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Le rire est le propre de l'homme

L'émergence de l'intelligence (I)

Pour comprendre notre spécificité, on peut se demander comment l'homme s'est-il différencié des autres espèces animales ? Nous verrons un peu plus loin qu’au cours de l’évolution seul l’homme a jeté ses armes et a choisi d'exprimer des valeurs.

Ne dit-on pas que “le rire est le propre de l'homme”. Cette prise de conscience de nos facultés fut longue et complexe, tout à la fois accidentelle et graduelle. Si nous sourions aujourd'hui, c'est parce que nous avons franchi avec succès les étapes essentielles d'une évolution qui n'est pas encore épanouie. Comment en sommes-nous arrivé là et quel fut le rôle du langage dans cette évolution ?

L'émergence des émotions

Qu'est une émotion ? C'est une sensation représentée par des attitudes et des images mentales qui naît d'un sentiment provoqué par l'émergence de la mémoire. Ceci n'est qu'une tentative de définition car par nature une émotion est un concept difficilement quantifiable et mesurable de manière objective. On peut tenter de valider certaines réactions à des stimuli en les répétant de nombreuses fois dans des contextes très différents mais il ne s'agira jamais d'une preuve formelle car nous ne pourrons jamais nous mettre dans la peau de l'animal d'expérience et traduire réellement ce qu'il pense ou ressent. On peut cependant préciser son domaine d'application sans pour autant en avoir une certitude mathématique.

Ainsi, ce n'est pas parce qu'une créature vivante réagit à son environnement ou par rapport à des objets qu'elle éprouve une émotion au sens biologique et nerveux du terme. Dans le monde des organismes unicellulaires, tous les micro-organismes réagissent à des substances chimiques, c'est le moyen de communication de base des cellules, certains réagissent même à des champs corpusculaires, d'autres à des champs purement électromagnétiques, parfois leur combinaison. Même les cellules procaryotes (sans véritable noyau) sont sensibles à ces événements. Donc pas besoin de cerveau ni même de noyau pour obtenir une réaction chez un être vivant. En deux mots, ce n'est donc pas parce qu'une cellule photolumineuse transmet du courant qu'elle éprouve une émotion.

Dans une étape plus avancée de l'évolution, les végétaux n'éprouvent pas non plus d'émotion quoiqu'en disent certaines personnes qui parlent à leurs fleurs; la sensitive referme effectivement ses pétales au toucher, le parasol se tourne bien vers le soleil mais il s'agit d'acte mécanique et réflexe, comme le fait que les plantes carnivores renferment leurs pétales gluantes sur les insectes un peu trop curieux. C'est le signe de l'élaboration d'un système nerveux primitif mais il n'en a pas les organes ni les fonctions. Cela n'a donc rien à voir avec l'émergence d'un cerveau, de la mémoire ou de la conscience comme nous l'entendons. Ouf, me dira le lecteur déjà impressionné par les films d'épouvantes !

Nous trouvons en revanche des émotions chez les animaux.  Zoologistes et biologistes s'accordent pour donner à certains mammifères domestiqués ou cotoyant l'homme, des sentiments et des émotions. Ne citons que le chien, le chat ou le chimpanzé parmi des centaines d'autres. Mais nous pourrions également citer des espèces dans d'autres règnes, tel que certains oiseaux (cacatoes, pingouin, etc) et même certains invertébrés marins (calmar, raies, etc) qui présentent des émotions et des attitudes non équivoques dans des conditions particulières (au cours de la pariade, de la vie en couple, en fonction du milieu, en présence de l'homme, etc). Il suffit de visiter un jardin zoologique ou un aquarium public pour s'en rendre compte. 

On constate donc que l'appréciation d'une émotion est très complexe car ce sentiment peut être confondu avec d'autres attitudes et il n'est pas toujours quantifiable non plus, sauf bien entendu chez les animaux supérieurs où elle peut affecter les vocalises, les muscles du visage, le flux sanguin, la chaleur corporelle, la transpiration, la taille de l'iris, le taux d'adrénaline, etc. 

En dehors de l'homme, la reconnaissance d'une émotion peut être beaucoup plus subtile. Nous observons des signes extérieurs chez les animaux que nous interprétons comme la représentation d'une émotion en transposons avec plus ou moins du succès leur attitude sur la nôtre. Cette "éthologie comparée" à toutefois des limites. 

Ainsi, il ne faut pas confondre ces émotions avec le mimétisme dont le caméléon par exemple s'est fait une spécialité ou avec des attitudes purement innées et donc réflexes comme la pariade ou la danse des abeilles.

Mais allez demander à un animal même supérieur si son attitude reflète une émotion ou fait partie de la pariade amoureuse... Le chercheur reste donc la plupart du temps sur sa fin et dans l'ignorance. Il faut toute la patience et le courage de consacrer toute une vie de chercheur à étudier une seule espèce pour tenter d'y voir plus clair, tel le travail prodigieux réalisé par Diane Fossey sur les gorilles ou de Jane Goodall sur les chimpanzés parmi d'autres vocations.

