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L'origine et l'avenir de l'Homme

Reconstruction de l'Homo antecessor.

L'Homo antecessor : 1.2 - 0.7 million d'années (IX)

En 1932, le célèbre paléoanthropologue Louis Leakey découvrit des fossiles d'une nouvelle espèce du genre Homo dans la région de Kanjera, près du lac Victoria, au Kenya. Il les data du milieu du Pléistocène, soit d'environ 1 million d'années. Bien que partisan de l'évolutionnisme, il ne remit jamais cette datation en question. Louis Leakey mourut en 1972 et la question semblait en rester là.

Le dossier fut toutefois réouvert en 1994 lorsque des fossiles furent découverts par une équipe dirigée par Juan Luis Arsuaga, Eudald Carbonell et J.M. Bermudez de Castro de l'Université de Madrid, dans la grotte de Gran Dolina, à Burgos, situé dans la Sierra d'Atapuerca, en Espagne. Ils provenaient des dépôts d’une grotte de 18 mètres de profondeur qui fut mise à jour pendant la construction d'une ligne de chemin de fer au milieu du XXe siècle.

Le paléomagnétisme indique que la couche TD6 dans laquelle furent trouvés les fossiles remontait entre 800000 et 780000 ans. L'holotype est constitué de la mandibule et de l'os frontal d’un individu âgé de 10 à 11 ans. Au total, 86 fragments osseux appartenant à au moins à six individus furent excavés du site entre 1994 et 1995. Parmi ces individus, il y a un adolescent de 13 à 15 ans et des fragments appartenant à un enfant de 3 à 4 ans. Ces squelettes appartiennent à une nouvelle espèce d'homininé appelée Homo antecessor. Cet attribut qui signifie "pionnier" ou "exploreur" fait référence à la théorie des premiers explorateurs africains arrivés en Europe.

En 2000, le site archéologique d'Atapuerca fut inscrit au patrimoine mondial de l'humanité par l'UNESCO.

En mars 2008, l'équipe d'Eudald Carbonell de l'Université Rovila i Virgili de Tarragone décrivit dans la revue "Nature" la découverte à Atapuerca d'un fragment de mandibule d'homininé (ATD6-69) appartenant à la même espèce.

A proximité des fossiles, les paléoanthropologues découvrirent des pierres taillées et des ossements d'animaux dont s'était nourri H.antecessor. Il y avait également des traces non équivoques de cannibalisme. On y reviendra.

Aujourd'hui l'Homo antecessor est documenté par de nombreux individus, des enfants et des adultes, mais aucun n'a plus de 20 ans.

Les restes d'Homo antecessor sont associés à une abondante collection de pierres taillées rappelant l'Oldowayen des premiers Homo erectus (des galets amenagés).

Ces vestiges âgés de 1.2 à 0.8 million d'années constituent à ce jour les plus anciennes traces de la présence d'humains en Europe méridionale.

Des découvertes similaires avaient déjà été enregistrées en divers endroits et datées de l'âge du Pléistocène Moyen ou Inférieur : Denise en France, Galley-Hill en Grande Bretagne, Olmo à Arezzo, Quinzano à Vérone et Kenjera au Kenya, mais toutes ces datations furent mises en doute en 1969 par Vittorio Marcozzi.

La découverte de l'Homo antecessor à Atapuerca s'oppose donc formellement à la thèse de Marcozzi et est révolutionnaire en soi car, datant de plus d'un million d'années, elle renforce la présence d'espèces humaines en Europe en ces temps très anciens.

Du coup, la découverte d'Homo antecessor a revitalisé l'intérêt des paléoanthropologues pour la recherche de sites lithiques en Europe remontant jusqu'à 2 millions d'années.

Ci-dessus, le squelette et le crâne d'un Homo antecessor découvert à Atapuerca, dans le nord de l'Espagne. Ci-dessous, les fragments du crâne du spécimen ATD6-69. Ces fossiles remontent à environ 800000 ans. Documents NCSSM, CENIEH et Javier Trueba/Madrid Scientific Films.

Sur le plan anatomique, la taille et le poids moyens de l’Homo antecessor sont comparables à ceux des hommes modernes.

Bien que le nombre de crânes retrouvé soit réduit, on estime que l’Homo antecessor présente une capacité endocrânienne d’environ 1100 cm³. La face du crâne est identique à celle de l’Homo sapiens avec une orientation coronaire et une légère inclinaison vers l’arrière de la plaque infra-orbitale. Le bord inférieur de cette plaque est horizontal et légèrement plié. La fosse canine est présente et bien marquée.

La morphologie de la mâchoire rappelle celle de l'Homo heidelbergensis du site de la Sima de los Huesos d'Atapuerca (~500000 ans) tandis que la forme et la croissance des dents est pratiquement identique à celle des hommes modernes.

Concernant la partie postcrânienne, la relative faible épaisseur des os et l'emplacement de certains éléments indiquent une certaine gracilité, tout le contraire de la grande robustesse de l’homme de Néandertal. Ses hanches sont en revanche plus larges et son nez moins saillant que le nôtre.

L'Homo antecessor présente certains traits archaïques mais un plus grand nombre de traits modernes ainsi que des caractéristiques intermédiaires entre H.erectus, H.ergaster et H.heidelbergensis avec des inflections qui seront typiques de l'homme de Néandertal.

On déduit de ces analyses que l'Homo antecessor serait le descendant de l’Homo ergaster qui vivait 200000 ans avant lui. En outre, selon les analyses phylogéniques, l'Homo antecessor serait l'ancêtre direct et commun de l’Homo heidelbergensis et de l’Homo rhodesiensis. Rappelons que le premier vivait dans la même région 300000 ans plus tard et est l'ancêtre de l’homme de Néandertal, le second étant l'ancêtre de l’Homo sapiens.

Fait rare dans l'histoire de l'humanité, Homo antecessor était anthropophage. En effet, plusieurs fragments de squelette retrouvés dans les sites présentent des entailles faites avec des outils lithiques, indiquant clairement que les victimes ont été dépecées. Selon J. M. Bermudez de Castro, l'Homo antecessor a consommé de la chair humaine, non pas en raison d'un manque de nourriture ou au cours de rituels mais de manière régulière : ils se nourrissaient de leurs ennemis de façon répétée (comme certaines populations primitives de Bornéo ou d'Amazonie le pratiquaient encore voici quelques décennies). L'étude montre également qu'ils mangeaient principalement des jeunes enfants et des adolescents.

A voir : The First Humans Out of Africa, David Lordipanidze, TEDx, 2012

Arbre phylogénique de la filiation de l'Humanité avec les principales espèces d'homininés depuis les Australopithèques. Notez la bifurcation vers l'époque de Lucy, il y a environ 3 millions d'années. Document T.Lombry adapté de Nature

Enfin, sur un plan historique et migratoire, on suppose que les premiers explorateurs Homo antecessor ont quitté l'Afrique à l'époque de l'Homo ergaster, qu'ils auraient atteint l'Europe par le Moyen-Orient, donnant naissance à l'Homo heidelbergensis, duquel serait descendu l'homme de Néandertal. Les Homo antecessors restés sur leurs terres d'origine seraient les ancêtres des Homo rhodesiensis qui, émigrant d'Afrique, seraient devenus les Homo sapiens modernes qui se sont ensuite répandus en Europe et dans le reste du monde au détriment des autres espèces. Localement d'anciennes espèces d'homininés se sont isolées dans leur niche écologique et se sont différenciées des ancêtres des Homo sapiens tout en ayant acquis des traits modernes (H.georgica, H.denisova, H.floresiensis, etc). Nous reviendrons sur chaque de ces espèces. Bien que généralement admis par la communauté scientifique, tout ce cheminement reste bien sûr une thèse qu'il faut encore démontrer dans les faits.

Le feu, cet étrange animal

A l'inverse des fourmis qui sont insensibles au feu au point de continuer à travailler jusqu'à brûler vives (cas des fourmis Atta dans la Pampa d'Argentine lorsque les Gauchos brûlent les herbes sèches), tous les organismes complexes craignent le feu à l'exception de l'homme. Pourquoi ne nous fait-il pas peur, même pas à un enfant ?

C'est l'Homo erectus qui domestiqua le feu. Il dut conquérir cet "animal" inhabituel sans doute très rapidement. Il est probable que des enfants ou les chasseurs les plus aguerris et les plus curieux l'ont découvert un jour d'orage après un feu de forêt. Imaginons la scène.

