LA PLUS PETITE TACHE SOLAIRE A L'ŒIL NU


Fabrice Morat

Aujourd'hui, le Soleil est-il taché ? Avant de sortir votre instrumentation, le plus rapide est de jeter un œil furtif à travers vos lunettes "spécial éclipse". Oui, il y a bien un point noir au premier coup d'œil: il s'agit certainement d'une grosse tache ou d'un groupe déjà évolué. Non, mais il me semble distinguer un minuscule confetti sur le disque. Pour en avoir le cœur net, une paire de jumelles "filtrée" permet de vérifier votre acuité visuelle. Lorsque la tache se trouve bien dans le bon quadrant du disque solaire, un sentiment d'auto satisfaction en découle aussitôt. Mais jusqu'à quel diamètre linéaire de tache peut-on faire confiance à sa vue ?...

I – Notion d'échelle de longueur :

En cette période de Soleil calme, il est pour le moins difficile d'avoir un échantillon varié en matière de tache puisque l'astre du jour peut se présenter à nous complètement vierge pendant plusieurs semaines. Et si l'on se préparait pour le prochain cycle undécennal!

La dimension des taches est alors fort variable: on peut trouver de simples pores sans pénombre d'un diamètre inférieur à 2000km qui peuvent donner, après plusieurs jours d'évolution du centre actif, de grands groupes complexes d'une longueur de plus de 150000km et des taches d'un diamètre de 50000km -soit 4 planètes Terre mises bout à bout-. Ces chiffres peuvent sembler impressionnants mais ne sont rien par rapport aux records historiques suivants: ainsi, le 4 février 1946, un groupe dépassait les 250000km de long et le 3 avril 1947, un convoi de 107 taches souillait la photosphère sur 320000km. Ce dernier spectacle devait, à n'en pas douter, être extraordinaire à l'œil nu puisque sa taille approchait le quart du diamètre solaire!

Mais ce ne sont pas ces formations particulièrement complexes qui nous intéressent ici mais bien des taches individualisées.

II – Notion de contraste et acuité visuelle :

On peut associer l'acuité visuelle au pouvoir séparateur de l'œil puisqu'elle représente sa capacité à voir des détails les plus fins possible. Dans le cas présent -détection d'un fin détail isolé sur un champ homogène-, on parlera de minimum visible opposé au minimum séparable -séparation de 2 points adjacents-. Or, le pouvoir séparateur moyen d'un très bon œil avoisine 1' dans des conditions normales d'éclairement, ce qui correspond à 10 dixièmes. Mais on peut faire mieux. Selon J. DRAGESCO, le minimum visible d'un bon observateur planétaire peut s'abaisser jusqu'à 30" toujours dans notre cas idéal de l'ombre circulaire noire d'une tache bien contrastée sur un fond clair. Dans ces conditions, la théorie sur le contraste montre que l'on pourrait descendre jusqu'à 12" de largeur angulaire minimale :

-app.mini = (0 ). PS où 0 = 0,04; 0 représentant le plus petit contraste perceptible. Notons toutefois qu'il est quasiment impossible de discerner un aussi petit détail notamment à cause de l'éblouissement. Le transit mercurien en est un exemple très explicite avec ses 12" de -app. N'est-il pas pour le moins ardu de déceler à l'oeil nu le passage de la "Nouvelle Mercure" devant le disque solaire?

Donc, en revoyant nos prétentions à la baisse, on obtient 95% de réussite dans la perception d'une tache noire de -app 18" sur fond clair (ciel bleu à 3000 cd/m2). C'est cette dernière valeur minimale que nous retiendrons.

Donc, en pratique, -app.mini = 18"

III - Les conditions idéales :

- La tache doit être suffisamment dégagée du limbe solaire pour une détection honnête et plus aisée du phénomène.

- Faut-il que le Soleil soit haut sur l'horizon? Pas forcément, j'aurais tendance à vous conseiller l'astre du jour à mi-hauteur (h 45°) afin de conserver une certaine rectitude du cou; le but étant de faciliter au mieux la vascularisation cérébrale et oculaire. Selon mon collègue Philippe MOREL, la meilleure position d'observation serait même celle de la tête légèrement penchée en avant. A essayer peut-être: la position couchée dans une chaise longue.

