Mascotte, mon ami le renard de la Montagne de Lure, le 29 octobre 2005 

Deux yeux dans la nuit

C'était décidé depuis quelques jours déjà : puisque samedi est jour de chasse et de battue au pied de la Montagne de Lure, et puisque je disposais d'un caméscope doté d'un éclairage infrarouge, j'irais samedi soir 29 octobre à la nuit tombée dans la forêt de Lure et je filmerais Mascotte au coeur de la nuit, en lumière infrarouge. Tel était mon projet.

Je suis arrivé à Lure au moment de la tombée de la nuit. Très motivé et confiant, j'ai pénétré le territoire de Mascotte et j'ai appelé mon canidé préféré. J'ai attendu quelques minutes. Rien, pas de Mascotte malgré plusieurs appels. Pourtant, je n'ai pas ressenti la moindre inquiétude. Mascotte ne sortirait sans doute pas avant que l'obscurité n'ait complètement enveloppé la forêt, puisque c'était jour de chasse. J'ai décidé de prendre mon temps.

J'ai marché un peu dans la forêt puis je suis resté un moment à l'entrée du territoire de Mascotte. Il devenait difficile de me déplacer entre les arbres car je n'y voyais plus grand-chose. Depuis mon arrivée à Lure, je n'avais pas entendu de bruits qui auraient pu traduire la présence de chasseurs. Tout était calme et seuls les chants des oiseaux troublaient le silence de la nuit qui s'installait. Presque soudainement, le ciel a cessé d'être beaucoup plus clair que les arbres et, au même moment, j'ai pris conscience de la puissante senteur de la forêt. L'obscurité était maintenant présente tout autour de moi et il m'a semblé que les capacités de mon odorat et de mon ouïe se décuplaient. J'ai à nouveau appelé Mascotte et je suis resté là pendant quelques minutes, presque immobile. Je ne pouvais réprimer un sourire et je sentais grandir en moi, de minute en minute, l'impatience et la joie à l'idée de voir surgir mon ami le renard au beau milieu de la nuit. J'en étais certain, il viendrait. Je ne savais pas l'expliquer mais j'en étais absolument persuadé. Cela m'emplissait d'une émotion irrésistible. L'odeur de l'humus est devenue enivrante et j'ai pensé à l'extraordinaire fertilité de la forêt, au miracle de la vie et à Mascotte qui symbolise pour moi la beauté incroyable de la vie et la richesse de la forêt de Lure dont il est l'ambassadeur incomparable.

J'avais mon caméscope dans la main droite, tous réglages effectués. J'étais prêt, il ne restait plus qu'à attendre le prince de la forêt et de la nuit. Ces moments d'attente de retrouvailles d'un ami comptent parmi les plus merveilleux que je connaisse.

Basse sur l'horizon, juste au-dessus des cimes des arbres, la planète Vénus brillait de tous ses feux, tel un phare accroché à la voûte étoilée. Soudain, quelque chose a bougé sur le bord de mon champ de vision. Mes yeux et mes pensées ont instantanément quitté Vénus. J'ai ressenti l'émotion et la fébrilité de ce moment bref et magique des retrouvailles, à chaque fois renouvelé : Mascotte était là ! Il était presque à mes pieds, tête levée, me fixant droit dans les yeux de son regard aussi perçant qu'à l'habitude malgré la quasi-obscurité.

La certitude que j'avais eue de retrouver Mascotte ce soir-là ne diminuait en rien, en cet instant, une émotion et une joie irrépressibles. Mascotte les a-t-il ressenties ? En tout cas sa physionomie m'est apparue assez inhabituelle : malgré la quasi-obscurité, j'ai bien vu que sa gueule était entrouverte. Dans l'instant, je me suis demandé s'il n'était pas malade ou ce que cela pouvait signifier d'autre. Mais Mascotte s'est rapidement mis à gambader joyeusement autour de moi, virevoltant et trottinant comme pour me montrer que tout allait bien : mon inquiétude s'est très vite dissipée.

