LA COURSE A L'ARCHE

ANTICREPUSCULAIRE

Par Fabrice Morat

A Laurent et Didier

L'arche anticrépusculaire évoque pour moi mes premiers pas en astronomie. La "faute" en revient une nouvelle fois à Pierre Bourge qui décrit ce phénomène crépusculaire avec concision dans un de ses meilleurs guides de vulgarisation "Le ciel à l'œil nu et aux jumelles". Pourtant, il m'a fallu attendre de nombreuses années pour bien en appréhender les sensations et les couleurs…

I – Une arche parmi tant d'autres :

Force est de reconnaître que de débusquer l'arche vespérale en décembre et durant les courtes journées du mois de janvier, c'est plutôt sport ! C'est d'autant plus vrai que je ne suis plus dans le Finistère mais bien à la frontière est de la France. Il faut donc être bien organisé et débaucher suffisamment tôt. Puis au fil des jours, la marche du Soleil nous laisse de plus en plus de marge de manœuvre. Ainsi, chaque saison d'hiver, lors de mes sorties d'entraînement quotidiennes, je m'enfile environ une vingtaine de ces doux spectacles presque toujours pendant des périodes anticycloniques. Est-il la peine d'ajouter que je suis rarement déçu ?

Secundo, une arche, ça se mérite et se gagne à la sueur de son front. Début Février, j'avais en tête spécialement une double motivation : m'enquiller plus de 1000m de dénivelé positif en parvenant au sommet avant le coucher du Soleil mais aussi tenter de voir la Pleine Lune sur fond d'arche rose. Le départ habituel est situé en sortie du village de Grand-Bornand à 1022m d'altitude. Les raquettes sont chaussées en hâte dans l'ombre glacée de la vallée du Bouchet. Quelques centaines de mètres plus haut, le Soleil marque les pentes enneigées d'une ligne séparatrice entre le jour et la pénombre. Une course d'endurance et de résistance va soudain s'engager entre elle et moi. Me voilà ainsi, pleine pente, luttant avec l'astre du jour. La qualité de la neige est assez bonne; je m'enfonce peu même si je dois faire la trace. Un petit quart d'heure plus tard, je quitte le côté obscur et profite des rayons obliques du Soleil déclinant. J'en profite pour prendre en photo la chaîne des Aravis afin de fixer le déroulé chromatique de l'Alpenglühn. L'ombre me rattrape alors, il faut repartir. Les bâtons m'aident énergiquement à bondir sur la neige. Un coup d'œil sur la montre, je suis encore dans les temps. Mais le Soleil qui me nargue aux trois quarts babord me rappelle constamment à l'ordre. Au fil de l'ascension, je m'autorise quelques arrêts pour ma modeste imagerie. Rien de grave pour l'instant, les montagnes se parent encore du jaune du couchant. Voilà les derniers passages boisés et il reste maintenant le plus gros morceau à gravir. L'effort devient plus soutenu sur des pentes avoisinant les 30°. Il faut que je sois au sommet du Mt Lachat du Chatillon (Alt. 2050m) dans moins de 20mn. Au SW, le Soleil commence sérieusement à rougir et à s'abaisser sur la ligne de crête. Alors, je redouble de volonté et pousse un peu la machine. Enfin, les vents orographiques me signalent que j'approche du but. Après une bonne heure d'effort pour ce kilomètre vertical, je franchis la ligne d'arrivée effleuré par les ultimes rayons du Soleil. Mais mon dieu, qu'il fait froid ! Il me reste à attendre la montée de l'arche. En tenue légère, je patiente une bonne vingtaine de minutes face à ce spectacle routinier puis capitule devant les rigueurs de l'hiver. Pour l'arche, c'est gagné mais pour la PL, lorsque j'amorce la redescente, elle n'a toujours pas surgi de l'horizon. Plus bas, beaucoup plus bas, je distingue le long serpentin lumineux du retour des skieurs véhiculés vers des ciels plus pollués. Un souffle de liberté m'envahit aussitôt…

II – Description de l'arche anticrépusculaire :

Même si cela n'est pas stipulé dans la classification officielle, on peut associer sans risque cette belle émission crépusculaire aux autres photométéores (halos, couronnes, rayons verts,…, et autres teintes crépusculaires).

