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La Bible face à la critique historique

La Transfiguration du Christ par Carl Heinrich Bloch. Tableau réalisé vers 1870. Document Wikiart.

Jésus le métamorphe

Quand les auteurs synoptiques évoquent la résurrection de Jésus, pour décrire son apparence ils utilisent généralement deux termes. Soit ils parlent d'apparitions de Jésus sous une forme apparemment humaine, faite de chair et d'os que même saint Thomas a pu toucher et capable de se nourrir, soit ils parlent de transfiguration lorsque les témoins oculaires ont du mal à décrire l'apparence de Jésus ou ne le reconnaissent pas. Face à cet étrange phénomène, certains exégètes, historiens et linguistes ont préféré utiliser le terme de métamorphose pour qualifier les différentes transformations de Jésus, terme correspondant mieux à la traduction du texte grec original qui utilise l'expression "ἑτέρᾳ μορφῆ" (étéra morphê) signifiant littéralement "autre forme".

Précisons que le terme polymorphe est généralement pris dans un sens scientifique (par exemple le polymorphisme génétique) mais il s'utilise également pour qualifier des êtres thériomorphes, c'est-à-dire capables de prendre une forme bestiale. On y reviendra.

Phénomène réel ou légende, nul ne le sait, mais il est certain qu'on retrouve ce concept dans tous les récits mythologiques. Pour appuyer cette idée, nous verrons que plusieurs passages des Évangiles évoquent clairement une interprétation au second degré. On y reviendra. Qu'on y croit ou pas, par esprit de curiosité, analysons ce concept en détails.

A propos de la finale longue de Marc

Très tôt dans l'histoire de l'Église, les exégètes nous ont appris que la finale longue de l'Évangile selon Marc (Marc 16:9-20) qui évoque la résurrection de Jésus était un ajout tardif probablement par un membre de la Grande Église au IVe siècle. Bien que tardive, cela ne signifie pas que cette finale longue est sans intérêt. Elle représente en effet la première tentative de l'Église d'harmoniser les quatre Évangiles sachant qu'ils contenaient visiblement des idées en contradiction avec le canon.

Que nous apprend la finale longue de Marc ? L'auteur anonyme qui ajouta cette finale est bien conscient que le récit de Luc est différent, contrastant également avec le récit de Matthieu évoquant l'apparition de Jésus à Marie-Madeleine (Matthieu 28:8-10) et sa rencontre avec les disciples en Galilée, des évènements que Luc ne mentionne pas. Or cette omission par Luc contredit ses propres commentaires car il précise à la toute fin de son Évangile que Jésus ressuscité s'adressa aux apôtres et leur demanda de "rester dans la ville" jusqu'à la Pentecôte (Luc 24:49, Actes 1). L'auteur de la finale longue connaît ce texte et apprécie visiblement Luc car il choisit ce passage des Actes pour compléter le texte de Marc en évoquant le grand projet d'évangélisation des nations qu'on retrouve également chez Matthieu (vv. 28:16-20).

Mais plus important, Marc précise à propos de Jésus "Après cela, il apparut, sous une autre forme" (Marc 16:12). Cette expression fait écho au langage de Paul qui parle d'une métamorphose de Jésus, se transformant d'"homme corruptible" fait de poussière en un "esprit vivifiant" (1 Corinthiens 15:42-49). Cela montre que l'auteur de la finale longue était bien conscient que la "forme" apparente de Jésus variait selon les sources. C'est d'autant plus vrai que l'idée d'une résurrection "corporelle" n'était pas la seule envisagée ni même préférée ou classique. En effet, Luc prend soin de s'assurer que personne ne pensait que Jésus était un "fantôme", une "apparition" dans l'esprit des disciples (Luc 24:36) et insiste même pour dire que Jésus mangea du poisson rôti et un rayon de miel avec eux (Luc 24:42). Mais Luc comme Paul ont bien insisté que le corps de Jésus s'est transformé en quelque chose de plus qu'un corps de "chair et sang" revenant d'entre les morts.

