visibles à l’oeil nu (avec un télescope de 0,25 m et un pouvoir de résolution de R=800). Un instrument plus imposant fera mieux encore. Des objets faibles peuvent être visé (voir l’exemple de la Egg Nebula). Au delà de la simple (mais utile) curiosité scientifique, le travail sur l’intérêt astrophysique de ces mesures spectrolarimétriques par les amateurs est à affermir. Mais on devine déjà de nombreux sujets : recherche de l’évolution de la polarisation des étoiles Be faisant des couples stellaires, étude du nuages de poussières produit par les étoiles Mira en fonction du cycle, diffusion électronique dans le disque d’accrétion des étoiles cataclysmiques, système solaire (comètes, freflectivité de la surface des astéroïdes en fonction de la phase…), etc.