Alors que la tribu marchait en quête de nourriture, le frère du grand-chef montra un "animal" aux couleurs du Soleil qui bougeait à quelques mètres du groupe sur une branche morte au milieu d'un buisson. Laissant la tribu à bonne distance, l'un des chasseurs les plus habiles s'approcha doucement de l'animal et le piqua violemment de sa lance. L'animal n'eut aucune réaction et ne poussa aucun cri. Il dégageait par contre un souffle inhabituel et une odeur sucrée. Plus le guerrier s'approchait de lui plus la chaleur devenait insoutenable.

Tout en se protégant du souffle de l'animal avec son avant-bras, l'homme le piqua à nouveau. Cette fois l'animal bondit sur sa lance. Effrayé le guerrier abandonna son arme sur le sentier et s'encourut. Observant la scène à quelques mètres de distance, les membres du clan constatèrent que l'animal avait quitté la lance et était retourné sur sa branche.

Encouragé par ses condisciples, l'homme repris sa lance à bout de bras et s'approcha de nouveau de l'animal. Arrivé tout près de lui, il enfonça à plusieurs reprises sa lance dans le côté rouge-sang de la bête qui réagit immédiatement. Cette fois l'homme pensait l'avoir blessé à mort. Mais de manière étrange un second animal se suspendit au bout de sa lance, créant la stupeur dans le clan; le bout de sa lance s'était transformé en tison !

Voyant que l'animal était relativement inoffensif et restait à bonne distance, les autres membres de la tribu se rapprochèrent du buisson et comprirent qu'il s'agissait d'une espèce différente des autres animaux. Au lieu de mordre, l'animal infligeait une douleur intense à qui le touchait et laissait une odeur sur les mains ainsi que des traces noires. On ne pouvait pas le toucher et c'est une femme du clan qui trouva le moyen de le transporter en déposant le tison ardent sur une ramure feuillue. C'est ainsi qu'il fut emporté jusqu'à la caverne du grand-chef.

L'observant de loin, on découvrit que l'animal capturé gémissait de temps en temps en lançant des éclats brillants autour de lui. Le pouvoir de sa magie était stupéfiant. Quand on soufflait sur l'animal, il semblait mourir puis retrouvait ses forces. Quand il s'endormait, on découvrit qu'on pouvait le réveiller en le nourrissant de graisse ou de bois. On comprit qu'il n'était pas dangereux mais sa magie nous effrayait tout en nous captivant. Durant la nuit il brillait, portait des ombres et réchauffait ceux qui s'approchaient de lui. Docile tout en étant étrange, nul n'osait encore lui donner un nom. L'homme venait d'apprivoiser le feu.

A lire : L'impact du feu

Les premiers usages du feu

Les archéologues disposent de plusieurs techniques pour déterminer si les premiers humains utilisaient le feu. Ils peuvent par exemple rechercher des traces indiquant que des os préhistoriques furent décolorés ou que des outils en pierre furent déformés d'une manière compatible avec une exposition à des températures de 450°C ou plus. Mais ce type de méthode est rarement applicable à des sites vieux de plus de 500000 ans.

Il existe des traces de feu plus anciennes comme sur le site de Koobi Fora au Kenya où des traces remontent à 1.5 million d'années. Mais faute de preuves probantes comme des traces de feu sur des outils ou des os d'animaux consommés, on ne peut pas exclure qu'il s'agit des traces d'incendies de forêt (cf. F.Berna et al., 2017).

Wonderwerk en Afrique du Sud

A ce jour, les plus anciennes traces de foyer furent découvertes dans la grotte de Wonderwerk au nord de l'Afrique Sud et remontent également à 1 million d'années (cf. F.Berna et al., 2012; Discover Magazine, 2013).

Des recherches archéologiques conduites dans les années 1970 à 1990 dans la grotte de Wonderwerk ont révélé des outils acheuléens - des bifaces en pierre et d'autres outils qui furent probablement élaborés par l'Homo erectus.

En 2004, Francesco Berna de l'Université de Boston et ses collègues ont commencé de nouvelles fouilles. Ils ont trouvé plusieurs traces de feu, notamment de minuscules fragments d'os calcinés et des cendres de plantes brûlées. Ils ont également trouvé de l'hématite - des roches riches en minerai de fer que les hominidés utilisaient pour fabriquer des outils - avec des fractures révélatrices d'un échauffement. En utilisant la microspectroscopie infrarouge à transformée de Fourier (FTIR) qui examine comment un échantillon absorbe différentes longueurs d'onde de lumière infrarouge, les chercheurs ont déterminé que les restes avaient été chauffés à plus de 480°C avec des herbes, des feuilles ou des broussailles utilisées comme combustible.

A gauche, (A) carte indiquant l'emplacement de la grotte de Wonderwerk. (B–C) des bifaces caractéristiques de l'Acheuléen de la strate 10, fouille 1 de la grrotte de Wonderwerk. (D), le plan de la grotte de Wonderwerk généré par balayage laser montre l'emplacement des zones d'excavation discutées dans l'article de 2012. Au centre, (A) photographie de profil dans le carré Q28. L'encadré indique l'emplacement approximatif de la section mince illustrée en B, présentant trois microfaciès : 1, fond sableux, limon et argile mélangés à de la matière végétale en cendres, de la cendre de bois dispersée et des fragments d'os ; 2, agrégats et fragments d'argile ; et 3, agrégats arrondis de limon sableux. Les cases indiquent l'emplacement des microphotographies présentées en C et D. (C) amas de cendre de bois calcitique avec des rhombes de cendres typiques et des prismes au contact entre les microfaciès 1 et 2. (D) des fragment osseux du microfaciès 1 en B. (E) les spectres de réflectance FTIR d'un fragment d'os de la micrographie D (ligne rouge) et d'os non chauffés et chauffés expérimentalement traités en coupe mince (lignes noires). L'apparition de bandes infrarouges à 1096 cm-1 et 630 cm-1 est utilisée comme indicateur de température de chauffage, montrant que le fragment a très probablement été chauffé à plus de 400°C. A droite, sélection de fragments osseux récupérés à proximité de cendres de bois identifiées en lame mince (excavation 1, strate 10, carré R28, élévation du sommet de la strate 10 de 15 à 20 cm) et leurs spectres FTIR représentatifs. Les os gris et noirs (échantillons A, C et D) montrent la présence d'absorptions IR à 630 cm-1 et 1090 cm-1 caractéristiques du minéral osseux chauffé à plus de 400°C. Les fragments d'os jaune (B) et blanc (E) présentent un motif spectral IR caractéristique de l'os non chauffé ou chauffé en dessous de 400°C. Les nodules opaques circulaires et irréguliers sont composés d'oxydes de Fe et de Mn et résultent d'une imprégnation diagénétique. Documents F.Berna et al. (2012) adaptés par l'auteur.

Selon Berna et ses collègues, la forme des fragments des os et la préservation exceptionnelle de la cendre végétale suggèrent que les matériaux ont été brûlés dans la grotte, et non à l'extérieur, puis transportés par l'eau. La combustion spontanée du guano de chauve-souris a également été exclue (apparemment, cela se produit parfois dans les grottes). Cela laisse les hominidés comme la source la plus probable de ce feu.

Cette découverte renforce la théorie de Richard Wrangham de l'Université d'Harvard et des partisans de son hypothèse "culinaire". Selon Wrangham, la maîtrise du feu fut un évènement transformateur dans l'histoire des humains. Il permettait à nos ancêtres de cuisiner. Et parce que les aliments cuits sont plus faciles à digérer, l'intestin des hominidés s'est rétréci, libérant de l'énergie qui fut ensuite consacrée à développer des cerveaux plus gros, très coûteux à entretenir énergétiquement parlant (le cerveau consomme ~20% des calories absorbées soit au moins 300 kcal et le tissu cérébral a besoin de 22 fois plus d'énergie qu'une quantité équivalente de muscle, cf. le système nerveux).

Wrangham pense que cette transition importante devait déjà s'être produite chez l'Homo erectus, il y a environ 1.9 million d'années, lorsque la taille du cerveau a vraiment commencé à se développer et que le corps de cet hominidé est devenu plus grand et plus moderne. Mais les traces de feu de Wonderwerk sont trop récents pour soutenir pleinement l'hypothèse de Wrangham. Mais c'est un pas dans la bonne direction.

Evron en Israël

Les secondes plus anciennes traces de feu voire contemporaines de la précédente furent découvertes sur des silex du site de la carrière d'Evron (Evron Quarry) situé au nord d'Haïfa en Israël, occupé par des hominidés il y a 800000 à 1 million d'années. Cette découverte fit l'objet d'un article publié dans les "PNAS" en 2021 par Filipe Natalio de l'Institut Weizmann des Sciences de Rehovot et ses collègues.