Bien que la majorité des chrétiens pratiquants apprécient ce passage des Évangiles, y accordant beaucoup de foi, on peut tout de même se demander d'un point de vue scientifique d'où les Synoptiques et Paul tiennent-ils cette idée que Jésus s'est métamorphosé lors de sa résurrection ? Pour le savoir, nous devons enquêter sur les traditions paléochrétiennes et notamment grecques et relire en parallèle les passages concernés des Évangiles et des textes apocryphes.

Les métamorphoses de Jésus dans la tradition paléochrétienne

A quoi ressemblait Jésus ? Nous avons brièvement évoqué l'aspect physique de Jésus en insistant que nous ne possédons aucun texte le décrivant ni portrait de Jésus et que la plupart des illustrations sont d'origine européenne et le représentent comme un personnage caucasien et même souvent blond aux yeux bleus qui n'a vraisembablement rien à voir avec l'aspect du personnage réel d'origine sémitique. Ceci dit, la question qui nous préoccupe est la nature métamorphique de Jésus.

La Transfiguration du Christ. Fresque en mosaïque réalisée en 1924 par Umberto Noni dans l'église de la Transfiguration du mont Tabor (la montagne de la Transfiguration) en Israël. La légende dit en latin "Et il a été transfiguré devant eux".

D'abord définissons quelques termes. Dans la littérature classique, il est courant que les dieux et les humains subissent une métamorphose, changeant d'une forme à l'autre. Ainsi dans la Genèse, "la femme de Lot regarda en arrière et fut changée en statue de sel" (Genèse 19:23-26). Dans les "Métamorphoses" d'Ovide, Baucis et Philémon font le voeu d'unir leur destin et sont transformés en arbres (ch. VIII, 698-724).

La métamorphose comprend le polymorphisme, c'est-à-dire la capacité pour un organisme de prendre différentes formes. Selon la littérature, un être polymorphe peut changer de forme de manière séquentielle ou apparaître sous différentes formes à différentes personnes en même temps.

Cela s'applique-t-il à Jésus? Le seul cas de métamorphose est la Transfiguration citée dans les Évangiles où "six jours après [sa résurrection] Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et [son frère] Jean, et il les conduisit seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux; ses vêtements devinrent resplendissants, et d'une telle blancheur qu'il n'est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi" (Marc 9:2-3), Matthieu précisant que les vêtements de Jésus "devinrent blancs comme la lumière" (Matthieu 17:1-2). Luc écrit à propos de Jésus, "Pendant qu'il priait, l'aspect de son visage changea, et son vêtement devint d'une éclatante blancheur" (Luc 9:29). Les Synoptiques sont donc du même avis.

Marc dit explicitement que Jésus subit une métamorphose face à ses trois disciples les plus proches, bien qu'il ne mentionne que le changement des vêtements de Jésus alors que Matthieu et Luc ajoutent que l'apparence du visage de Jésus a également changé. Notons que Jean ne mentionne pas la Transfiguration mais évoque tout de même un changement d'apparence de Jésus (voir plus bas).

Les Synoptiques prétendent que juste après Elie et Moïse apparurent aux disciples sur la montagne. On retrouve une vision similaire dans l'Exode lorsque Moïse monta sur le mont Sinaï (Exode 24 et 34). Il y a également d'autres parallèles comme la période d'attente de six jours et la gloire qui enveloppait l'Eternel. Cependant, on ne dit jamais que Moïse se métamorphosa, qui semble être le privilège des êtres divins.

Polymorphisme lors de la résurrection

La transfiguration du Christ. Peinture réalisé par Raphaël vers 1516-1520. Huile (tempera grasse) sur bois de 410x279 cm conservée dans la Pinacothèque de la Cité du Vatican.