En fait, l'arche désigne à la fois un double phénomène marqué à l'œil nu par 2 teintes distinctes (rose-violet et gris-bleu). Suivez son déroulement dans le temps en vous aidant du schéma et des images.

Pour ceux qui bénéficient d'un horizon "zéro degré", il se passe déjà quelque chose dès le coucher du Soleil. En principe, au point antisolaire, vous pouvez commencer à assister au lever de l'ombre bleutée de la Terre. Cette bande gris-bleutée progresse très lentement. Ce que vous en voyez est la projection de notre globe terrestre sur les couches basses de l'atmosphère. Cette partie inférieure sombre de l'arche a quelque chose de mythique en soi et est vécu différemment suivant les observateurs. Pour ma part, ce n'est pas celle-ci qui m'impressionne le plus car la limite supérieure de l'ombre est toujours vue estompée, indépendamment des conditions de nébulosité autour de l'astre couchant. Cinq minutes après le coucher, l'ombre de la Terre est à peine plus distincte et devient désormais chapeautée par une zone plus large un peu rosâtre, l'arche proprement dite. C'est alors la seconde partie du spectacle engendrée par la rétrodiffusion des rayons solaires sur les couches les moins élevées de l'atmosphère (relativement épaisse avec 30 à 60 masses d'air). La lumière rasante émanant de l'astre du jour a perdu ses composantes bleue et verte par absorption d'où la couleur tournée plus volontiers vers le rouge. Vers h = -4°, l'arche rose atteint son paroxysme pendant seulement 1 à 2mn. C'est le point d'orgue du phénomène et la partie que je préfère. Le rose purpurin est admirable à l'œil nu. Puis les couleurs s'estompent rapidement en 2 à 3mn. Enfin, vers h = -6°, l'ombre de la Terre qui n'avait de cesse de grimper en devenant de plus en plus diffuse se fond dans l'arche qui tombe à son tour. Le bleu du ciel commence à devenir lugubre, on parle alors de contre-crépuscule. Avez-vous remarqué la légère convexité du haut de l'arche ? N'est-elle pas une preuve supplémentaire que la Terre est ronde ! J'ai également tenté de mesurer la vitesse ascensionnelle de l'ombre de la Terre. Dans la littérature, il est rare que les auteurs s'accordent à ce propos et c'est tout naturel puisque la montée de l'ombre est de plus en plus rapide au cours du crépuscule. Ma valeur mesurée de l'ordre de 5° de hauteur sur 10mn semble être une bonne moyenne. Mais au tout début du phénomène, j'avais noté une vitesse moitié moindre ! On trouve aussi beaucoup de données fantaisistes quant à la durée du phénomène. Au cœur de l'hiver, sous nos latitudes, j'arrive à 25mn avec peut-être quelques instants ratés dans les tous premiers instants. L'arche anticrépusculaire ainsi que le phénomène décrit dans le prochain chapitre sont bien ancrés dans le crépuscule civil. Il suffit donc d'étudier la variation de ce dernier suivant la latitude géographique et suivant la saison. Veuillez consulter à ce propos les abaques fort utiles fournis dans l'annuaire du Bureau des Longitudes (voir reproduction jointe). Pour mon exemple, j'obtiens 33mn en théorie. Maintenant, la hauteur angulaire de l'arche rose même diluée culmine à 20° au dessus de la limite supérieure de l'ombre. C'est sûrement une valeur optimiste digne d'un ciel pur de montagne. Les citadins et habitants des basses campagnes y trouveront peut-être à redire. Enfin, toujours dans mon exemple vécu, j'ai trouvé que la plus grande ampleur de l'arche couvrait 70° sur l'horizon. Le phénomène décrit ci-dessus est bien entendu inversé au lever du Soleil. Pour les poètes, on donne parfois le nom de segment noir à l'ombre et plus communément de Ceinture de Vénus au reste de l'arche.