Des recherches archéologiques réalisées en 1976-177 sur le site d'Evron sous la direction du professeur Abraham Ronen de l'Université d'Haïfa avaient permis de découvrir une zone de 14 mètres couverte de fossiles d'animaux et d'outils paléolithiques datant d'il y a 800000 à un million d'années, ce qui en fait l'un des plus anciens sites archéologiques d'Israël. Mais la décomposition des cendres et du charbon au fil du temps rendait presque impossible l'identification d'éventuels foyers.

Des fouilles archéologiques entreprises au fond de la carrière d'Evron en Israël, en 1976 et 1977. Document Evron Quarry/Excavation Archive.

En 2021, Natalio et ses collègues présentèrent un outil d'intelligence artificielle d'apprentissage profond (deep learning) capable d'identifier des traces de feu provoqués par une exposition à des températures comprises entre 200 et 300°C. Le principal avantage de l'IA est qu'elle peut analyser la composition chimique des différents matériaux et, à partir de là, estimer s'ils ont été en contact avec la chaleur et avec le feu.

Les chercheurs entraînèrent le système en rassemblant des morceaux de silex provenant de sites non archéologiques dans la campagne israélienne, en les chauffant en laboratoire, puis en chargeant l'IA d'identifier les changements subtils dans la réponse du silex à la lumière UV.

Grâce à cette méthode, en collaboration avec Michael Chazan de l'Université de Toronto au Canada, les chercheurs examinèrent 26 outils en silex et d'autres artefacts du site d'Evron.

Selon Chazan, "La raison pour laquelle nous avons choisi Evron Quarry est qu'ils utilisent le même type de silex que celui utilisé dans l'étude précédente. Mais il n'y avait aucune raison de penser qu'il y aurait des preuves de feu là-bas."

Comme illustré ci-dessous à droite, à la surprise des chercheurs, l'outil d'IA montra que certains silex avaient été soumis à une température variant entre 100 et 400°C, quelques uns à plus de 500°C et l'un d'eux à plus de 600°C. Un signal thermique fut aussi détecté dans la défense d'un éléphant d'une espèce disparue.

A gauche, des silex découverts dans la carrière d'Evron en Israël en 1976-177 dont l'analyse révéla qu'ils furent exposés à la chaleur. Au centre, en A) cinq silex découverts à Evron en 1976-1977 sans caractéristiques visuelles attribuées à l'exposition à la chaleur. En B), estimation de la température par spectroscopie Raman basée sur l'apprentissage profond pour 26 artefacts lithiques sélectionnés collectés dans trois blocs ou endroits différents (L5, K3 et K5) montrant une large gamme de températures. A droite, gros-plan sur le silex K5/99 (réf. 16 du centre) sans trace apparente d'exposition à la chaleur mais dont l'analyse par l'IA révéla qu'il fut exposé à une température d'environ 200°C. Documents F.Natalio et al. (2021) adaptés par l'auteur.

Selon les chercheurs, cette technique peut être employée non seulement pour détecter un éventuel usage du feu, mais également pour avoir un aperçu de ses diverses utilisations par les premiers humains. Selon la doctorante Zane Stepka qui participa à ces recherches, "C'est le cas en particulier en ce qui concerne ces premiers feux. Si nous utilisons cette méthode sur des sites archéologiques vieux d'un million à deux millions d’années, il est possible que nous apprenions des choses nouvelles."

L'application de cette technologie sur d'autres sites pourrait révolutionner notre compréhension du moment et de l'endroit où les premiers humains ont commencé à utiliser voire à maîtriser le feu.

En Europe et ailleurs

On a également retrouvé des traces de foyer dans des grottes du Midi de la France qui remontent à environ 750000 ans (et certainement depuis 380000 ans dans la région de Nice) et en Chine il y a plus de 500000 ans, à l'époque où vécut l’homme de Pékin.

La grotte israélienne de Qesem contient également des traces de foyers remontant à 400000 ans.

Si l'histoire du feu remonte à un million d'années, pourquoi les archéologues n'en trouvent-ils pas davantage ? En 2011, Wil Roebroeks de l'Université de Leiden aux Pays-Bas et Paola Villa du Musée de l'Université du Colorado à Boulder ont publié un article dans les "PNAS" dans lequel ils ont analysé les archives archéologiques européennes des 1.7 million d'années écoulées. Ils confirment que l'utilisation habituelle du feu remonte à environ 400000 ans, les amenant à conclure que les hominidés auraient colonisé les latitudes nord sans bénéficier de la chaleur du feu ou du moins sans pouvoir le contrôler.

L'équipe de Berna pense que le problème pourrait être dans la façon dont les archéologues ont recherché les traces de foyers. Les nouvelles recherches consistant à examiner les sédiments, les outils, les os et les cendres végétales à un niveau microscopique en s'aidant de l'intelligence artificielle a révélé des informations jusqu'ici ignorées. On ne peut qu'espérer qu'avec l'aide de telles méthodes informatiques, microscopiques et spectrales, les paléoanthropologues découvriront l'origine du feu et prouveront peut-être qu'elle apparut chez l'Homo erectus.

A voir : L'Odyssée de l'espèce - Le feu

Le non sens caché des inventions...

Dans son sketch "le rire primitif", l'humoriste français Raymond Devos disait : "[Les primitifs] ont tout inventé ! La pierre taillée. Qui est-ce qui a inventé la pierre taillée ? Un primitif ! Le feu. Qui a inventé le feu ? Un primitif ! [...]" Mais ça sentait le roussi". L'innocent qui avait inventé le feu avait brûlé des amulettes. Le sorcier le condamna au bûcher. "Heureusement qu'il n'a pas inventé la poudre ! Il aurait fallut le faire sauter !"

Extrait de Raymond Devos, "Matière à rire", Plon - L'intégrale, 1991.

Le feu fut bientôt le signe du pouvoir : celui qui s'en accaparait devenait l'égal des dieux. Mais pendant longtemps l'homme craignît que la flamme du foyer ne s'éteigne ou qu'une tribu ennemie ne s'en empare.

Finalement les hommes parvinrent à le domestiquer. En maîtrisant le feu, l'Homo erectus se donnait pour la première fois les moyens de maîtriser la nature et de changer sa façon de vivre. Il pouvait dorénavant se réchauffer et ne plus subir les rigueurs du climat, le feu de la flamme permettait d'éloigner les fauves et la chaleur permettait enfin de cuire les produits de leur chasse, rendant les aliments plus digestes.

Autre observation importante, en attendant que sa nourriture soit cuite à point, l'homme se donnait aussi le temps de discuter et d'apprécier la compagnie de membres de son clan ou des invités. On pense que la nature sociable de l'homme, le fait qu'il aime vivre en société, discuter et communiquer remonte à l'époque où les premières tribus se réunirent autour du feu.

Aujourd'hui encore il est étonnant de constater qu'à deux pas du site où Lucy fut découverte, dans la vallée de l'Omo, le peuple Mursi vit encore comme les hommes primitifs, quasi nu et allumant son feu en frottant deux bois l'un contre l'autre[4]. Cette population se différencie toutefois de celle de nos ancêtres car elle considère que si l'harmonie règne dans sa société, la nature sera également harmonieuse, ce dont Lucy ne pouvait même pas imaginer.

Les fossiles d'animaux que l’on a découvert dans les régions africaines où vivait l'Homo erectus pouvaient atteindre la taille des éléphants. Cela suggère que le comportement de ces chasseurs était déjà complexe et d’une grande efficacité pour s’attaquer à de tels mammifères. C'est à cette époque, pendant les veillées auprès du feu que se développa probablement l'esprit communautaire et tous les rites tribaux. L'homme enfin se projetait dans l'avenir et tirait des leçons de ses expériences.

L’évolution de l'Homo erectus n'était pas encore achevée. Il est ainsi prouvé que la taille du cerveau des premiers représentants fossiles n'était pas supérieure à celle des anciens homininés, son volume oscillant entre 750 et 800 cm3. Un million d'années plus tard, sa capacité crânienne atteignait 1100 à 1300 cm3, autant que celle de l'Homo sapiens qui lui succéda. Malgré sa bipédie, son cerveau volumineux, ses outils, bref de son adaptation au milieu durant plus d'un million d'années, la lignée de l'Homo erectus s'est éteinte.

Au fil des générations, les millions d'habitants qui peuplaient la Terre à l'époque de l'Homo erectus (H.ergaster pour l'Afrique) se sont lentement dispersés dans toute l'Afrique puis évoluèrent et donnèrent naissance à de nouvelles espèces qu'on retrouve dans le sud de l'Europe, au Moyen-Orient, en Asie, probablement poussées par l'envie de conquête ou d'aventure, un climat plus doux ou des terres plus fertiles. Parmi celes-ci il y avait l'Homo heidelbergensis.