- Afin d'éviter de trop grandes déformations par effet de perspective, privilégiez une position de la tache le plus possible au centre du disque. Oui, c'est réalisable ! Si l'on tient compte à la fois de la loi de Spörer(1) et de la présentation de l'équateur solaire par rapport à la Terre (Latitude du centre B0 tiré des Ephémérides). Par exemple, actuellement, la loi de Spörer montre que les taches ont une tendance à se rapprocher de l'équateur solaire (entre -5 et +5°) au voisinage du minimum solaire. Puis, il suffit de consulter les éphémérides pour connaître les périodes de l'année où B0 = +5° soit fin juillet et fin octobre. En simplifiant, étant donné la faible amplitude de B0 (-7,25 B0 +7,25°), tous les jours de l'année sont bons à prendre en cette période de minimum solaire.

- Evitez de trop fixer la supposée tache: l'image du détail va finir par disparaître au bout d'un certain temps. C'est le phénomène de Troxler. Par bonheur, l'œil est instinctivement en perpétuel mouvement car des fluctuations d'image sont nécessaires pour produire un signal. Le problème ici tient en la faible taille apparente du disque solaire. L'œil a tendance à se positionner de part et d'autre du Soleil et tombe alors sur le ciel noir filtré perdant ainsi sa précieuse mise au point à l'infini. Au pire, si l'on exagère le temps de fixation sur la rétine, un nombre d'informations erronées seront décodées avec même l'apparition de points noirs fictifs sur la photosphère (influence du cerveau sur l'image finale ?). Pour éviter ces fâcheux travers, observez par à-coups, faîtes des courtes pauses en regardant sans forcer des détails lointains sur l'horizon. Cela permet de vérifier son accommodation à l'infini tout en se relaxant (pensez à votre respiration).

- L'information arrive en général sous forme de "glimpses" plus ou moins fugitifs en fonction de l'importance de la grandeur de la tache. Dans le cas présent (petites taches), les glimpses sont très brefs et quelquefois répétés au même endroit durant la vague d'observation. Ils seront de toute façon beaucoup plus courts que ceux plus appuyés obtenus en vision décalée scotopique.

IV – Choix du matériel filtrant :

En groupe lors de manifestations, vous vous êtes tous prêtés au jeu d'échange des lunettes "spécial éclipse" laissant apparaître de nettes différences de qualité entre elles. Pourquoi? Le rendu final de l'image est lié principalement à la densité optique fonction de la transmission mais aussi à la qualité du matériau filtrant. La plupart sont de densité 5, c'est-à-dire qu'elles laissent passer 1/100000 du rayonnement solaire. L'ennui dans ce monde trop sécuritaire qui est le nôtre, c'est que certains modèles en polymère ne sont plus bien loin de la densité 6! Ce fut le cas par exemple de lunettes "spéciale annulaire d'octobre 2005" vendues dans un magazine populaire d'astronomie. Elles arrivaient à estomper de fines taches solaires susceptibles d'être discernées avec d'autres lunettes. A réserver donc pour des expéditions au Niger en plein mois de juin! Le polymère noir vendu en feuille chez Devaux & Chevet est de meilleure facture. Le reste des chutes pourra toujours être utilisé pour un chercheur ou de petites jumelles. Mais j'ai une nette préférence pour d'autres lunettes en polymère trouvées en l'état sur le terrain lors de la "Totale" de 1999. De nos jours, elles sont encore distribuées par Rainbow Symphony aux Etats-Unis et en Angleterre. Elles filtrent juste ce qu'il faut et se révèlent les plus confortables à l'usage. Bizarrement, la feuille solaire Astro-Solar fabriquée par la firme allemande Baader Planetarium et disponible en France chez Médas semble inférieure au modèle précédent pour une observation à l'œil nu. Non pas que le contraste soit diminué mais le rendu blanchâtre du disque solaire est quelque peu éblouissant. Aussi, j'utilise des lunettes confectionnées en Astro-Solar seulement lorsque le fond de ciel est nuageux. Bien entendu, il en va tout autrement pour des filtres instrumentaux, l'Astro-Solar étant le meilleur en définition d'image. Attention, ce dernier type de filtre voyage mal. Quelques compressions occasionnent vite des rayures voire des piqûres avec comme conséquence néfaste un disque solaire encore plus éblouissant. Un étui rigide est la seule solution pour le transport. Une feuille en Mylar est également une solution économique mais attention, elle est de densité 4 (transmission de 1/10000). Conservez vos lunettes de Soleil! Lorsque je possédais encore mon filtre pleine ouverture (279mm) en verre traité de marque Thousand Oaks Optical type 2 et de densité 5, il suffisait de mettre la tête dedans mais je ne me souviens plus de la comparaison avec des lunettes en polymère si ce n'est le rendu jaune-orange de l'image.