 

 

LES CONDITIONS D'OBSERVATION

L'horizon doit être suffisamment dégagé sur un large azimut autour du point anti-solaire. Facile en plaine mais plus ardu en montagne car le relief immuable des crêtes a toujours le dernier mot. Tout est alors une question d'altitude relative par rapport au reste du décor. Par exemple, de mon point habituel peu élevé (alt. 1720m), j'ai la chance de bénéficier d'un horizon dégagé durant un bon mois car le point antisolaire se situe juste en direction d'un col d'altitude moyenne (1925m). Il faudra penser aussi au déplacement apparent du cœur du phénomène tout au long de l'hiver, du NE vers l'E sur la ligne d'horizon. En pratique, vous pouvez être tolérant jusqu'à 5° de hauteur car l'arche dépasse largement les obstacles éventuels. Ceci dit, il n'est pas difficile de démasquer l'arche mais attention toutefois de ne pas l'assimiler à un dôme grisâtre de pollution atmosphérique. La meilleure preuve est assurément que l'arche, elle, est mouvante !


III – Une invitée de marque, l' Alpenglühn :

Dans un contexte de paysage très accidenté, il est pour le moins difficile d'omettre cet autre phénomène crépusculaire accompagnant de près l'arche. La "lueur alpine" des allemands est la lumière rose-violette que prend le relief terrestre opposé au point solaire dès le Soleil couchant. Cette lumière tamisée du plus bel effet marque pour moi l'imminence de la tombée de l'arche. Lorsque vous vous trouvez sur une pente montagneuse dans l'axe de visée des 2 arches (crépusculaire et anticrépusculaire), donc sans obstacle majeur entre le Soleil et vous, vous êtes alors sur la ligne de mire de l'Alpenglühn. La couche de neige devant vous retransmet la teinte particulière de ce phénomène au chromatisme évolutif. C'est alors curieux cette sensation de pouvoir toucher le spectacle de ses doigts ! J'aime particulièrement lorsque les chaînes de montagne environnantes se parent d'une couleur lilas. Au tout début, l' Alpenglühn est jaune, le Soleil est encore à 5° sur l'horizon ; il vire ensuite à l'orange puis d'un beau lilas plus ou moins intense (suivant la couverture nuageuse dans le couchant) pour finir violet vers la fin du crépuscule civil ( h = -6°). En théorie, il disparaîtrait lorsque h = -8°. Ses différentes teintes sont telles une image homothétique de l'arche crépusculaire soit un juste reflet des teintes du couchant. Cela revient donc à étudier les couleurs des arcs crépusculaires du couchant qui varient suivant les effets de diffusion moléculaire et suivant l'absorption plus ou moins sélective des gaz (O3, H2O,O2). En effet, l'état météorologique de l'atmosphère autour du couchant (Ci, aérosols, etc.) provoque une importante modification de répartition de la luminance du ciel dans le rouge du spectre. De la multitude de teintes de l'Alpenglühn.

 


NE PAS CONFONDRE L'ALPENGLÜHN AVEC LA MANIFESTATION LUMINEUSE SUIVANTE:

Il peut arriver que les hautes montagnes se parent de la même robe que celle de l'Alpenglühn, ceci, bien après le coucher du Soleil et même plus tard après la chute de l'arche anti-crépusculaire. Les couleurs peuvent être aussi marquées mais sur fond de ciel plus sombre (on est plus avancé dans la nuit) et proviennent de la réflexion de nuages couchants fortement rosis ou rougis par un Soleil déjà très en deçà de la ligne d'horizon. C'est un peu le même phénomène qui se produit en atmosphère orageuse. Le paysage terrestre pouvant prendre des teintes étonnantes tirant dans le vert glauque comme si sa majesté le ciel avait sorti sa roue à filtres au coulant infini ! Les façades des maisons se parent alors de couleurs étranges, inhabituelles.

IV – Particularités :

Le contraste de l'arche semble logiquement dépendre de l'importance de la couverture nuageuse à proximité du Soleil levant ou couchant. S'il s'agit de nuages cirriformes (assez courant), le contraste de l'arche aura très peu à en souffrir mais des nuages plus bas et plus épais ont une incidence nette sur les couleurs. Voici mes constatations sur une arche issue d'un couchant nuageux (couvert jusqu'à h = 10° sur l'horizon SW) :

- Alpenglühn quasi inexistant.

- Arche beaucoup moins somptueuse (couleurs moins roses, moins violacées) et plus réduite en hauteur et azimut.