L'Homo heidelbergensis : 600000 ans

Reconstruction de l'Homo heidelbergensis par John Gurche. Document NMNH.

Les fossiles humains les plus anciens d'Europe furent découverts à Mauer, près d'Heidelberg, en Allemagne en 1907 et décrits l'année suivante par Otto Schoetensack. Il s'agit de la mandibule d'une nouvelle espèce nommée Homo heidelbergensis vivant il y a environ 609000 ans mais avec une incertitude de 40000 ans selon les conclusions de l'équipe de Günther A. Wagner de l'Université d'Heidelberg publiées dans les "PNAS" en 2010. Un crânes de la même espèce fut découvert en 1976 à Bodo d'Ar en Ethiopie et remonte également à environ 600000 ans.

28 autres squelettes de la même espèce furent par la suite découverts dans la grotte de "Sima de los Huesos" (la fosse aux os) à Atapuerca, dans le nord de l'Espagne, et à Boxgrove dans le Sussex, en Angleterre, remontant à 500000 ans. Cinq autres fragments de squelettes furent découverts à Tautavel, dans les Pyrénées-Orientale remontant à 450000 ans tandis que le crâne de Broken Hill 1 découvert en Zambie remonte à environ 300000 ans (et au plus tard à 125000 ans).

Fait intéressant, la trentaine de squelettes entiers découverts en Espagne furent tous extraits d'une fosse qui était à ciel ouvert à l'époque de son exploitation. Parmi les rares artefacts, les paléoanthropologues découvrirent un biface taillé en quartzite rouge nommée "Excalibur", une roche cristalline assez rare dont on imagine fort bien qu'elle servit probablement d'offrande.

Ces hommes avaient donc déjà une certaine culture et développé une forme de rite funéraire bien avant l'Homo sapiens et les hommes de Cro-Magnon.

Selon les dernières recherches, l'ancêtre direct de l'Homo heidelbergensis (comme celui de l'Homo rhodesiensis, voir plus bas) serait l'Homo antecessor dont certains représentants vécurent dans les mêmes régions d'Europe quelques centaines de milliers d'années plus tôt.

Qu'est devenu l'homme d'Heidelberg ? De toute évidence il est l'ancêtre de l'homme de Néandertal. En effet, l'horloge moléculaire des mutations de l'ADN mitochondrial fixe la divergence entre l'Homo sapiens et Néandertal entre -400000 et -300000 ans. Cela correspond à la période durant laquelle les hominidés vécurent dans le nord de l'Espagne. On y reviendra page suivante.

On a cru jusque très récemment que l'Homo sapiens était le descendant direct de l'Homo heidelbergensis. Cette thèse n'est pas totalement écartée car les deux espèces ont effectivement localement vécu sur les mêmes terres à quelques dizaines de milliers d'années d'intervalles.

Néanmoins, les nouvelles analyses révélent que l'Homo sapiens descendrait directement de l'Homo rhodesiensis dont les ancêtres sont directement venus d'Afrique. On ignore cependant quel cheminement suivirent ses ancêtres pour atteindre l'Europe et s'ils ont par exemple suivi les pistes du Moyen-Orient comme leur ancêtre commun, l'Homo antecessor. Comme on dit dans ce cas là, toutes les pistes sont ouvertes.

A gauche, la mandibule de l'Homo heidelbergensis datée d'environ 600000 ans découverte dans une sablière à Mauer, en Allemagne, en 1907. Au centre et à droite, deux crânes découverts sur le site d'Atapuerta en Espagne appartenant à une forme précoce de Néandertalien qui aurait divergé de l'Homo heidelbergensis il y a environ 500000 ans. Documents U.Heidelberg et Javier Trueba/Madrid Scientific Films.

Depuis la découverte des fossiles d'Homo denisova datés de 45000 ans dans le sud de la Sibérie, certains experts restent persuadés que l'Homo heidelbergensis serait l'ancêtre commun de l'Homo sapiens et de la branche à l'origine de l'Homo neanderthalensis et de l'Homo denisova. Ces derniers seraient en fait des populations de Néandertaliens partis vers l'Asie, leur descendants ayant exploré le sud-est asiatique puis l'Australie. Des analyses génétiques pourraient nous en dire plus.

Dans tous les cas, les Homo sapiens auraient chassé les espèces humaines jugées dangereuses ou indésirables de son territoire ainsi que les grands animaux et finirent par conquérir le reste du monde.

L'Homo bodoensis : 500000 ans

Dans un article publié dans la revue "Evolutionary Anthropology" en 2021, Mirjana Roksandic de l'Université de Winnipeg au Canada, et ses collègues ont nommé une nouvelle espèce d'homininé qui devrait, estiment-ils, nous aider à déterminer quel est l'ancêtre direct des humains. Cette nouvelle espèce est l'Homo bodoensis qui vivait en Afrique il y a environ 500000 ans.

L'Homo bodoensis tire son nom d'un crâne incomplet (BOD-VP-1/1) découvert dans la vallée moyenne de l'Awash, à Bodo D'ar, en Éthiopie, en 1976. Ce crâne était associé à des éclats Levallois et à des restes animaux datant entre 600000 et 200000 ans.

Ce crâne présente des caractéristiques archaïques et modernes. Sa capacité crânienne est comprise entre 1200 et 1325 cm3 (pour un mâle adulte), soit similaire à celle de l'Homo sapiens (1200-1500 cm3). Mais le crâne reste archaïque, présentant une épaisse voute crânienne et une face prognathe, des arcades sourcilières massives et segmentées et un nez très large.

Les paléoanthropologues ont découvert plusieurs fossiles d'homininés datant du Pléistocène moyen ou Chibanien qui s'étend entre 774000 et 129000 ans mais ils ne parviennent pas encore à déterminer avec précision à quelle(s) espèce(s) ils appartiennent. En outre, ils ne savent pas non plus quelles sont les relations entre ces espèces.

La période chibanienne est importante car c'est à cette époque que l'Homo sapiens est apparu en Afrique et l'homme de Néandertal en Europe. Selon les auteurs, le problème est que les fossiles de cette période "sont mal définis et diversement compris." Les fossiles d'homininés datant de la période chibanienne ont traditionnellement été attribués à l'Homo heidelbergensis (européen) ou à l'Homo rhodesiensis (africain), deux espèces qui, selon les auteurs, ont souvent été décrites de manière contradictoire. Selon Roksandic, "Parler de l'évolution humaine au cours de cette période est devenu impossible en raison de l'absence d'une terminologie adéquate reconnaissant la variation géographique humaine."

A gauche, le crâne BOD-VP-1/1 découvert en 1976 à Bodo D'ar, en Ethiopie, et attribué à l'Homo bodoensis par Mirjana Roksandic et ses collègues en 2021. Au centre, la reconstruction de cet homininé qui, selon les auteurs, serait l'ancêtre direct des humains. A droite, la place supposée de l'Homo bodoensis dans l'arbre des homininés selon l'équipe de Mirjana Roksandic. Documents Jeffrey H. Schwartz, Ettore Mazza et M.Roksandic et al. (2021)

Partant de ce constat, Roksandic et ses collègues ont réanalysé une série de fossiles d'homininés chibaniens découverts en Afrique et en Eurasie et ont conclu que les espèces Homo heidelbergensis et Homo rhodesiensis ne devraient plus être utilisées et être regroupées sous une seule dénomination : Homo bodoensis.

En complément, les chercheurs précisent que certains fossiles qui avaient été attribués à l'Homo heidelbergensis sont en fait des Néandertaliens.

En marge, les auteurs ajoutent que la dénomination Homo rhodesiensis est mal acceptée, en partie parce que son nom est associé à Cecil Rhodes, un symbole de l'impérialisme britannique en Afrique.

Roksandic et ses collègues soutiennent que l'Homo bodoensis est notre ancêtre direct et est à l'origine de la plupart des premiers humains de l'époque chibanienne d'Afrique et certains d'Europe du Sud-Est.

Selon Roksandic, la taxonomie de l'Homo bodoensis a déjà été acceptée par la Commission Internationale de la Nomenclature Zoologique (ICZN), l'organisme fondé en 1895 chargé de veiller à l'utilisation correcte des noms scientifiques des animaux.

Mais on peut répondre à Roksandic que classifier et nommer une espèce ne veut pas dire que le problème est résolu. Il existe de nombreuses questions sans réponses concernant la période du Pléistocène moyen. Parmi celles-ci, il y a une question ouverte depuis longtemps : qui est l'ancêtre direct de l'homme ?

