Extrait de la revue "Marseille Revue Culturelle", N°181, Septembre 1997


Les Pyrénées vue de Marseille !

Ce qui pouvait passer pour une « galéjade » est pourtant un fait scientifique, observé depuis bientôt 200 ans et guetté chaque année avec l'espoir de l'apercevoir par une foule d'amateurs ... éclairés.

Massif du Canigou photographié depuis Notre-Dame de la Garde
le 30 octobre 1970 par Ariette Berges-Dinon et Marius Motte.

Le mont Canigou est un pic des Pyrénées orientales qui culmine à 2785 mètres. Il est situé à une distance de 253 km de Marseille. Même si l'on monte sur la plate-forme de Notre-Dame de la Garde située à 164 mètres d'altitude on ne devrait pas le voir à cause de la sphéricité de la Terre. La ligne droite qui va de Notre-Dame de la Garde au sommet du Canigou passe sous l'eau, au large des Saintes-Maries de la Mer, à une profondeur de 120 mètres.

Grâce à la réfraction atmosphérique qui courbe légèrement la trajectoire de la lumière dans les couches basses et de plus en plus denses de l'atmosphère, on peut néanmoins, dans des conditions très particulières apercevoir le Canigou, et, depuis presque deux siècles, les Astronomes Amateurs et les Excursionnistes Marseillais, équipés de leurs lunettes astronomiques et de leurs télé-objectifs tentent, chaque année, d'obtenir la photo impossible.

Le premier à avoir vu le Canigou est, en 1808, le baron de Zach, astronome du duc de Saxe-Gotha, qui avait déjà mesuré la longitude et la latitude du fanal du Planier. Le baron de Zach qui séjournait à Marseille depuis plusieurs années avait appris par la rumeur locale que l'on pouvait voir le Canigou de Notre-Dame de la Garde. Il entreprit de le vérifier lui-même. Voici son récit :

"...L'an 1808, j'étais à Marseille. Le jour du 8 février fut remarquablement beau et serein. Je me transportai dans l'après-midi, avec mes instruments, sur la montagne Notre-Dame de la Garde ; plusieurs savants et amateurs m'accompagnèrent pour être témoins de l'expérience. Après avoir pointé ma lunette sur le point de l'horizon où devait se trouver le Canigou, nous ne vîmes rien d'abord ; le soleil donnait droit dans la lunette et devait par conséquent empêcher toute vision distincte des objets terrestres, soit avec des instruments d'optique, soit à la vue simple ; ce n'était qu'après le coucher du soleil que le spectacle devait avoir lieu."


Profil des Pyrénées vu de N. D. de la Garde observé
le 14 août 1801 sur le fond lumineux du ciel. Dessin attribuée au baron de Zach.

"...Cet astre s'approchant de l'horizon, nous attendîmes avec impatience son coucher ; à peine le dernier rayon avait-il disparu que, comme par un coup de baguette, nous vîmes pour ainsi dire tirer le rideau et une chaîne de montagne noire comme geai avec deux pics élevés vint, au point nommé, frapper nos regards avec tant d'évidence et de clarté que plusieurs spectateurs eurent peine à croire que ce fussent les Pyrénées. On les aurait prises pour des montagnes du voisinage, tant elles paraissaient distinctes et proches de nous ! Tandis que nos spectateurs s'émerveillaient, faisaient leurs réflexions, je me dépêchai d'observer ces pics et de tracer le dessin de leur contour ; puis balayant l'horizon avec ma lunette, je découvris au nord le sommet du Mont Ventoux (altitude 1912 mètres et 100 km de distance), près de Carpentras, lorsque la nuit tombante mit fin à toutes mes observations."


Lunette astronomique de la Societé Flammarion
de Marseille. Cette lunette a permis d'observer
visuellement le Canigou depuis N.D. de la Garde.

Le récit est précis. Juste après la disparition du bord supérieur du soleil, le baron de Zach voit les montagnes des Pyrénées se profiler sur le fond brillant du ciel dans des conditions d'éclairage très fugitives. En 1880, Louis Fabry, astronome à l'observatoire et frère de Charles Fabry, le grand physicien Marseillais, calcule que l'on peut voir le Canigou, et même le pic des Treize Vents (2763 mètres) situé 3 km à côté, se dessiner sur le soleil lui-même avec un contraste encore plus accusé. Il calcule que l'on peut voir le Canigou se découper sur le soleil couchant le 11 février et le 30 octobre. Si le Canigou est bien centré sur l'axe vertical du soleil, on ne peut alors l'apercevoir ni la veille ni le lendemain à cause du décalage rapide de l'azimut du coucher du soleil au moment des équinoxes. Par contre, si on aperçoit le Canigou se détacher devant la partie gauche du soleil, on peut encore l'apercevoir le lendemain sur la partie droite, et vice versa le 30 octobre.

Le 31 octobre 1882, joignant la pratique à la théorie, Louis Fabry monte à Notre-Dame de la Garde avec sa longue-vue et aperçoit le Canigou se détacher sur le soleil couchant. A nouveau, le 30 octobre 1886, accompagné par un grand nombre de personnes prévenues par les journaux, il montre les Pyrénées à ce public d'amateurs marseillais. Le calcul astronomique était bon, la météo aussi. Il suffisait de regarder dans la bonne direction. De Notre-Dame de la Garde on aperçoit le Canigou à 251°20' si l'on compte l'azimut comme les marins (O° au nord, 90° à l'est, 180° au sud, 270° à l'ouest) ; il est situé à l'ouest un peu sud-ouest, et on l'aperçoit à gauche de Pomègues, juste au-dessus de l'extrémité sud de l'île.


