A
propos des travaux d'Halton Arp
Une controverse astronomique (I)
En
1987, l'astronome américain Halton Arp (1927-2013) publia un livre intitulé "Quasars, Redshifts, and Controversies"[1]
consacré à l'interaction présumée des galaxies avec des quasars
distants, un sujet qui reflète bien l'état dans lequel se trouvait la
communauté scientifique à l'époque. Dans ce livre, l'auteur nous
présente de manière unilatérale l'une des questions clés de la
cosmologie moderne : que représente le décalage Doppler vers le
rouge ou redshift des galaxies ? Arp publia par la suite "Seeing
Red". Ces livres seront précieux pour toutes les personnes qui s'intéressent
aux problèmes cosmologiques et à l'histoire des sciences.
Selon
Halton Arp, le problème était le suivant. Si les quasars
présentaient le même décalage vers le rouge (redshift), mais étaient répartis uniformément à
travers l'Univers, leur nombre total devrait augmenter d'un facteur
quatre pour chaque magnitude à mesure que l'on s'éloignerait dans
l'espace. Or Arp et ses collègues considéraient que ce n'est pas ce qui
se passe en réalité. La découverte d'une chute drastique du nombre de
quasars au-delà de z=2 représentait donc à ses yeux un problème majeur. Pour z=3 ou
4, les échantillons photographiés seraient les quasars les plus
brillants à cette distance. A priori, étant donné que la galaxie et le
quasar ne peuvent pas être reliés physiquement sur une aussi longue distance,
Arp s'orienta vers une solution non cosmologique. Il soumit ainsi plusieurs
idées à la sagacité des scientifiques :
- Quelle preuve
avons-nous que l'effet Doppler observé dans le spectre des quasars
(cf . la spectroscopie) est lié
à l'expansion de l’Univers (cf. la loi
de Hubble-Lemaître) ? Sur les milliards d'années-lumière que parcourt un photon,
n'y a-t-il pas d'autres phénomènes qui peuvent l'influencer ? Cette remise
en question des méthodes cosmologiques bouleverserait néanmoins toutes les
lois physiques sans apporter la moindre solution.
-
Trop distants pour interagir, il faut considérer que l'effet Doppler ne
s'applique pas à l'ensemble des objets de l'Univers. Ce corollaire est
tout aussi embarrassant.
-
Si le décalage Doppler n'est pas fonction de l'éloignement, ces quasars
peuvent très bien être reliés à leur galaxie hôte. Dans ce cas, le
déplacement rapide des raies spectrales pourrait s'expliquer par
l’éjection de matière à partir du noyau.
De
telles assertions suscitèrent une violente polémique dans la communauté
scientifique. S'il fallait à ce point amender les théories
fondamentales, mieux valait considérer ces observations comme des
artefacts optiques, des effets gravitationnels locaux, ou plus
certainement comme une mauvaise interprétation des résultats. Pour les
astronomes "traditionnels", la chose était classée. Ils considéraient
que leurs théories étaient exactes, appuyant leur thèse de nombreux cas
de figures bien plus convaincants que ceux de Arp et ses collègues.
A
consulter au Caltech
Le
catalogue ARP en images
Ce n'est pas la première fois qu'une telle controverse surgit dans le
domaine de l'astronomie, c'est d'ailleurs le propre de la Science
d'être sceptique et de remettre en question les anciennes idées dès lors
que les théories sont fausses, incomplètes ou s'avèrent paradoxales par rapport à
de nouveaux faits. On y reviendra à propos du rôle
et de l'objectif de la Science. Mais cette fois ces divergences mirent en
doute les compétences du célèbre astronome à qui l’on refusa l’accès
aux observatoires de Las Campanas et de nouveaux crédits de recherches.
Ces refus suscitèrent sa démission du Caltech. Soyons rassurés, Arp
reprit ses travaux à l'Institut Max Planck en Allemagne où il resta
jusqu'à sa retraite du monde scientifique.