Cette étude fut immédiatement critiquée, notamment par deux spécialistes qui n'ont pas participé à ces travaux qui ont émis des réserves sur ses conclusions. 

Selon Zeray Alemseged, professeur de biologie organique et d'anatomie à l'Université de Chicago, "Je pense que les auteurs soulèvent un problème paléontologique important et ancien qui nous hante tous, mais ils n'offrent pas de solution convaincante." Pour Alemseged, le fait de donner le nom d'un crâne à une nouvelle espèce ne suffit pas à résoudre la confusion qui entoure l'Homo heidelbergensis. Il conclut : "Ce que nous voulons, je pense, c'est trouver plus de fossiles en Europe et en Afrique pour mieux comprendre."

De son coté, Jeffrey McKee, professeur au département d'anthropologie de l'Université d'État de l'Ohio, est également sceptique : "L'espèce Homo heidelbergensis est une désignation qui n'a pas été résolue pendant un certain temps, car personne ne pouvait s'entendre sur les fossiles appartenant à ce taxon. Je soupçonne que, de la même manière, la nouvelle proposition d'Homo bodoensis sera un peu comme une poubelle taxonomique de fossiles qui ne tiendra pas la route à long terme."

McKee affirme qu'il n'est pas favorable à l'idée d'essayer d'"imposer artificiellement" une taxonomie aux sous-populations d'humains émergents.

Les commentaires avisés de spécialistes tels que Alemseged et McKee remettent en question la proposition de Roksandic et ses collègues, qui affirment que le concept d'Homo bodoensis existera encore longtemps. Roksandic reconnaît que "Donner un nouveau nom à une espèce est toujours controversé." Avec ses collègues, il affirme que "Nous sommes convaincus que cette nouvelle nomenclature perdurera et que ce nouveau nom d’espèce vivra seulement si d'autres chercheurs l'utilisent." Mais ce n'est pas en imposant un taxon que la science progresse, mais avec des preuves comme l'a rappelé Alemseged.

L'avenir nous dira si ce nouveau nom de taxon survivra au temps.

Séparation physique de la Grande-Bretagne du continent européen : 450000 ans

En analysant la géographie du fond de la Manche, des océanographes ont découvert des fosses et des traces d'érosion qui semblent avoir été creusées par d'importants flux d'eau qui se seraient déversés de lacs dans les vallées formant les soubassements du chenal. Ces vallées et ces trous sous-marins furent découverts lors de prospections dans les années 1960, mais ce n'est que plusieurs décennies plus tard que les chercheurs ont constaté qu'ils avaient étaient creusés par d'anciennes cataractes au débit très important (à l'image des canõns sous-marins qu'on découvrit à hauteur de la Sicile datant de l'époque de la crise Messinienne, voir page 3). Une étude sur l'origine de la Grande Bretagne fut publiée en 2017 dans la revue "Nature Communications" par Sanjeev Gupta de l'Imperial College et ses collègues. Notons pour l'anecdote que les scientifiques ont surnommé cette séparation, le "Brexit 1.0 mais pour lequel personne n'avait voté".

A voir : Les falaises de Calais à Cap Blanc-Nez

Les falaises de Douvres

A gauche, illustration du pont terrestre reliant la Grande-Bretagne au continent européen il y a 450000 ans, au cours de la formation de la Manche à hauteur de Calais et des falaises de Douvres, ce que les scientifiques ont surnommé le "Brexit 1.0". Le premier plan représente l'endroit où se trouve aujourd'hui le port de Calais tandis que l'actuelle Grande-Bretagne se situe à l'arrière-plan. D'énormes cataractes sont en train de séparer physiquement la Grande-Bretagne et le continent. A droite, carte bathymétrique de la Manche révélant une vallée importante érodée à partir du centre du chenal. Notez la crête de roche faite de craie présente simultanément dans le sud de la Grande-Bretagne et le nord de la France qui aurait reliée Douvres à Calais avant de se briser. Documents Imperial College London/Chase Stone.

L'illustration présentée ci-dessus à gauche tente de représenter l'aspect du chenal entre Calais et Douvres il y a 450000 ans. Comme dans le cas de la Méditerranée asséchée à l'époque Messinienne, on peut imaginer qu'à certains endroits du chenal en train d'être envahi par l'eau il existait des passages à gué ayant permis aux premiers hommes de traverser le chenal à pied pour conquérir la Grande Bretagne avant la période glaciaire (qui débuta il y a ~125000 ans).

Rappelons que plusieurs espèces humaines occupèrent par intermittence la Grande-Bretagne depuis près d'un million d'années. La plus ancienne preuve de l'occupation humaine date d'environ 900000 ans et se trouve à Happisburgh, sur la côte de Norfolk, où on découvrit des outils en pierre et des empreintes de pas probablement faites par l'Homo antecessor. On découvrit également des fossiles d'Homo heidelbergensis à Boxgrove, dans le Sussex remontant à ~500000 ans.

Les premiers outils en pierre taillée d'Asie

Nous avons expliqué que les traces d'outils les plus anciennes remontent à 3.4 millions d'années et les pierres taillées les plus anciennes à 3.3 millions d'années (voir page 4). Mais ne sont pas des éclats façonnés ou taillés avec grand soin.

En fait, il faut patienter jusqu'à l'industrie lithique dite du "mode 2" pour trouver des bifaces au Kenya datant d'environ 1.7 million d'année, mais il ne s'agit toujours pas de pierres taillées très fines bien que leur qualité soit déjà exceptionnelle.

C'est surtout durant le "mode 3" qu'on a découvert des pierres taillées très élaborées comme des racloirs et des pointes de lance. Actuellement, les plus anciennes pierres taillées de ce type datent de 385000 ans et ne furent pas découvertes en Europe ni en Afrique mais... en Inde, c'est-à-dire dans une région du monde où on ne s'attendait pas à trouver ce type d'industrie lithique. En effet, jusqu'à présent les plus anciens outils furent découverts au Maroc et datent d'environ 300000 ans. Avant cette époque, on ne retrouvait que des cailloux grossiers à peine façonnés et uniquement en Afrique.

En 2018, Shanti Pappu du centre de recherche archéologique Sharma et ses collègues ont annoncé dans la revue "Nature" avoir découvert des outils de l'industrie paléolithique en Inde datant entre 385000 et 172000 ans dont un échantillon est présenté ci-dessous

Des pierres taillées découvertes à Attirampakkam en Inde datant entre 385000 et 172000 ans. Document Shanti Pappu et al. (2018).

Les outils découverts à Attirampakkam sont élaborés et même sophistiqués. Les plus anciens ont environ 1 million d'années et sont de gros bifaces piriformes ou allongés, un style d'outil qu'on retrouve habituellement chez les premiers hominidés qui quittèrent l'Afrique. En revanche, les outils datés entre 385000 et 172000 ans sont plus petits et mieux taillés. Certains portent même des entailles indiquant qu'ils étaient peut-être fixés sur une lance.

Ce genre d'outils a été trouvé en Europe à l'époque des Néandertaliens et d'autres espèces précoces d'hominidés. Mais jusqu'à présent, cette culture n'avait pas atteint l'Inde jusqu'il y a environ 100000 ans, d'où l'intérêt de cette découverte.

Actuellement aucun fossile n'a été découvert sur le site, ce qui ne permet pas d'associer ces outils à une espèce d'hominidé. Si d'une manière ou d'une autre des humains ont atteint l'Inde à cette époque, cela pourrait changer tout ce que nous croyons savoir sur la dispersion des premiers humains en dehors de l'Afrique. Malheureusement, pour l'heure on ne peut toujours rien affirmer. Ce qu'on peut affirmer, c'est qu'une espèce d'hominidé sans doute plus ancienne que les Homo sapiens et capable de fabriquer des outils en pierre taillée vivait en Inde à cette époque.

On ne peut donc plus supporter la théorie simpliste évoquant une dispersion linéaire des premiers hommes à certaines périodes du temps. Mais la plupart des squelettes du paléolithique ne s'étant pas fossilisés, c'est un puzzle qui reste très difficile à reconstituer et des théories quelque peu spéculatives, souvent basées sur un seul squelette voire un seul crâne. Difficile dans ces conditions d'établir une théorie à partir d'un seul échantillon.

Pour être complet, notons que durant le "mode 4" et essentiellement en Europe, c'est-à-dire durant la culture de l'Aurignacien (40000-29000 ans), l'Homo sapiens a produit des lames débitées de manière systématique pour fabriquer des outils très sophistiqués (grattoir, perçoir, pointe de flèche, etc) qui ne sont plus façonnées à partir d'éclats ainsi que des outils en os et en corne. On y reviendra.