Le Pic Joffre des Pyrénées photographié
par A. Berges et M. Motte depuis Notre-Dame de la Garde.

L'observation est rarissime. Elle n'est mathématiquement possible que quelques jours par an (soit 2 soit 4) autour de ces deux dates du 11 février et du 30 octobre où le soleil se couche exactement dans la direction du Canigou. Il faut bien sûr que le ciel soit bien dégagé et sans nuages, sur tout le parcours de 253 km au-dessus du golfe du Lion comme sur les pentes des Pyrénées. Enfin comme la réfraction atmosphérique est plus ou moins accentuée selon la température et la pression barométrique, le Canigou peut émerger nettement au-dessus de l'horizon mais il peut aussi juste l'effleurer.

La réfraction atmosphérique qui intervient ici et permet de voir le Canigou, ne tient compte que des couches de l'atmosphère situées entre 0 et 2785 m. Ce n'est pas exactement la réfraction astronomique qui tient compte de toutes les couches de l'atmosphère jusqu'à la stratosphère et au vide. Mais l'explication du phénomène reste la même, c'est la variation de l'indice de réfraction de l'air (due à sa densité ou à sa température) qui dévie légèrement la trajectoire de la lumière (loi de la réfraction de Descartes). Dans la partie lointaine, depuis le Canigou où l'air est plus raréfié jusqu'au niveau de la mer, la lumière pénètre dans des couches de plus en plus denses, donc d'indice plus élevé. Dans la partie la plus proche, les 100 km au ras de la mer, c'est surtout la variation de température au voisinage de l'eau qui change l'indice de réfraction, comme pour les mirages du désert.

Au sommet du Canigou, à 2785 mètres, la pression atmosphérique n'est plus que 536 mm de mercure au lieu de 760 mm au niveau de la mer. A cette altitude la densité de l'air n'est plus que de 70%, et son indice de réfraction optique est 1,0002 au lieu de 1,00028 au niveau de la mer. La lumière provenant du Canigou s'incurve donc assez fortement, elle plonge comme un avion en pénétrant dans les couches de plus en plus denses. Ce relèvement apparent des objets lointains est assez important sur ce parcours 1/2 degré environ.

Dans les 100 derniers kilomètres plus proches de nous la trajectoire est très basse (altitude inférieure à 164 mètres) depuis le point symétrique de Notre-Dame de la Garde (à 100 km) jusqu'au point où la lumière affleure l'eau du golfe du Lion à 50 km et jusqu'à Notre-Dame de la Garde. Sur ces derniers 100 km au ras de l'eau, on peut utiliser la formule de réfraction des gardiens de phares, et comme eux assimiler le trajet de la lumière à un grand arc de cercle de rayon 6,25 fois le rayon terrestre. Sur ce trajet la réfraction produit un petit relèvement apparent du Canigou de 8 minutes d'arc en plus.

De combien le Canigou dépasse-t-il exactement au-dessus de l'horizon ? Comme nous l'avons déjà signalé cela dépend de l'état physique de l'air : la température et la pression barométrique. Pour voir le Canigou se détacher nettement au-dessus de l'horizon il faut à Marseille une température plus basse que la normale et une pression barométrique plus élevée que la normale. Pour une température assez basse entre O°C et 1O°C, et une pression barométrique assez haute entre 760 et 780 mm de mercure, on verra le Canigou émerger 7 minutes d'arc au-dessus de l'horizon et l'on apercevra même alors le pic Joffre situé à 2300 mètres. Si les conditions de température et de pression sont en sens contraire on risque de voir le Canigou affleurer à peine au-dessus de l'horizon.

Les chasseurs d'images peuvent partir à l'affût deux jours par an, en espérant une bonne météo. En 1808 le baron de Zach l'avait vu et dessiné par un jour "remarquablement beau et serein". La première photographie du Canigou depuis Notre-Dame de la Garde a été prise le 30 octobre 1970 par Arlette Bergès Dinon, Marius Motte et les membres de la Société Scientifique Flammarion.

Si vous aimez tenter l'impossible, vous pouvez aussi essayer de voir le Canigou se détacher sur la lune mais attention ce n'est pas à la même date car la lune se couche à des endroits très différents d'un jour à l'autre, ni à la même heure car la lune peut se coucher au milieu de la nuit ce qui est d'ailleurs une heure de meilleure stabilité thermique surtout au-dessus du golfe du Lion. Ce sera une "première" car aucun chasseur d'image n'a encore vu le Canigou se profiler devant la lune et aucun astronome n'a tenté le calcul.

Enfin si vous êtes sage, et si vous voulez voir les Pyrénées, du pic de Treize Vents jusqu'au pic Joffre, montez au sommet de Marseilleveyre, à 440 mètres, et scrutez l'horizon à l'azimut 252°50' avec une paire de jumelles.

A vos longues vues et à vos télé-objectifs pour le 30 octobre 1997 et le 11 février 1998.

Y. GEORGELIN et S. ARZANO, Observatoire de Marseille


Références

- Louis Fabry, 1886, Bulletin de la Société de Géographie de Marseille, 1886

- Paul Ruat, Excursions en Provence, Ed. P. Ruat, Marseille, 1898

- H. Wuilleumier et L. Gairard, Bulletin de la Société astronomique de France, 1905, p. 344

- H. Imoucha, Excursions en Provence, Marseilleveyre, Ed. Tacussel, Marseille

- J. Escarra, 1933, La Montagne, Revue Club Alpin Fr. n° 245, 1933

-G. Guigay, L'astronomie, Bulletin de la Société Astronomique de France, 1972, p. 72