Relecture
Nous allons réexaminer et documenter les différents
interprétations que l'on trouve dans la littérature à propos de
l'éventuelle interaction de galaxies avec des quasars distants afin d'évaluer
dans quel sens nous devons considérer les propos d'Halton Arp. Ce
genre de traitement se produit continuellement en
science à propos des travaux importants; les articles sont appréciés
par un comité de lecture (appelé "referee" représentant
des experts du domaine concerné), et la plupart des travaux qui
sont finalement publiés sont à nouveau contrôlés et répétés
par d'autres.
En
collaboration avec l'astrophysicien Dave Latham
de l'Université d'Harvard et astronome senior au SAO, spécialiste
de la dynamique des étoiles binaires et des galaxies proches, nous
allons répéter les travaux d'Halton Arp. En effet, depuis la publication
du livre d'Halton Arp, très peu d'études entreprises par les
professionnels pour examiner ses prétendues découvertes ont été
communiquées au public dans les magazines ou sur Internet.
Il
semble donc opportun de discuter publiquement de cette problématique car on ne
peut pas discuter de cette controverse sans en connaître
réellement les détails, et sous-entendre qu'il faut rejeter son
point de vue simplement parce qu'il ne cadre pas avec le modèle
"standard" sans juger ses mérites.
Cette polémique,
qui était vive à l'époque[2]
dans la mesure où toutes les analyses n'avaient pas encore été
réalisées faute de télescope suffisamment puissant,
est en partie due au fait que Arp n'a jamais présenté
d'alternative bien claire pouvant servir de base au développement
d'une série de prédictions intéressantes et de tests.
Mais
certains astronomes anticonformistes tel Thomas Van Flandern (1940-2009),
directeur du META Research jugeant qu'un tel cadre de référence n'était
pas avantageux car les chercheurs tenteront alors de ne considérer que
les interprétations sans considérer les faits. Cela dit, la théorie
du Big Bang nous propose ce cadre de référence et
depuis les résultats positifs de la mission
Planck, cette théorie est presque universellement acceptée.
|
La
parallaxe trigonométrique π se calcule connaissant le demi-grand axe
de l'orbite terrestre (a=1 UA) et les positions (E1 et E2) de l'étoile par
rapport au fond stellaire "statique" à 6 mois d'intervalle
(T1, T2). |
D'où
vient la problématique ? Considérons des questions simples
comme par exemple : peut-on prouver le mouvement de la Terre (sa
rotation sur
elle-même et sa révolution autour du Soleil) ? Une série
d'observations sont consistantes avec l'idée que la Terre subit un
mouvement de rotation (alternance du jour et de la nuit, la marée
liée à la force centrifuge de la Terre, les mouvements lunaires) et se déplace sur son
orbite (révolution synodique, le climat, le radian des météores,
etc.), mais aucune
d'elle ne prouve qu'il en est ainsi. Pour le prouver, il faut le
démontrer mathématiquement et accessoirement être capable d'en
prédire l'évolution. En effet, encore aujourd'hui, certaines
personnes croient toujours que le Soleil tourne autour de la Terre.
C'est apparemment vrai dans le référentiel de la Terre, mais comme
illustré à gauche, un simple calcul de la parallaxe
des étoiles proches prouve que cette théorie est fausse; en plus
de tourner sur elle-même, la Terre gravite autour du Soleil et non
l'inverse.
Peut-on prouver que les décalages
vers le rouge (redshifts) sont dûs à la vitesse, ou plus
exactement à l'expansion de l'univers ? Non plus, mais nous pouvons
dresser la liste d'une série d'observations et d'interprétations
compatibles avec ce point de vue (dont l'effet Doppler et la
fréquence du rayonnement cosmologique à 2.7 K).
Et de la même façon, Arp
peut-il prouver que les redshifts contiennent une large
composante non imputable à la vitesse ? Non, mais il a dressé la
liste d'une série d'observations qui ne sont pas tout à fait
concordantes avec le modèle actuel. Et même si ces objets ne représentent qu'une fraction de pourcents
d'objets sur des centaines de milliers alors répertoriés, l'interprétation
qu'ils ont suscitée remis en question la théorie cosmologique acceptée
par plusieurs générations d'astronomes depuis les années 1930, d'où la
levée de boucliers que fit cette prétendue découverte dès sa
publication dans le petit monde fermé des astronomes.