Homo naledi : 335000 - 236000 ans

Le 10 septembre 2015, une équipe internationale de chercheurs dirigée par Lee R. Berger de l'Université de Witwatersrand (Wits) à Johannesburg annonça dans la revue "eLife" en libre accès avoir découvert une nouvelle espèce d'homininé : l'Homo naledi, "naledi" signifiant "étoile" en langue sesotho.

Reconstruction de l'Homo naledi par l'Atelier Daynès. Photo prise par Sylvain Entressangle.

Entre septembre 2013 et septembre 2014, des archéologues et des spéléogues financés par la National Geographic Society explorèrent le réseau de grottes karstiques (formées par l'écoulement des eaux souterraines) de "Rising Star" situé près de Johannesbourg en Afrique du Sud.

Après s'être frayés un chemin sur plus de 80 m sur une pente inclinée à 17° de moyenne et être passés par des crevasses et des couloirs exigus (il y a un goulot haut de 25 cm seulement appelé le "crawl de Superman"), vers 25 m de profondeur les chercheurs exhumèrent dans la "chambre de Dinaledi" (la chambre des étoiles) plus de 1550 ossements d'homininés appartenant à au moins 15 individus, hommes et femmes, parmi lesquels des bébés, des jeunes adultes et des personnes plus âgées, ce qui en fait le plus grand gisement de fossiles d'homininés découvert à ce jour. Tous présentent une morphologie homogène.

Notons que ce gisement se trouve à seulement 420 km au nord-est du lieu où fut découvert "l'enfant de Taung", le premier Australopithecus africanus en 1924 et à seulement 15 km du gisement de l'Australopithecus sediba découvert en 2008.

Cette nouvelle espèce fait toutefois l'objet d'une controverse. Les spécimens présentent des caractéristiques dites "mosaïques" appartenant à la fois au genre Homo (jambes, pieds, mains et dents humaines, l'absence de crête sagittale) et aux Australopithèques (un petit corps et un petit crâne trois fois plus petit que celui d'un homme moderne).

L'Homo naledi mesurait 1.50 m et pesait environ 45 kg. Sa capacité endocrânienne atteignait 530 cm3. Autrrement dit, comparé à un homme moderne, il a la taille d'un enfant de 12 ans. Mais le plus extraordinaire est la présence d'un mélange de caractéristiques anciennes et modernes. H. naledi a un petit cerveau et des doigts courbés qui sont bien adaptés pour l'escalade, tandis que les poignets, les mains, les jambes et les pieds ressemblent davantage à ceux trouvés sur les Néandertaliens ou les hommes modernes.

A gauche, coupe transversale des grottes de Dinaledi (site UW 101) en Afrique du Sud dans lesquelles furent excavés des milliers d'ossements d'Homo naledi par Lee Berger et son équipe. A droite, distribution géologique et taphonomique (portant sur la formation des gisements fossiles) de la chambre de Dinaledi. Documents Lee Berger et al./NGS/Pat Linse et Paul H.G.M.Dirks et al./eLife adaptés par l'auteur.

La datation des spécimens s'avéra très difficile. Selon les premières analyses, les squelettes dataient entre 2.8 et 1.5 million d'années. Mais cette date qui était plutôt vague et donc incertaine fut revue en 2016. Le paléoanthropologue Mana Dembo de l'Université Simon Fraser du Canada et ses collègues réalisèrent une étude statistique à partir de la reconstruction du crâne et des dents qui montra que les fossiles remontaient à 912000 ans. Mais cette datation resta toujours sous caution tant que tous les fossiles n'avaient pas été examinés. Finalement, en 2017 une équipe de chercheurs dirigée par Paul H. Dirks de l'Université James Cook d'Australie publia dans la revue "eLife" les résultats d'une nouvelle analyse. En utilisant plusieurs techniques dont la résonance du spin de l'électron (ESR) pour dater l'uranium et le thorium contenus dans l'émail des dents des fossiles d'Homo naledi découverts dans la Chambre de Dinaledi, ils ont obtenu une date comprise entre 335000 et 236000 ans.

Le fait qu'on n'ait pas découvert de spécimens adultes, en pleine maturité, ni de squelettes de gros animaux ou de reliefs de repas suggère que les squelettes furent déposés sciemment dans la grotte. Selon les chercheurs, l'accès limité à une crevasse très étroite et la grotte avaient déjà le même aspect il y a un million d'années ce qui n'en fait pas un habitat ni une cachette très pratiques. Sa fonction serait donc différente. Sans preuve formelle et la question étant délicate et complexe, vu l'abondance des ossements et leurs dispositions, Berger évoque à mi-mot qu'il s'agirait peut-être d'une sorte de site funéraire primitif si ce concept avait un sens à l'époque. La question reste toutefois ouverte.

A voir : Professor Lee Berger introduces Homo naledi

Inside the Rising Star Cave (3D)

Reconstruction animée de l'Homo naledi

A gauche et au centre, reconstruction du visage et du crâne d'un Homo naledi adulte. A droite, son volume crânien est de 530 cm³, ce qui est à peu près la moitié d'un crâne d'homme moderne. Document L.R.Berger/Wits University/NGS et NGS.

Dans un article publié dans le "Guardian" en 2015, John Hawks qui participa à la découverte expliqua que "malgré certains traits modernes, l'Homo naledi appartient probablement aux origines du genre Homo. Il nous dit que l'histoire de l'évolution fut probablement différente de ce que nous avons imaginé." Dans le même article, Tim White, codécouvreur de Lucy, pense plutôt qu'il s'agirait d'"une forme primitive d'Homo erectus [similaire] au fossile décrit dans les années 1800." Toutefois, interrogé à ce sujet, Yves Coppens également codécouvreur de Lucy, n'y voit qu'un "Australopithèque de plus" ayant colonisé une nouvelle niche écologique comme de nombreuses espèces le font. Toutefois son point de vue est isolé.

Finalement, Michel Brunet qui découvrit Toumaï conclut plus sagement que "c'est l'âge géologique" qui permettra de trancher la question. En fait, comme c'est souvent le cas en science, les découvreurs ayant été critiqués par leurs pairs les critiquent à leur tour avec des contre-arguments plus ou moins validés jusqu'à ce qu'une preuve indubitable vienne trancher la question. A ce jour, la datation de l'Homo naledi fait toujours débat et son identité reste en suspens car il paraît trop tardif pour appartenir au genre Homo qui était déjà établit en Afrique depuis longtemps. Mais nous savons que la nature est plus inventive et complexe que nous imaginons. Puis, une nouvelle découverte attisa la controverse.

De nouveaux fossiles dont "Neo"

Une équipe de 38 chercheurs dirigée par Lee Berger poursuivit ses recherches sur le site de "Rising Star" et découvrit dans une second réseau de grottes une cavité appelée la chambre de Lesedi située à 30 m sous la surface, plus d'une centaine de fossiles d'Homo naledi, portant leur nombre total à 131 individus. Parmi ces fossiles, il y a deux squelettes d'adultes dont un presque complet dénommé "Neo" et celui d'un enfant.

Pour l'anecode, Berger dût perdre 25 kg pour pouvoir se faufiler dans toutes les galeries des grottes et par la suite il fit appel à des volontaires petits et sveltes pour explorer les galeries les plus étroites.

Les résultats des analyses publiés en 2017 dans la revue "eLife" indiquent que ces individus vivaient entre 335000 et 236000 ans, confirmant la datation des 15 premiers spécimens, c'est-à-dire à l'époque où vivait déjà l'Homo sapiens.

A gauche, coupe transversale de la chambre de Lesedi (site UW 102) dans laquelle furent notamment découverts les fossiles de "Neo". A droite, la répartition des différents sites du réseau karstique de "Rising Star". Documents Lee Berger et al./NGS/Pat Linse et Marina Elliott/Wits University adaptés par l'auteur.

L'hypothèse selon laquelle Homo naledi a peut-être émergé en Afrique il y a un million d'années est donc fausse. Toutefois, l'espèce apparue vers 335000 ans a conservé certaines caractéristiques plus anciennes alors que les autres espèces préhumaines existantes et les hommes modernes ont évolué. Selon Berger, "si les dates sont correctes, alors H.naledi est un exemple typique d'une espèce sans issue."