Nous avons marché ensemble pendant quelques instants pour rejoindre ma clairière préférée et je me suis assis au pied d'un arbre. J'ai commencé à filmer Mascotte à la lueur de l'éclairage infrarouge et j'ai tout de suite été rassuré et heureux de constater que l'infrarouge ne le gênait pas, ce rayonnement étant semble-t-il aussi invisible à ses yeux qu'aux miens. Le capteur du caméscope, lui, voit fort bien en lumière infrarouge. Les yeux de Mascotte, sous certains angles d'éclairement, apparaissent extrêmement brillants et donnent aux images l'aspect saisissant d'un film de cinéma fantastique.

J'ai donné à Mascotte des petits bouts de poulet cuit comme il les aime. J'étais assis les jambes un peu écartées. Il est venu tranquillement s'installer entre mes jambes et manger dans ma main gauche, tandis que je le filmais avec le caméscope dans la main droite.

Nous avons ensuite quitté la clairière et je me suis rapproché avec lui de la zone dont je soupçonne qu'elle abrite son terrier. Je n'y voyais pas grand-chose et l'éclairage infrarouge du caméscope ne m'était d'aucun secours pour visualiser les éventuels obstacles jonchant le sol très sombre. J'ai suivi un chemin de randonnée et Mascotte m'a accompagné en trottinant, gambadant tantôt derrière moi, tantôt à mes côtés. Je me suis finalement arrêté au pied d'un grand arbre proche de la route. J'y voyais mieux à présent, car mes pupilles étaient complètement dilatées et la lumière du ciel réfléchie par la route toute proche m'éclairait suffisamment. J'ai posé mon sac à dos et j'en ai lentement sorti, un peu à tâtons, une poule "prête à cuire" d'environ un kilo... Mascotte serait ravi. Il le fut au-delà de mes espérances.

Après avoir posé délicatement le caméscope sur le sol, j'ai mis du temps à sortir la poule de son emballage, dans la pénombre. Il m'a fallu retirer et mettre de côté le plastique, puis décoller une grande étiquette en papier fixée à même la peau de la volaille, enfin retirer tant bien que mal la ficelle qui tenait les pattes bien serrées. Pendant tout ce temps, Mascotte m'observait. Très calme, il était allongé à environ un mètre de moi, attendant patiemment son heure. J'ai attrapé la poule dans la main gauche, tenant à nouveau le caméscope dans la main droite après avoir redémarré le mode enregistrement. Mascotte est venu sans précipitation ouvrir ses mâchoires puis les refermer sur la poule. Je pensais qu'il allait tout de suite emmener la précieuse volaille vers son terrier et je m'apprêtais à lui dire au revoir tout en filmant son départ. Mais Mascotte en avait décidé autrement.

Les relations entre Mascotte et moi ne cessent d'évoluer lentement. Après un épisode de relative confusion dans notre rapport dominant-dominé il y a quelques mois, la situation semble maintenant bien stable et Mascotte me fait une confiance remarquable. Cela fait certes à peu près un an qu'il mange dans ma main et plusieurs mois que je suis admis à l'accompagner dans ses tournées de marquage de son territoire. Toutefois, jusqu'à présent, il ne m'avait jamais "mis à contribution". Ce samedi soir 29 octobre, un nouvel épisode de nos relations de confiance allait s'ouvrir : Mascotte allait me confier la garde de sa poule !