Ainsi, grâce à leurs travaux nous savons aujourd'hui qu'un chimpanzé qui montre les dents ne rit pas mais affiche sa peur. Le rire du chimpanzé n'a rien de commun avec le nôtre et ressemble à une sorte de souffle rauque, la geule grande ouverte. Un loup qui montre les dents ne rit pas, que du contraire; cela indique clairement qu'il cherche la bagarre, grrr.

En fait, nous devons nous rapprocher des créatures génétiquement proches de l'homme pour considérer, imaginer, que ce qu'elles ressentent correspond bien à ce que nous éprouverions dans la même situation. Nous savons par exemple que les grands singes anthropoïdes expriment leurs émotions avec exubérance et il n'est pas bien difficile pour leur gardien de comprendre quand un chimpanzé ou un macaque vous apprécie, vous appelle ou vous craint. On y reviendra à propos du langage.

Certains mammifères ont des attitudes assez peu expressives et très subtiles que les zoologues ont mis des décennies à comprendre, et encore très imparfaitement. Ainsi, le loup présenterait des émotions. Des études récentes apportent des indices tendant à démontrer que cette bête est bien plus qu'un animal sanguinaire au regard perçant. Vivant en meutes, nous savons que le loup a développé un sens aigü de la hiérarchie et de la ruse. Il extériorise également ses émotions à travers ses hurlements et le contact physique avec ses congénères. Ces études indiqueraient que ce hurlement ne serait pas un cri de raliement mais l'expression d'une émotion. Du coup, cet animal devient beaucoup plus "humain" et respectable que l'image d'animal féroce entretenue notamment par le conte de Perrault. Mais nous ne sommes encore qu'au début de cette aventure scientifique et des chapitres entiers de ce livre sur les émotions animales doivent encore être écrits. Il est donc vraiment difficile d'en dire plus sans s'étendre sur des considérations pseudoscientifiques.

L'émergence de la culture

Qu'est-ce que la culture ? La culture représente la capacité à utiliser des outils de manière particulière et à transmettre cette faculté. La culture a besoin du support du cerveau pour être mémorisée et se développer et est véhiculée à travers la dextérité manuelle (sans pour autant la limiter à la main), qu'elle concerne l'élaboration d'un outil, d'un plan de travail, d'une oeuvre artistique ou passe par l'écriture qui est déjà un stade beaucoup plus avancé.

Quand on parle de culture, on l'identifie évidemment à l'homme. Mais aussi étonnant que cela soit, nous verrons un peu plus loin que l'homme n'est pas son seul dépositaire.

Des hommes de Cro-Magnon racontant leur chasse.

Dans le cas précis de l'émergence de l'homme, certains chercheurs parlent d'une évolution “culturelle”, en particulier de l’ensemble intellectuel des mythes, des rites, des croyances et des us des différentes populations. Mais celle-ci n'existe pas en tant que telle. Le volume du crâne des hominidés passa de 400 à 800 cm3 environ sans pour autant entraîner de modifications de leur culturelle intellectuelle.

Contrairement à ce que pensait Darwin, l'acquis est une valeur culturelle. Comme le disait l'éthologiste autrichien Konrad Lorenz : "Il y a toujours un peu d'acquis dans le plus inné des comportements"... L'acquis n'est pas seulement transmis par la biologie mais par l'éducation également. Plus sournoisement, il en découle que les facultés de conception et de transformation qui nous caractérisent ont permis de transmettre un certain savoir, qui a son tour a modifié notre corps. L'évolution biologique fut finalement relayée par une évolution culturelle, matérielle et surtout intellectuelle, qui devint exponentielle. Car ce qui est dû à l'environnement est plus riche que ce qui est acquis. Mais la transmission de la connaissance reste structurelle, des parents aux petits. L'évolution culturelle agit en retour sur l'évolution biologique. Si le cerveau pris du volume et se complexifia, à l'époque de l' la culture est anecdotique.

Quand on voit la façon de vivre des peuples chasseurs-cueilleurs qui existent encore aujourd'hui au Congo, en Nouvelle-Guinée, en Australie ou en Amazonie par exemple, nous avons tendance à avoir pitié d'eux. Les Bambuti, les Bushmen ou les Andamanes ont conservé les traits les plus anciens de l’humanité[9] : ils ne travaillent pas la terre, ne pratiquent pas l’agriculture et ne construisent pas d’habitations permanentes. Ils chassent et cueillent les produits de la nature. Certains ne connaissent même pas le feu ou le produise par friction du bois.