C'était la première fois que des chercheurs démontrèrent qu'une autre espèce d'homininé vécut aux côtés des premiers humains d'Afrique ! Aussi, les conclusions auxquelles ont abouti Lee Berger et ses collègues ont déjà été remises en question par d'autres chercheurs. Une fois de plus, l'existence de l'Homo naledi pose plus de questions qu'elle n'en résout ! Faute de consensus, de toute évidence ce dossier restera ouvert quelques années encore.

A voir : Homo naledi news and Exploration with the Best, Playlist du Dr Lee R. Berger

A gauche, le squelette presque complet de "Neo" l'un des Homo naledi adultes datant entre 335000 et 236000 ans découvert dans la chambre de Lesedi. Au centre et à droite, le crâne de "Neo". A l'extrême droite, le crâne de DH1 de la grotte de Dinaledi. Documents John Hawks/U.Wisconsin-Madison.

Le culte des morts chez l'Homo naledi

En 2015, lorsque Lee Berger et ses collègues découvrirent l'Homo naledi, ils découvrirent en même temps des caractéristiques d'apparence funéraire. Mais à l'époque, les chercheurs ont pris soin de ne pas prétendre qu'il s'agissait d'un véritable enterrement. En effet, il est dangereux de sur-interpréter des observations déja uniques en leur genre et d'essayer de déduire les processus mentaux d'une espèce dont nous ignorons tout des capacités mentales et de la cuture. Mais en 2018, l'équipe fit deux nouvelles découvertes qui changèrent leur avis.

En 2018, l'équipe de Berger découvrit des dépressions profondes dans les chambres du système de grottes dans lesquelles les corps d'Homo naledi adultes et de plusieurs jeunes enfants furent déposés en position fœtale, suggérant que l'intention était d'enterrer les morts (cf. l'exposé de L.Berger de 2023). Selon Berger, un motif ou caractéristique avait clairement été creusée horizontalement dans une pente. De plus, selon Berger, "Cet enterrement a de la profondeur, démontrant qu'il ne s'agit pas d'un corps mort dans une dépression ou un trou. C'était un corps entier qui était recouvert de terre puis posé dans le gravier même, et pas un effondrement dramatique ou par immersion. Nous pensons qu'ils ont passé le test décisif des sépultures humaines les plus anciennes." Autrement dit, selon Berger, l'Homo naledi enterrait ses morts et ce, au moins 100000 ans avant les Néandertaliens (cf. les trois articles prépubliés en 2023 de Lee R. Berger et al., Lee R. Berger et al., Lee R. Berger et al.).

L'autre caractéristique contenait les restes d'un adolescent, probablement âgé d'environ 13 ans (en termes humains) ainsi que d'autres enfants plus jeunes, bien que ces derniers soient toujours en cours d'analyse. Les restes de l'adolescent comprennent un artefact rocheux en forme d'outil posé près de la main. Selon Berger, "Nous pensons qu'il s'agit d'une substance de chert ou de dolomite, et qu'elle peut avoir les caractéristiques d'un artefact lithique manufacturé." Des test supplémentaires doivent encore être réalisés.

A gauche, les restes d'au moins quatre enfants Homo naledi découverts dans l'antichambre de la colline de Dinaledi dont un enfant (à droite) d'environ 13 ans (en termes humains). A droite, la reconstruction artistique de "l'enterrement" d'un Homo naledi adulte découvert dans l'élément 1 (Feature 1) de la chambre de Dinaledi. Documents L.Berger et al. (2023).

Une découverte encore plus excitante attendait les chercheurs. Le 28 juillet 2022, Berger et son équipe découvrirent des gravures tracées selon un motif hachuré sur le panneau B de l'antichambre de la colline de Dinaledi. Les motifs comprennent des figures géométriques comme des carrés, des échelles, des triangles, des croix et des X. D'autres gravures hachurées furent découvertes sur un deuxième panneau dénommé A qui affiche également des traces de gravures antérieures en arrière-plan et obscurcies (peut-être délibérément) en recouvrant la surface avec de la terre provenant de la grotte. Certaines gravures semblent légèrement fluorescentes, suggérant qu'une substance fut appliquée, similaire aux sculptures à l'ocre vieilles de 78000 ans découvertes dans la grotte de Blombos en Afrique du Sud (cf. C.S. Henshilwood et al., 2009 et 2011). La surface montrait également des signes de préparation au marteau avant la gravure.

La datation des gravures rupestres est un processus complexe et difficile. Mais l'équipe de Berger soutient que les preuves contextuelles excluent que ces gravures aient été faites par des forces naturelles étant donné l'existence de stromatolites fossiles au bas de la gravure du panneau A. La roche est également incroyablement dure, se classant à environ 4.7 sur l'échelle de dureté de Mohs (soit environ la moitié de la dureté du diamant). Enfin, les gravures sont trop profondes pour avoir été faites naturellement. Selon Berger, "Vous pouvez frapper ce rocher avec un marteau de géologue et il rebondit. Pour le gratter, il aurait fallu utiliser un objet aussi dur ou plus dur, et cela demanderait un effort extrême."

Ajoutez à ces traces des preuves antérieures d'incendie trouvées dans le système de grottes de Rising Star - du charbon de bois, du limon et des os brûlés - et voilà, selon Berger un solide argument prouvant que les gravures ont été faites par l'Homo naledi : "Ce ne sont pas le genre de graffitis ou de gravures que les humains [Néandertaliens ou Sapiens] font. Il n'y a aucune preuve d'humains dans les espaces proximaux autre que notre entrée dans cet espace. Il y a des sépultures de cette espèce directement en dessous des tombes qu'ils ont creusées. Les gravures n'ont pas été faites en une seule séance, mais au fil du temps, et il y a [des preuve d'] effacement avec d'autres matériaux comme du sable puis la surface fut à nouveau gravée à une période ultérieure."

A gauche, Lee Berger décrivant l'une des gravures hachurées découverte sur la paroi du passage entre l'antichambre de la colline et la chambre funéraire de Dinaledi. A droite, la pierre "en forme d'outil" placée près de la main d'un jeune adolescent H.naledi enterré dans l'antichambre de la colline. Documents L.Berger/National Geographic Society (2023).

Mais comme le confirmeront tous les chercheurs, il faut raison garder et être encore plus prudent que l'équipe de Berger avant de conclure quoi que ce soit sur base de corrélations indirectes et d'interprétations fondées sur des preuves souvent uniques. En effet, qu'est-ce qui prouve que ce sont des Homo naledi qui gravèrent ou tracèrent ces motifs dans la grotte et que sait-on de leur signification ?

D'autres scientifiques sont moins enthousiastes que Berger et affichent un scepticisme prudent, comme Emma Pomeroy de l'Université de Cambridge qui déclara : "Il est prématuré de conclure que des marques symboliques ont été faites par des homininés à petit cerveau, en particulier par l'Homo naledi. Bien qu'intrigantes, passionnantes et suggestives, ces découvertes nécessitent davantage de preuves et d'analyses pour étayer les affirmations substantielles qui sont faites à leur sujet." (cf. New Scientist, 2023).

De même, María Martinón-Torres, directrice du Centre national de recherche espagnol sur l'évolution humaine (CENIEH) déclara que de telles spéculations étaient prématurées sur la base des preuves présentées jusqu'à présent, suggérant que la mise en terre (ou en cache) funéraire était un scénario plus probable que des enterrements : "les hypothèses doivent être construites sur ce que nous avons, pas sur ce que nous devinons. Pourtant, je pense que la possibilité d'avoir une mise en terre funéraire aussi antique est déjà étonnante." (cf. NYT, 2023)

Ceci dit, comme ce fut toujours le cas, Berger et ses collègues gardent la tête froide et veillent à ne pas trop spéculer sur ce que ces gravures mystérieuses pourraient suggérer sur le développement du langage et de la communication chez l'Homo naledi et sont particulièrement prudents sur la signification des symboles. Il est beaucoup trop facile de voir à tort un sens dans un schéma qui correspond davantage à la culture humaine.

Selon Agustin Fuentes, anthropologue à l'Université de Princeton et co-auteur des trois articles précités, "Ce que nous pouvons dire, c'est qu'il s'agit de motifs géométriques intentionnels qui avaient une signification pour l'Homo naledi. Quelle est cette signification, et comment cela est corrélé avec, disons, différents processus cognitifs neuronaux pour l'expression d'informations par le biais de formes de langage oral ou autre - nous ne le savons tout simplement pas. Mais en fin de compte, c'est une signification intentionnelle. Ils ont passé beaucoup de temps et d'efforts et ont risqué leur vie pour graver ces choses dans ces endroits où ils enterrent des corps. Quel est le rapport avec le langage ? Je ne sais pas si c'est une question à laquelle nous pouvons répondre."