- Curieusement, l'ombre de la Terre reste quand même visible, pas moins estompée qu'à la normale. Le gigantesque drap noir n'a que cure de ces mineurs assombrissements bassement troposphériques !

- A de rares occasions, j'ai du faire avec des nuages parcellaires de type Cumulus cette fois-ci dans la direction du point antisolaire. Là aussi, le spectacle fut gâché même si ces derniers se colorent de teintes inaccoutumées.

- Cas des rayons anticrépusculaires : ils désignent les raies plus ou moins lumineuses convergeant au point antisolaire et paraissant comme une extension des rayons crépusculaires en plein cœur de l'arche anticrépusculaire. Rien de tel pour situer précisément l'emplacement du point antisolaire ! En montagne l'hiver où l'atmosphère est particulièrement limpide, leur observation reste tout de même très rare surtout avec un grand contraste. Je ne l'ai vu qu'une fois; les faisceaux étaient très obliques mais aux bords peu marqués. Mais peut-être que vous aurez la chance, un jour, de percevoir ces mêmes rayons aux bords beaucoup plus tranchés comme Laurent et Didier ont pu le réaliser de leur Bretagne natale (voir leur somptueux livre dans la bibliographie). J'aurai aimé être là pour le bel effet de perspective !

- A maintes reprises, j'ai remarqué le phénomène crépusculaire suivant au même moment que l'apothéose de l'arche : une couleur pastel magnifique facilement discernable (orange prédominant) à 90° du couchant sur l'horizon NW mais aussi dans la direction SE. Le cône de lumière est nettement moins haut que pour les 2 autres arches. C'est si caractéristique que j'en suis venu à définir de nouvelles appellations pour ces points originels (point "orthocrépusculaire" sur le schéma). En tout cas, je ne sais pas quel peintre talentueux a mélangé sur sa palette les teintes du couchant avec celles de l'arche anticrépusculaire mais en tout cas, il recommence tous les soirs si le ciel est dégagé ! Comme je ne bénéficie pas d'un horizon complet à 0°, je ne peux affirmer si l'on a affaire à un phénomène isolé ou est-ce simplement la fin du déroulé ourlé de l'arche crépusculaire ? C'est probablement le plus bel orange (par sa pureté et son uniformité) que vous puissiez voir dans la nature !

V– Le clou du spectacle :

Il y a 2 saisons de cela, en plein cœur de l'hiver, j'ai assisté bouche bée à un spectacle céleste unique en son genre : le lever de la PL dans le rose intense de l'arche. Imaginez au premier plan un tapis blanc de neige puis plus loin, blottie harmonieusement dans l'évasement d'un col, une grosse boule blanche perçant la nappe rose surmontant le bleu-gris de l'ombre de la Terre. Une circonstance fortuite que je pensais réellement reproduire les lunaisons suivantes mais en vain. Il est en effet difficile de tout conjuguer sur un instant aussi bref que les 2mn de l'arche au meilleur de sa forme. Jugez-en vous-même :

- Une phase de la Lune entre PL et PL-1. J'ai tenté à PL+1 et c'était déjà trop tard ! L'arche ne se satisfait pas d'une précision en jours lunaires mais plutôt en heures autour de la PL !

- des conditions météorologiques favorables

- un horizon suffisamment dégagé près du point anti-solaire

- de faire coïncider l'arrivée au sommet de votre site avec l'heure approximative de la montée de l'arche.

Si d'aventure, vous trouvez cette étonnante rencontre facile d'accès, je vous propose le challenge suivant : une éclipse totale de Lune sur fond d'arche anti-crépusculaire. Avec l'ajout de pigments naturels inédits sur l'horizon, la beauté de la scène aurait-elle à en souffrir ?

VI – Références :

(1) Le ciel, un jardin vu de la Terre (Laurent Laveder & Didier Jamet), 2008, Belin

(2) Météores et effets lumineux dans l'atmosphère terrestre (Emile Biémont), Collection Que sais-je ?, 1997, PUF

(3) Aurores, mirages, éclipses… (David Lynch & William Livingston), 2002, Dunod

(4) Light and color in the outdoors (Marcel G. J. Minnaert), 1993, Springer

(5) Jeux de lumière, les phénomènes lumineux du ciel (Françoise Suagher & J.-P. Parisot), 1995, Cêtre

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