Selon les Évangiles, après la résurrection de Jésus, peu de temps après qu'un groupe de femmes ait trouvé la tombe de Jésus vide, il apparaît à deux de ses disciples (Cléopas et un disciple anonyme) alors qu'ils marchent vers Emmaüs. Jésus les rejoingnit et engagea une conversation sur l'interprétation des Écritures, mais les disicples ne reconnurent pas Jésus jusqu'à ce qu'ils atteignent leur destination et l'invite à partager leur repas ou enfin ils reconnurent Jésus (Luc 24:13-42).

Luc dit à propos des disciples que "leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître" comme si Jésus s'était soit métamorphosé, son corps n'étant pas celui d'un homme normal soit que le sens de la vue des disciples fut altéré.

Bien que la finale longue de Marc soit tardive, l'auteur évoque également ce polymorphisme de Jésus : "Après cela, il apparut, sous une autre forme, à deux d'entre eux qui étaient en chemin pour aller à la campagne" (Marc 16:12).

Jean confirme ce trouble de la vision quand Jésus réalise un miracle pendant que les disciples pêchent et que ceux-ci lui demandent "qui es-tu ?" (Jean 21:12). De nouveau Jésus leur parut méconnaissable.

Selon Jean, lors de la première apparition de Jésus près de sa tombe à Marie-Madelaine, elle le prit pour le jardinier (Jean 20:14). Le Jésus que décrit Jean a également la capacité de changer la nature physique de son corps, car il apparaît deux fois aux disciples pendant qu'ils sont dans une pièce fermée (Jean 20:19-29).

Il y a un second passage qui fait allusion à la nature non physique de Jésus quand il déclare ne pas avoir besoin de nourriture terrestre : "J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. [...] Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, et d'accomplir son oeuvre" (Jean 4:31-35).

Après sa résurrection Jésus a donc changé sa nature à volonté, et concrètement d'être reconnaissable ou non, de manger ou ne pas manger. Mais rien ne dit que Jésus n'était pas capable de ces prodiges pendant son ministère.

Autres allusions au polymorphisme

Il y a d'autres passages dans les Évangiles qui font allusion à des phénomènes étranges voire peut-être au polymorphisme même si le terme n'est pas explicitement utilisé. Ainsi, après sa déclaration messianique dans la synagogue de Nazareth, la foule en colère tenta de jeter Jésus du haut de la falaise du mont Précipice. Jésus y échappa presque miraculeusement mais Luc reste très évasif : "Et s'étant levés, ils le chassèrent de la ville, et le menèrent jusqu'au sommet de la montagne sur laquelle leur ville était bâtie, afin de le précipiter en bas. Mais Jésus, passant au milieu d'eux, s'en alla" (Luc 4:29-30).

Jean raconte un incident similaire qui eut lieu au Temple. Alors que Jésus venait de choquer les juifs, ils tentèrent de le lapider, mais il se cacha et s'échappa : "Là-dessus, ils prirent des pierres pour les jeter contre lui; mais Jésus se cacha, et il sortit du temple" (Jean 8:59).

Plus d'un exégète ont relié le verset de Luc à celui de Jean. Dans les deux cas, Jésus semble invisible ou méconnaissable, ce qui serait une façon d'expliquer son évasion.

Bien entendu, sans autre indice on peut toujours considérer ces récits comme des légendes ou les prendre au premier degré et imaginer que Jésus échappa réellement à ses ennemis.

L'apparition de Jésus à Paul sur le chemin de Damas est un autre exemple des capacités miraculeuses de Jésus, celle-ci ayant la particularité d'avoir eu lieu après l'Ascension. Jésus apparut à Paul sous la forme d'une "lumière venant du ciel" (Actes 9:3), tandis que ses compagnons de voyage n'ont rien vu du tout.