 

V – Méthodes de mesure de l'ombre d'une tache (L) :

Le recours à une instrumentation classique est ici obligatoire. Même une petite lunette astronomique peut suffire; le suivi équatorial étant un plus.

- METHODE DE DEFILEMENT:

Orientez un des fils du réticule de votre oculaire guide parallèlement au sens de déplacement de la tache; l'autre fil perpendiculaire coupera la tache sur les 2 bords avant et arrière de l'ombre; moteur en préalablement coupé. La tache défile tranquillement d'E en W. Il suffira ensuite de chronométrer le temps de passage entre les 2 bords sombres -suivant et précédent- puis d'utiliser la classique relation liant la seconde d'arc à la seconde (de temps):

L = 15t.cos

….déclinaison solaire au moment de la mesure (Cf. éphémérides)

t…….temps de passage chronométré en s.

L……largeur de l'ombre en ".

Pour vous éviter les quelques transformations trigonométriques, vous pouvez employer la relation de Roth qui donne directement L en km.

L = 10855t.cos

Notons que celle-ci n'est valable que pour une distance Terre-Soleil moyenne et donc figée.

Je ne saurais trop conseiller cette méthode de mesure-ci à moins que l'ombre revête une forme régulière sphérique ou carrée ou bien encore que l'axe de symétrie de l'ombre (comme le grand côté d'une forme rectangulaire) soit dans le même sens E/W de défilement.

- METHODE PAR PROJECTION:

Projetez l'image de notre Soleil sur un écran situé en arrière de l'oculaire. Fixez une feuille blanche sur cet écran et dessinez consciencieusement les taches solaires. De cet habile travail de décalquage, il en vient rapidement l'échelle du croquis (par exemple, 1mm sur le papier représente 10000km sur le Soleil). Puis vous mesurerez à votre guise l'ombre sous toutes ses coutures. Vous pourrez même tenir compte des déformations en latitude si la tache est notablement éloignée du centre du disque représenté sur la feuille. Il suffira simplement de multiplier la taille de l'ombre par le cosinus de l'angle apparent en latitude.

Cette méthode est intéressante à plus d'un titre: elle est pédagogique, applicable en groupe et peut encore être mise en œuvre avec un simple instrument à monture azimutale. De plus, on conservera une trace mémorisée de son travail.

- METHODE DIRECTE PAR OCULAIRE MICROMETRIQUE: Cf. aussi exemple suivant

On utilisera ici avec fruit l'excellent Microguide OR12,5 de chez Baader. Orientez librement l'échelle linéaire parallèlement à l'axe de mesure de l'ombre; échelle préalablement étalonnée avec soin suivant les recommandations de la notice. Ainsi, en fonction de la focale instrumentale employée (F), une petite division de l'échelle correspondra à un nombre précis de secondes d'arc. Il suffira ensuite de compter dans le champ de l'oculaire le nombre de divisions surimposées sur l'ombre de la tache pour en déduire sa taille apparente en ". Facile, me direz-vous…du moment que F reste modéré. En pratique, plus l'instrument utilisé sera gros, plus il faudra une mise en station soignée, le recours à un suivi "solaire" et faire avec la forte agitation atmosphérique diurne.