Mais comme le disent les anthropologues, il ne faut pas confondre la similitude des performances et l'identité de la pensée. On peut apprendre à un chasseur-cueilleur moderne comment piloter un Boeing 747. Mais ce ne sera certainement pas vrai pour l'Homo sapiens ou l'Homo erectus d'il y a un million d'année, même si nous l'adoptions à sa naissance dans une société moderne; culturellement et biologiquement il n'est pas encore préparé pour acquérir ce savoir. Même si avec une bonne dose de patience, de la volonté et beaucoup d'efforts de votre part il comprendra peut-être ce que vous dites, il n'assimilera pas cette connaissance car cette éducation n'a jamais été inscrite dans ses gênes. Pour lui cet entraînement sera au mieux un jeu de mots, une collection d'images qu'il reproduira machinalement. Si vous avez de la chance il considérera cet exercice comme un nouveau langage mais sans arrière-pensée; il n'aura pas conscience de piloter un avion, un appareil capable de voler dans les airs. S'il retient certaines actions ce sera par réflexe conditionné. Bref vous parlez devant un mur...ou plutôt devant un miroir car dans le meilleur des cas il répondra à vos attentes mais à la manière d'un robot programmé, d'un pilote automatique.

Les facultés intellectuelles des singes anthropoïdes

Cela fait des décennies que les zoologues étudient le comportement des grands singes. Certains se sont pris d'une telle affection pour ces créatures qu'ils en ont adopté et l'ont considéré comme un membre à part entière de leur famille, un "petit frère" comme le disait le propriétaire d'un singe capucin. Les chimpanzés ou les Bonobo notamment sont tellement proches de nous sur les plans génétique, morphologique et éthologique qu'on ressent beaucoup d'émotions quand on croise leur regard.

Il n'est donc pas étonnant qu'en voyant les attitudes et les émotions que ressentent ces grands singes on se demande s'ils n'auraient pas également une culture. En d'autres termes, un singe peut-il utiliser des outils et transmettre ce savoir ?

En 1992, N.Toth[10] et une équipe d'experts américains sont parvenus à apprendre la technique de la pierre taillée à un singe Bonobo (Pan paniscus), une variété de chimpanzé pygmée. Le singe en question, prénommé Kanzi fut même capable de construire de plus grosses pierres taillées et d'instruire ses congénères. C'est la première fois qu'on voyait un singe en train de tailler des silex ! La nouvelle fut si extraordinaire qu'elle fit la une de tous les magazines scientifiques et des grands quotidiens. Un documentaire fut même présenté sur diverses télévisions. Kanzi était également capable de communiquer avec ses éducateurs grâce à un lexigramme de 500 termes et savait manipuler un clavier et un joystick pour réaliser des tâches informatisées.

Des années auparavant la biologiste Jane Goodall avait déjà démontré que les chimpanzés vivant en Tanzanie, près du lac Tanganiyka utilisaient des outils, des tiges pour attraper des termites. Au début, les chercheurs n'y croyaient pas car l'outil était par définition une création des hommes. Mais d'autres chercheurs découvrirent le même phénomène dans d'autres tribus de chimpanzés; ils utilisaient des feuilles pour boire de l'eau, des pierres ou des marteaux en bois pour casser des noix, etc. Depuis ils ont bien dû se rendre à l'évidence et chaque tribu de chimpanzés dispose de ses propres outils, prémice d'une culture primitive.

Né en 1980, Kanzi est un singe Bonobo qui fut éduqué dès son plus jeune âge. Il est capable de tailler des silex, de communiquer avec son entourage et de mémoriser des tâches informatiques. Il comprend environ 500 mots d'anglais et bien qu'il sache prononcer les mots il préfère utiliser son lexigramme. En 1998, il choisit d'intégrer un groupe de Bonobo. Documents GSU et Lithic Casting Lab.

En conclusion, nous utilisons des fourchettes ou des bâtons pour manger, nous nous disons cultivés voire civilisés. Les chimpanzés utilisent des bâtons plus ou moins longs pour attraper les termites et les macaques lavent leurs aliments dans l'eau. Finalement ils sont presque humains...

De telles études sont intéressantes pour déterminer l'émergence de la culture car elles peuvent aider les chercheurs à mieux estimer les limites de la créativité dans les populations humaines modernes, pré-humaines et primates. Mais d'autres concepts sont encore plus importants pour déterminer le degré d'intelligence et les facultés d'un animal par rapport à l'homme. Il s'agit de la conscience de soi, de la théorie de l'esprit et bien entendu du langage, des concepts que nous allons à présent examiner.

Prochain chapitre

La conscience

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[8] R.Moyzis et al., Proceedings of the National Academy of Sciences (USA), 85, 1988, p6622 - R.Moyzis, Scientific American, 265, 1991, p34.

[9] W.Schmidt, “Die Pigmäenvolker als älteste erreichbare Menschheit”, 1925.

[10] Travaux de D.Rumbaugh, S.Savage-Rumbaugh, R.Sevcik et N.Toth pour le compte de la Georgia State University et Yerkes Regional Primate Research Center. Lire a ce sujet N.Toth, Scientific American, 7, 1992, p67 - National Geographic, 181, mar. 1992, p46.


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