Enfin, reprenant l'idée d'Origène (voir plus bas), certains auteurs ont prétendu que lors de l'arrestation de Jésus, Judas dut l'embrasser car les soldats romains et les gardes du Temple venus l'arrêter ne pouvaient pas le reconnaître, sous-entendant que Jésus était méconnaissable. Cette conclusion est purement spéculative. D'abord, la nuit, même sous la pleine Lune, dans un jardin d'oliviers il fait tout de même assez sombre. D'ailleurs même si Jean est le seul à le dire, il précise que les gardes portaient des torches (Jean 18:3). De plus, tout indique que Jésus attendait son arrestation et n'avait donc aucune raison de vouloir se dérober ou d'effrayer les soldats.

A gauche, L'arrestation de Jésus. Détail de la mosaïque exposée dans l'église de Toutes-les-Nations située au lieu-dit Gethsémani, aux pied du mont des Oliviers, à Jérusalem. A droite, L’incrédulité de saint Thomas peinte par Le Guerchin (Giovanni Francesco Barbieri) en 1621. Peinture sur toile de 120x143 cm conservée dans la Pinacothèque de la Cité du Vatican (réf.inv. 40383).

Comme le firent les auteurs greco-romains, notons que dans le livre de l'Apocalypse, Jésus apparaît sous la forme d'un animal, l'agneau. En fait, c'est la seule forme animale dans laquelle le Christ est vénéré (à partir de l'Apocalypse 5:6), ce qu'on appelle le Christ thériomorphe. C'est une représentation très étrange car dans l'absolu il s'agit d'une idolâtrie, un concept très éloigné de la représentation chrétienne du divin.

L'apocryphe pseudépigraphique de l'"Ascension d'Isaïe" rédigé au IIe siècle probablement par des chrétiens de Syrie raconte dans sa deuxième partie la descente du ciel de Jésus pour prendre sa forme humaine. Ce texte est intéressant car il est presque contemporain des Évangiles canoniques. Dans ce texte, Isaïe voit dans une vision comment Jésus, qui réside au septième ciel avec Dieu le Père, descendra au premier ciel (notre monde qui s'étend de la terre au firmament) afin de vaincre les forces sataniques et les pouvoirs, une façon de décrire la mission du Messie qui est assez similaire à celle décrite dans les Épîtres. Toutefois dans cet apocryphe, Jésus voyage incognito, changeant son apparence (d'habit) quand il traverse les cinq cieux inférieurs afin de ressembler aux anges qui y habitent (cf. 2e partie, VIII, 10; IX, 13; X, 7-9).

Proto-christianisme

Textes apocryphes

Fragment des Actes de Jean, un apocryphe écrits en copte. Ce document appelé "Metastasis (ou Dormitio) Iohannis" (CANT 215.2; BHG 910-913d) correspond aux versets 106-115. Il fait partie du lot Sotheby-Bolaffi 4 vendu en juillet 2009.

La capacité de Jésus à prendre différentes formes se développe encore au milieu du IIe siècle, à l'époque de l'Église primitive (avant la conversion de Constantin Ier en 337). Dans les "Actes de Jean" (cf. la version anglaise, à ne pas confondre avec les Actes de Jean de Rome plus tardifs), les frères Zébédée sont perplexes lorsqu'ils découvrent que Jésus apparaît différemment à chacun d'entre eux et que son apparence ne cesse de changer : ""Quand [Jésus] eut choisi Pierre et André, qui étaient frères, il vint vers moi et mon frère Jacques, disant : J'ai besoin de toi viens à moi ! "Et mon frère ... dit :"Jean, que veut-il, cet enfant sur le rivage qui nous a appelés ? Et j'ai dit : "Quel enfant ?" Et il m'a répondu : "Celui qui nous fait signe". Et j'ai répondu : "À cause de la longue surveillance que nous avons tenue en mer, vous ne voyez pas bien, frère Jacques. Ne voyez-vous pas l'homme qui est là, qui est beau, beau et joyeux ?"... Et quand nous avons amené le bateau à terre, nous avons vu comment il nous a aussi aidés à échouer le bateau. Et comme nous quittions la place, voulant le suivre, il me parut de nouveau un peu chauve mais avec une épaisse barbe flottante, mais à Jacques comme un jeune homme dont la barbe commençait à peine. Nous étions donc perplexes, nous deux, quant à ce que devrait signifier ce que nous avions vu" (Actes de Jean 88b-89).