 

VI – Exemples de mesures sur le terrain : Le 9 septembre 2006 vers 15h15TU

 

En cette fin d'après-midi, le Soleil était déjà bas sur l'horizon (h =27°), le seeing était correct (S3/5) et la transparence très moyenne (voile important de cirrostratus). Armé de mes lunettes préférées en polymère (cf. §IV), je décidais de sonder la photosphère à l'œil nu malgré la mauvaise transmission lumineuse (transparence + hauteur du Soleil). A première vue, la surface semblait vierge. Puis, après quelques secondes d'attention, des "glimpses" furtifs puis saccadés m'apparurent toujours au même endroit du disque solaire. Afin de relaxer ma vue, je fis une courte pause en détachant mon regard du Soleil. Une dernière tentative finit par me convaincre qu'il y avait bien quelque chose dans cette zone de la photosphère. Un rapide braquage à la J15x50 filtrée confirma ma performance visuelle. Cette tache semblait bien petite mais quelle taille au juste pouvait-elle faire? Pour en avoir le cœur net, je décidai de sortir l'artillerie lourde (CG14). Dix minutes après, je comptais le nombre de divisions "noircies" de l'échelle linéaire (oculaire micrométrique précité) au T356x335. Bref, cette ombre du 9 septembre mesurait environ 20". Et quelques rapports trigo plus tard, en fonction de la distance Terre-Soleil du moment, j'obtins le diamètre réel de l'ombre de la tache soit environ 14500km. Attention, cette mesure n'est aucunement la largeur réelle de la tache puisque celle-ci possédait bien une pénombre que j'ai d'ailleurs omis de mesurer.

Lorsque l'on parle de plus petite tache visible à l'œil nu, il est évident que l'on sous-entend la détection visuelle de son ombre. Malgré tout, des taches peuvent apparaître sans pénombre. Dans la littérature, la confusion régnera toujours. Pierre Bourge annonce par exemple 50" pour la plus petite tache à l'œil nu dans son fameux "A l'affût des étoiles" mais je parierai volontiers qu'il s'agit là d'une résolution de l'ombre, ce qui n'est déjà pas si mal! J'ai remarqué aussi que le rapport moyen ombre/tache est souvent de ½ dans le cas de formations régulières et sphériques. Les largeurs réelles de tache s'en trouvent alors doublées (voir tableau).

Sur ces dires, la tache du 9 septembre mesurait donc moins de 30000km, ce qui, vous en conviendrez, n'est plus tout à fait la même chose. Cette valeur est assez proche du minimum théorique (26000km). La chance devrait sourire un jour à celui qui, tout en se rapprochant des 18", tombera sur une tache solaire avec peu ou pas de pénombre. Et la Terre se trouverait au périhélie de surcroît. Pour sûr que de tomber en pareilles circonstances sera une tâche de longue haleine!

(1) Loi régissant la variation de position des taches suivant la latitude au cours du cycle undécennal.


Tableau : Largeur des ombres discernées en fonction du pouvoir séparateur de l'œil








 

 

 

 

 

 

DIAMETRE

 

LARGEUR

OMBRE en km

LARGEUR approximative

 

apparent mini

 

Dist. Terre-Soleil moyenne

Dist. périhélique

TACHE en km

QUALITE ŒIL

 

 

 

 

 

 

 

 

(148,9.106)

(146,4.106)

Dist. Terre-Soleil moyenne

 

 

 

 

 

 

 

1'

 

43500

42500

86500

œil sain

50"

 

36000

35500

72000

+ œil exercé

30"

 

21500

21000

43500

" "

18"

 

13000

13000

26000

+ œil aiguisé

 

 

 

 

 

 







Remarques :






Les distances Terre-Soleil ci-dessus s'entendent de surface à surface soit déduites d'un rayon solaire

(environ 700 000 km) ; le rayon terrestre étant négligeable.



Les largeurs ont été arrondies à 500km près.










Références:

- Aurores, mirages, éclipses…comprendre les phénomènes optiques de la nature

D. LYNCH, W. LIVINGSTON Edit. Dunod

- Ciel et Espace…Juillet-août 1986 page 24

- Astronomie, le guide de l'observateur -1er tome-

P. MARTINEZ & Co. Edit. SAP

 

 Retour aux articles de Fabrice Morat