Parmi
les rares astronomes qui ont étudié de façon détaillée
les travaux d'Halton Arp, suite à la pression amicale de ses élèves, Dave
Latham fit un travail remarquable de vulgarisation en réexaminant ces travaux
en 1990 afin de se faire une idée précise de cette problématique.
On ne peut en effet ni accepter ni rejeter une conclusion
particulière si on ne connaît pas le sujet en détails. Mais par
ailleurs comme le disait à propos Sherlock
Holmes, "c'est une erreur capitale que de bâtir une théorie sans
avoir réuni toutes les preuves. Cela fausse le jugement." C'est
donc pour répondre à ces deux remarques pertinentes que nous allons
étudier les travaux d'Halton Arp et proposer quelques axes de
discussions.
A
titre professionnel c'était aussi pour Latham une bonne excuse pour
s'intéresser d'un peu plus près au Groupe Local et aux amas
extragalactiques compacts. Comme bon nombre de lecteurs le
feront à n'en pas douter, Latham passa pendant trois mois la
plupart de ses après-midi dans une bibliothèque, lisant tout ce
qu'il pouvait trouver sur le sujet dans la littérature
scientifique.
J'ai
donc contacté Dave Latham à cette époque via le Usenet. Après un
échange de correspondance, il a directement accepté
de partager ce qu'il avait découvert, chaque élève prenant
ensuite la peine de reproduire ses calculs et d'essayer de
comprendre la méthode utilisée par Halton Arp pour aboutir à ses
conclusions. Voici le témoignage de cette analyse contradictoire.
A
propos du décalage Doppler
Avant
toute chose précisons quelques points de détails
qui nous seront utiles plus loin lorsqu'il s'agira de mesurer les décalages
Doppler des galaxies distantes.
Les raies d'absorption
qu'on observe dans un spectre d'étoile
ou d'une galaxie sont en général décalées proportionnellement à
leur vitesse. Ce décalage s'exprime par la formule bien connue :
z
= V'/Vo = v/c
Rappelons
que lorsque la vitesse du corps devient significative vis-à-vis de
la vitesse de la lumière, cette formule doit être modifiée comme suit :
En
relativité restreinte, z peut donc avoir une valeur supérieure
à 1 assez rapidement. Sans la théorie d'Einstein nous ne pourrions
comprendre comment un objet peut se déplacer apparemment plus rapidement que la
vitesse de la lumière.
Se greffe sur cette loi, les méthodes de travail. Il existe
en effet plusieurs méthodes pour mesurer le décalage Doppler des
galaxies. Il faut savoir quelle partie (bras ou noyau) on examine,
et, si on travaille dans le spectre optique ou en radio, si l'objet
est proche ou lointain.
Optiquement parlant, on tente d'utiliser la
même ouverture pour toutes les galaxies que l'on mesure : 6" x
3" pour le catalogue "CfA Redshift Survey" par exemple. Pour les
galaxies les plus proches, qui s'étendent sur plusieurs minutes
d'arc sur le ciel, nous n'analysons que la partie centrale
comprenant le noyau. Pour les galaxies plus distantes, pour lesquelles le diamètre
apparent peut se réduire à moins d'une minute d'arc, nous
analysons ensemble le noyau ainsi que la région alentour. Dans la
partie radio, la résolution du faisceau est d'ordinaire plus grande
que la taille apparente de la galaxie que nous mesurons, et nous intégrons
donc tout l'objet d'un seul coup.
Mise
à part la distance de l'objet, quels sont les facteurs qui influencent le décalage Doppler
des raies spectrales d'une étoile ? Les raies spectrales peuvent être
décalées pour quatre raisons essentielles. Les raies peuvent tout
d'abord être décalées par un champ magnétique très puissant
(qui sépare également les raies en leur composantes). Pour les étoiles
naines, telle AM Herculis, dans lesquelles le champ magnétique s'élève
à des millions de gauss, les raies peuvent être décalées de
plusieurs centaines d'angströms par rapport au spectre de référence,
au repos.
La
lumière peut également être décalée lorsqu'elle
essaye de s'affranchir d'un champ gravitationnel intense. Le spectre
du Soleil par exemple est décalé d'environ 0.01 Å par la gravité
qui règne à sa surface, qui est environ 10 fois supérieure à
celle de la Terre.