Selon ce texte pseudépigraphique (il n'a pas été écrit par l'apôtre Jean), Jésus avait un aspect étrange à bien d'autres égards. Il était parfois "matériel et solide" et "immatériel" à d'autres, ne laissant aucune trace quand il marchait (Actes de Jean 93). Pendant la crucifixion, Jésus est apparu à Jean "comme une croix de lumière" (Actes de Jean 98).

Dans les "Actes de Pierre" (cf. la version anglaise) rédigés à la fin du IIe ou au début du IIIe siècle, Pierre enseigne à un groupe de chrétiens que Jésus avait pris forme humaine dans le cadre de sa mission salvatrice et que son apparence variait selon la personne : "Chacun de nous a vu [le Christ] comme il était capable, comme il avait le pouvoir de voir" (Actes de Pierre XX). Dans la section suivante, le Christ se révèle à quelques veuves aveugles, apparaissant comme un vieil homme à certains et un jeune ou un enfant à d'autres. Pierre conclut que la "variété des formes" du Seigneur montre à quel point les gens sont capables de comprendre Dieu (Actes de Pierre XXI).

Dans les "Actes de Jean" et les "Actes de Pierre", la Transfiguration est décrite comme une vision de la véritable apparence du Christ. Dans le premier apocryphe, Jésus devient un géant rougeoyant dont la tête atteint le ciel (un peu comme Jésus ressuscité dans l'Évangile de Pierre) et dans le second, Jésus est transformé en un rayonnement aveuglant et ineffable.

Clément d'Alexandrie

Le père de l'Église Clément d'Alexandrie affirmait vers l'an 200 que le corps de Jésus était différent de celui d'une personne ordinaire : "...Soutenir que dans le Sauveur le corps, en tant que corps, exigeait, pour sa propre conservation, les soins divers par lesquels nous alimentons notre vie, serait une assertion ridicule. Le Rédempteur mangeait, non pour soutenir son corps qu'entretenait et conservait une vertu divine, mais pour ne pas inspirer à ceux qui l'approchaient la pensée qu'il n'était qu'une vaine et fantastique apparition, comme l'ont proclamé plus tard quelques sectaires. Mais, dans le fond, il était inaccessible à toute passion humaine, sans trouble, sans agitation, supérieur au plaisir comme à la douleur" ("Stromates", Livre VI, ch.IX).

L'idée que Jésus n'avait pas besoin de se nourrir pourrait provenir de Jean qui précise à propos de Jésus : "J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. [...] Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, et d'accomplir son oeuvre" (Jean 4:31-34, cité plus haut). Clément dépeint Jésus comme un modèle d'impassibilité parfaite que les chrétiens doivent s'efforcer d'atteindre. En même temps, il se distancie du point de vue plus ésotérique des Docétistes (cf. Marcion). Il ne semble pas tout à fait clair si Clément pensait que Jésus était polymorphe. Toutefois, Clément est persuadé que Jésus était l'incarnation d'un ange (Logos) qui par le passé était apparu à Israël sous une autre forme.