Mascotte n'a pas emmené la poule directement vers son terrier. J'étais assis au pied de l'arbre, dans la quasi-obscurité : Mascotte a dû sentir que je n'étais pas pressé, il ne l'était pas non plus. Il était calme, en confiance et serein. Il s'est installé à une distance d'à peine plus d'un mètre de moi. Après avoir quelque peu retourné la poule sur le sol, à la recherche d'une prise idéale pour ses mâchoires, il s'est attaqué devant moi aux os les plus durs de cette pauvre volaille. Manifestement, il n'entendait pas dévorer la poule sous mes yeux mais seulement se régaler à broyer quelques os, toutes affaires cessantes. Le craquement sinistre des os de la poule entre les puissantes mâchoires de Mascotte, dans le silence de la nuit, avait quelque chose de terrifiant. Le côté "cinéma fantastique" de cette scène était encore renforcé pas la brillance incroyable, sur le petit écran de mon caméscope, des yeux de Mascotte dans la lueur de l'éclairage infrarouge. J'avais ainsi une étrange sensation d'ubiquité : j'étais à la fois spectateur d'une scène invisible, au milieu de l'obscurité et d'un silence profond seulement troublé par de sinistres craquements, en même temps que cameraman d'un film bien visible qui se déroulait en direct sur mon écran de contrôle dans une ambiance sans couleurs et glauque. C'était surprenant et assez impressionnant.

Après avoir broyé et avalé quelques bouts d'os très durs, Mascotte a méthodiquement déchiré les chairs situées à la base de l'une des ailes. Lorsqu'il a eu arraché l'aile, il m'a regardé un bref instant et a décidé de partir en l'emportant. Mascotte s'est éloigné en trottinant d'un pas décidé, me laissant seul dans l'obscurité et me confiant la garde de sa précieuse poule. Je ne sais s'il est allé jusqu'à son terrier ou s'il a enterré l'aile quelque part dans le sol à quelques dizaines ou centaines de mètres de l'arbre au pied duquel j'étais assis. J'ai gardé le caméscope à la main mais j'ai arrêté l'enregistrement en cours. Environ trois minutes plus tard, j'ai entendu un léger bruit près de moi dans la pénombre. J'ai redémarré aussitôt l'enregistrement et j'ai vaguement distingué la silhouette de Mascotte devant moi, en même temps que mon renard apparaissait clairement sur l'écran de contrôle du caméscope. Mascotte s'est alors attaqué à la deuxième aile de la poule, à peu près de la même façon. À certains moments, il s'est servi de l'une de ses pattes avant - ou même des deux - pour bloquer la carcasse sur le sol et faciliter ainsi la tâche de ses mâchoires.

La forêt était maintenant totalement silencieuse, hormis les terribles craquements des os de la poule dans la gueule de Mascotte. À de rares moments, sur l'écran du caméscope, j'ai vu Mascotte me jeter un regard furtif ou relever instinctivement la tête pour s'assurer qu'aucun prédateur ne rôdait autour de nous. Il a arraché la seconde aile de la poule, m'a regardé brièvement et a pour la deuxième fois disparu dans la nuit. Il me revenait à nouveau de monter la garde et de protéger la carcasse de sa poule. Environ trois minutes plus tard, Mascotte est réapparu. Après quelques instants passés auprès de moi, il a pris définitivement possession de la précieuse carcasse afin de l'emmener vers son terrier. Cette fois, le moment était arrivé de nous séparer. J'étais heureux d'avoir parfaitement accompli ma cruciale mission de "garde-poule"...

Mascotte s'est emparé de la carcasse à pleines dents et s'est éloigné en trottinant. Je lui ai dit « Au revoir Mascotte » sur un ton presque interrogatif. Je ne le voyais plus. Sur l'écran du caméscope, il a disparu également mais, après quelques secondes, j'ai ressenti une grande émotion en voyant sur l'écran "s'allumer" ses deux yeux dans la nuit : Mascotte venait de s'immobiliser à quelques mètres de moi et de tourner la tête vers l'arrière, me lançant un dernier regard. J'ai doucement répété « Au revoir Mascotte », mais cette fois sans intonation interrogative. Les deux yeux se sont "éteints" et Mascotte a définitivement disparu dans les ténèbres.

J'ai arrêté le caméscope, je me suis levé et j'ai repris mon sac à dos. Entre les arbres, je me suis prudemment et lentement frayé un chemin vers la route, la tête et le coeur pleins d'émotions inoubliables.

Deux yeux dans la nuit

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