Que se passe-t-il lorsqu'une étoile est en rotation ? Si la
lumière nous arrive du côté qui s'approche de nous, celle-ci sera
décalée vers le bleu alors que les éléments s'éloignant de nous
seront décalés vers le rouge. La partie de l'astre nous faisant
face ne présentera pas de décalage Doppler. Les raies seront
simplement plus larges que celles d'un astre au repos. Cette propriété
est mise à profit pour analyser la dynamique des éléments dans
l'atmosphère solaire (trichromie autour de la raie de l'Hydrogène-α)
ou les galaxies (mouvements dans les bras spiraux).
Que voit-on lorsqu'on mesure le spectre intégré d'un amas
globulaire ou d'une galaxie, dans lequel la lumière de toutes les
étoiles est mêlée ? Tant pour les mesures optiques que radios,
les étoiles et le gaz évoluant sur des orbites autour du noyau de
l'amas, la dispersion des vitesses élargit les raies spectrales de
100 à 500 km/s. Cette dispersion est beaucoup plus faible que celle
mesurée globalement pour tout un amas.
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A
gauche, illustration des différents mouvements galactiques relatifs
au sein de la Voie Lactée et par rapport au Groupe Local. Notons
que le Soleil présente également un mouvement particulier
par rapport à la Galaxie estimé à 15 km/s en direction de
l'Apex situé près de l'étoile Véga de la constellation
de la Lyre (coord. galactiques : l=56°, b=+23°). Au total,
en 2023 la vitesse du Soleil fut estimée à 227 km/s autour du
centre de la Galaxie (contre 220 km/s à l'époque de Arp). A
droite, les mouvements absolus par rapport au fond
cosmologique à 2.7 K. Voici une infographie
plus détaillée des mouvements de la Terre et du Soleil. Documents T.Lombry. |
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La
vitesse relative typique d'une étoile du disque de la
Galaxie peu éloignée du Soleil est de 15 km/s (z = 0.00005). Ce
redshift représente déjà une vitesse très élevée. Un coureur
de 100 mètres par exemple ne peut atteindre que 0.010 km/s en
l'espace de 10 secondes, et un 747 vole à environ 0.2 km/s.
Actuellement, la plupart des étoiles proches du Soleil se déplacent
ensemble autour du noyau de la Galaxie à une vitesse d'environ 227 km/s (à l'époque des travaux de Arp, cette vitesse était estimée
à 220 km/s).
Le
décalage spectral le plus élevé pour une étoile de
notre Galaxie est d'environ -10 Å, l'étoile se rapproche de nous,
ce qui correspond à une vitesse de long de la ligne de visée
relativement au Soleil de -585 km/s (z = -0.002). La Terre se déplace
autour du Soleil à une vitesse d'environ 30 km/s, ce qui en soi
peut-être un facteur important. Connaissant parfaitement l'orbite
de la Terre et sa vitesse orbitale, les mesures de redshifts doivent
être corrigées pour le centre du Soleil avec une précision supérieure
à 0.001 km/s.
Si
on combine la vitesse propre du Soleil vers l'Apex (15 km/s) à son
mouvement autour de la Galaxie (227 km/s), on obtient une vitesse
résultante de 242 km/s (et de 235 km/s à l'époque de Arp).
Mais que se passe-t-il si
on considère l'orbite de la Terre autour du centre de la Galaxie ?
Si nous voulons étudier les décalages spectraux des objets
situés en dehors de notre Galaxie, nous devrons tenir compte de ce
déplacement.
Notons
que si on calcule le déplacement du système solaire par rapport au
fond cosmologique (CMB) à 2.7 K, on obtient une vitesse d'environ
368 ±2 km/s. Quant à la vitesse du Groupe Local, elle est de 627 ±22 km/s
par rapport au CMB.
Et
qu'en est-il de l'orbite de notre Galaxie dans le Superamas Local de
galaxies ou superamas Virgo ? Si nous désirons étudier les décalages
spectraux des objets situés au-delà du Superamas Local, nous
devrons également les corriger pour ce mouvement. Voyons à présent
comme Arp s'y prend dans son chapitre 7.
Les
redshifts dans le Groupe Local de galaxies |