Origène

Le père de l'Église Origène était d'accord avec les traits polymorphes de Jésus décrits dans les Actes apocryphes cités ci-dessus. Dans "Contre Celse" (248) Origène écrit : "Quoique Jésus ne fût qu'un en soi, il était néanmoins plusieurs choses par rapport aux divers égards sous lesquels on le considérait, et il ne paraissait pas le même à tous ceux qui le voyaient. Qu'il fût plusieurs choses, considéré sous divers égards, cela est clair par ces passages : Je suis la voie, la vérité et la vie; je suis le pain; je suis la porte (Jean, XIV, 6; VI, 35; X, 9), et par une infinité d'autres. Il ne sera pas moins clair qu'il ne paraissait pas le même à tous ceux qui le voyaient, mais à chacun selon sa portée, si l'on se souvient que de tous les apôtres il ne prit que Pierre, Jacques et Jean pour l'accompagner sur la haute montagne où il fut transfiguré (Matth., XVII, 1). Car il en usa de la sorte parce qu'il n'y avait que ces trois qui fussent capables de le voir dans cette gloire, de considérer celle de Moïse et d'Élie, d'écouter l'entretien que ces prophètes devaient avoir avec lui, et d'entendre la voix céleste qui devait sortir de la nuée" ("Contre Celse", Livre Second, 63-64).

Fronticipe et page de titre de la version française du livre "Contra Celsum" (Contre Celse) d'Origène (248) publié en 1700.

De même, dans son Commentaire sur Matthieu (vv.12.36), Origène écrit: "... la Parole a des formes différentes, comme Il apparaît à chacun comme étant utile pour le spectateur, et ne se manifeste à personne au-delà de la capacité du spectateur". Selon Origène, les croyants ont la capacité de revivre la Transfiguration en personne, à l'image de ce que nous lisons dans les "Actes de Pierre".

Dans le même passage, Origène présente l'arrestation de Jésus comme preuve supplémentaire de l'apparence changeante de Jésus : "Tout de même, quand Judas, conduisant la troupe de ceux à qui il devait livrer son maître, leur disait, comme s'ils n'avaient pas connu celui qu'ils cherchaient : C'est celui que je baiserai (Jbid., XXVI, 48) ; il fait bien voir par là que Jésus ne paraissait pas le même en tout temps. Et c'est encore là que je rapporte ces paroles de notre Sauveur : J'étais tous les jours avec vous dans le temple, et vous ne m'avez point pris (Ibid.,55). Ayant donc une telle opinion de Jésus, non seulement à l'égard de la divinité qui était cachée au dedans de lui, et qui ne se manifestait qu'à peu de personnes, mais aussi à l'égard de son corps dont il changeait la forme quand il lui plaisait, et pour qui il lui plaisait"("Contre Celse", Livre Second).

Un peu plus loin dans le même passage, Origène utilise le caractère polymorphe du Christ pour défendre le fait que Jésus n'est pas apparu publiquement après sa résurrection. Le corps ressuscité de Jésus était apparemment invisible pour la plupart des gens et même des apôtres par intermittence : "tout le monde était capable de le voir ; mais depuis qu'il les eut désarmés, et qu'il eut laissé ce qu'il avait de proportionné aux yeux des hommes du commun, et il ne put plus être vu de tous ceux qui le voyaient auparavant; d'où il paraît que ce fut pour épargner les faibles, qu'il ne se montra pas à tout le monde, après qu'il fut ressuscité. Mais que dis-je qu'il ne se montra pas à tout le monde ? il ne fut pas même toujours avec ses apôtres et avec ses disciples, et il ne se fit pas voir à eux sans interruption. Il les aurait éblouis par une présence continuelle" ("Contre Celse", Livre Second).

Eusèbe de Césarée

Elève d'Origène, Eusèbe de Césarée a pris à peu près le même point de vue que son mentor. Lorsque Constantia Augusta, la demi-soeur de l'empereur Constantin demanda une image de Jésus, Eusèbe lui répondit que Jésus apparaissait sous différentes formes durant son ministère terrestre et prenait une "forme glorifiée" après Pâque qui surpassait les capacités du sens de la vue et ne pouvait être représenté par des "couleurs et nuances sans vie". Tout comme Origène, Eusèbe considérait que la Transfiguration était une manifestation précoce de cette forme.

Enfin, nous verrons que Satan est également un être polymorphe.

En guise de conclusion

Une page illustrée de L'Ascension d'Isaïe en langue Geez d'Ethiopie.

Ces références ne sont qu'un petit aperçu des textes décrivant le polymorphisme de Jésus décrit au cours des premiers siècles du christianisme. Les autres documents chrétiens évoquant la christologie polymorphique comprennent le Berger d'Hermas, le Physiologiste, l'Apocalypse d'Elijah, l'Apocryphe de Jean, les Actes de Pierre et les douze apôtres, les Actes de Paul, les Actes d'André, les Actes de Thomas, l'Évangile de Judas, l'Évangile de Philippe, les Homélies pseudo-clémentines, la Révélation des Mages, l'Évangile de l'enfance arménienne et le Pseudo-Cyril sur la vie et la Passion du Christ. Ces écrits s'étendent sur une longue période (peut-être du Ier siècle au IXe siècle) à travers divers lieux et sectes chrétiennes.

En résumé, les premiers écrits sur Jésus ne livrent aucune information sur son aspect physique alors que certains auteurs décrivent par exemple la tenue vestimentaire de Jean le Baptiste. Implicitement ou explicitement, Jésus est souvent considéré comme un être angélique ou divin capable de prendre n'importe quelle apparence physique et même capable d'apparaître différemment à différentes personnes au moment moment. Ceci s'appliquait à son corps corporel dont il pouvait modifier les caractéristiques physiques mais également au corps spirituel qu'il possédait (dans le ciel) avant son incarnation sur terre et après sa résurrection.

Les prémices de cette croyance se trouvent dans le Nouveau Testament et d'autres textes chrétiens apocryphes dont l'"Ascension d'Isaïe". Cette croyance s'est développée de manière plus complète au IIe et au IIIe siècles et est particulièrement importante dans les divers Actes apocryphes. Elle est également illustrée dans l'art paléochrétien et notamment les icônes et les peintures où les artistes insistèrent sur la forme céleste et la gloire du Christ. Ce polymorphisme fut finalement adopté par les Docétistes et les gnostiques mais il ne s'agit pas d'un concept exclusivement doctrinal ou gnostique et certainement pas un signe de gnose, de connaissance salvatrice.

Pour plus d'informations

Aussi étonnant que cela soit, il n'existe pratiquement aucune étude en français sur le Jésus métamorphe (ou polymorphe) et les seuls textes y faisant allusions évoquent soit la Transfiguration au sens propre (qui est d'ailleurs fêtée par les Catholiques le 6 août) soit le plus souvent la personnalité multiple et ambiguë de Jésus, à la fois homme et divin, réformateur religieux et thaumaturge, moraliste et prophète. En revanche, il existe une poignée de publications en anglais qui développent ce thème dont les plus documentées sont listées ci-dessous.

Shelly Matthews, "Fleshly Resurrection, Authority Claims, and the Scriptural Practices of Lukan Christianity", Journal of Biblical Literature, 136, 1, 2017, pp.163-183

Jonathan Knight, "7. The Christology of the Ascension of Isaiah: Docetic or Polymorphic?" in "The Open Mind. Essays in Honour of Christopher Rowland", s/dir Kevin Sullivan et Jonathan Knight, T&T Clark, 2014 (en ligne)

Simon S. Lee, "The Transfiguration Remembered, Reinterpreted, and Re-enacted in Acts of Peter 20-21" in "Jewish and Christian Scriptures: The Function of ‘Canonical’ and ‘Non-canonical’ Religious Texts", Continnuum-3PL, 2010 (en ligne)

Andrew Louth, "13. From Doctrine of Christ to Icon of Christ: St. Maximus the Confessor on the Transfiguration of Christ" in "In the Shadow of the Incarnation", Peter W. Martens, University of Notre Dame Press, 2008

Deborah Thompson Prince, "The ‘Ghost’ of Jesus: Luke 24 in Light of Ancient Narratives of Post-Mortem Apparitions", Journal for the Study of the New Testament, 29, 2007, pp.287-301

Paul Foster, "Polymorphic Christology: Its Origins and Development in Early Christianity", Journal of Theological Studies, 58, 2007.

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