Fuentes a décrit les implications de ces dernières découvertes comme des données "qui donnent à réfléchir et qui rendent humble", notant qu'elles devraient amener les scientifiques à repenser certaines hypothèses de longue date sur l'utilisation du feu, la taille du cerveau, le comportement complexe de création de sens, le chagrin et la communauté sociale en particulier, car cela concerne les pratiques mortuaires et funéraires.

Selon Fuentes, "L'essentiel pour moi, c'est que cela place le cerveau au centre de l'attention. Les gros cerveaux revêtent toujours une grande importance mais ils n'expliquent pas ce que nous pensons qu'ils expliquent. Cela signifie que nous devons prendre du recul, retirer les humains du piédestal une fois de plus et essayer de comprendre quels sont les processus dynamiques et quels sont les effets sociaux et la dynamique émotionnelle communautaire qui permettent ce genre de comportement complexe sans avoir un gros cerveau complexe. Nous en savons beaucoup moins que nous ne le pensions. Ces découvertes montrent que les pratiques mortuaires ne se limitaient pas à l'Homo sapiens ou à d'autres hominidés ayant un cerveau de grande taille."

Le régime et le comportement alimentaires de l'Homo naledi

Découverte intéressante à noter, les dents de l'un des individus d'Homo naledi ont été examinées par Ian Towle de l'Université John Moores de Liverpool et ses collègues et leurs conclusions furent publiées dans la revue "Physical Anthropology" en 2017.

Comme on le voit ci-dessous à droite, les dents de ce jeune spécimen sont fortement ébréchées, présentant de nombreux éclats sur les trois molaires et les deux prémolaires. Elles sont plus nombreuses que chez tous les autres spécimens étudiés datant de la même époque. L'analyse de la taille des éclats, leur nombre et leur emplacement a permis aux chercheurs de déterminer le régime alimentaire et indirectement les comportements culturels de cet individu comme le fait d'utiliser ou non leurs dents comme outils.

Selon Towle, chez l'Homo naledi, plus de 40% des dents sont abîmées, ce qui est une proportion très élevée. On retrouve même jusqu'à 5 éclats sur une seule dent. Toutefois les ébréchures ne sont pas distribuées également sur toutes les dents. Ainsi, les dents arrière sont plus fracturées et plus de la moitié d'entre elles présentent au moins un éclat et beaucoup d'autres présentent plusieurs petits éclats. Ceci dit, les dents situées à l'avant sont malgré tout plus abîmées que chez d'autres espèces avec plus de 30% des dents présentant au moins un éclat. Cela suggère que l'H.naledi a régulièrement mordu de petits objets durs.

Les molaires et prémolaires fortement ébréchées d'un Homo naledi. Document Ian Towle.

Par comparaison, les dents de l'Homo naledi présentent une proportion d'éclats au moins 2 fois plus élevée qu'un Australopithecus africanus et 4 fois plus élevée qu'un Paranthropus robustus, deux espèces d'homininés éteintes habituées à consommer des aliments durs (sans qu'on puisse préciser lesquels).

Parmi les grands singes actuels, les gorilles présentent 10% de dents ébréchées pour seulement 5% chez les chimpanzés. Ces deux espèces ont un régime furgivore. Les seuls singes ayant une proportion de dents ébréchées et des motifs similaires à ceux des H.naledi sont les babouins dont 25% des dents présentent des fractures. Ces éclats sont probablement liés à l'environnement dans lequel ces singes évoluent, creusant et consommant une grande quantité de nourriture mêlée de sable, de gravillons et autres objets durs. Les babouins sont omnivores.

On retrouve également la même proportion d'éclats dentaires que chez l'Homo naledi chez les Inuits et les Aborigènes d'Australie ainsi que sur des fossiles humains d'autres populations. Toutefois, les motifs trouvés sur les dents d'humains modernes sont différents car ce sont plus souvent les dents situées à l'avant (incisives et dans une moindre mesure les canines) qui présentent le plus de fractures. Aussi, à partir des spécimens présentant des ébréchures similaires à celles de l'Homo naledi quelques archéologues en déduisent que l'Homo naledi n'utilisait pas ses dents comme outils.

Enfin, on constate que les dents de l'Homo naledi sont plus ébréchées sur la mandibule droite (50%) que sur celle de gauche (38%) ce qui pourrait être le signe d'une prédisposition droitière mais nous manquons d'exemples pour valider cette hypothèse.

Quant à savoir ce que mangeaient les Homo naledi, selon Towle et son équipe, ils étaient vraisemblablement spécialisés dans la consommation de certains types d'aliments comme des tubercules brutes contenant encore de la terre ou du sable en surface. Cependant, il est également possible qu'ils mangeaient de petits aliments durs comme des noix ou des graines, ou qu'ils ont coupé ou brisé de plus gros aliments en morceaux.

En conclusion, l'Homo naledi avait un régime sensiblement différent de celui des espèces d'homininés fossiles étudiées à ce jour. Il contenait certainement une plus grande proportion de petits aliments durs. Les chercheurs doivent encore étudier l'usure microscopique de ces dents et étudier les restes de plantes présents de leur tartre dentaire pour connaître l'origine exacte de ces fractures dentaires.

Cette découverte nous offfre l'occasion d'analyser en détails le régime alimentaire de nos ancêtres et de le comparer à celui des autres espèces.

Le régime omnivore

En analysant les dents de nos ancêtres et les traces relevées dans les os des animaux qu'ils chassaient, on estime que c'est probablement à l'époque des derniers Australopithèques, il y a plusieurs millions d'années mais bien après Mrs Ples, Lucy et Abel que nos ancêtres sont devenus omnivores. Quel avantage procure ce régime alimentaire au point que l'évolution nous l'a transmis ?

Le régime carnivore constitué de viande et de poisson se distingue du régime frugivore constitué de fruits et de baies par son apport en protéines, les briques indispensables à la fabrication et la maintenance de nos cellules, principalement des muscles mais également des os. Sans une bonne musculature fixée sur une ossature solide et résistante, l'homme aussi primitif (ou moderne) soit-il ne peut pas se permettre d'efforts violents, énergivores (pas même courir). Dans ces conditions c'est un piètre chasseur, peu résistant et littéralement sans force.

Les légumes comme les fruits sont riches en minéraux, en vitamines et certains en fibres. En revanche à peine 10% des fruits contiennent plus de 10% de protéines (cacahuètes, amandes, pistaches, cacao, noix, noisettes, etc) auxquels il faut ajouter quelques légumes (tomates séchées, germes de soja, haricots ailés, etc). Mais la plupart de ces aliments étaient inconnus des premiers hommes, peut-être juste quelques fruits à coques, les fèves, les racines ou les champignons mais ils étaient très peu nourrissants.

Par comparaison la viande et le poisson contiennent entre 20 et 37% de protéines, soit trois fois plus que les légumes les plus riches et dix ou vingt fois plus que la plupart des fruits (dont l'apport en vitamines et souvent en eau est très utile).

Comparaison entre les systèmes digestifs des différents régimes alimentaires.

Cliquer sur l'image pour l'agrandir. Document D.R.

En moyenne, un adulte a besoin de 2000 kcal./jour (cela varie de 1500-5000 kcal/jour selon la morphologie et surtout l'activité). Si vous faites la conversion en unités plus simples, cela correspond à une énergie d'environ 1000 watts (1000 J/s), et ce 24 heures par jour et non pas uniquement durant la période diurne. Même si le cerveau des premiers hommes était au moins 30% plus petit que le nôtre, il demandait environ 25% de toute l'énergie générée par le corps pour assurer ses fonctions, soit le quart des deux tiers de celui d'un homme moderne, soit environ 166 watts ou 333 kcal/jour.

La surface de la peau (pour 1.50 m et 50 kg pour un Homo erectus) couvre environ 1.5 m2, dont une partie se trouve à l'ombre une partie de la journée. Vous vous retrouvez donc avec une énergie assimilable d'environ 7 watts durant la journée, soit plus de cent fois inférieure à la consommation du sujet.

Si les premiers hommes voulaient trouver l'énergie complémentaire et satisfaire leur métabolisme en plus de rester en bonne santé, ils n'avaient pas d'autres alternatives que de soit rester au Soleil en permanence au risque de dépérir soit trouver des aliments riches en protéines, et donc idéalement de consommer de la viande et du poisson, devenir carnivore et finalement manger tout ce qu'ils pouvaient cueillir et chasser et plus tard cultiver et devenir omnivore. C'était encore plus digeste quand l'homme apprit à cuire ses aliments.

L'Homo rhodesiensis : 300000 - 110000 ans

En 1921, Tom Zwiglaar, un mineur suisse, découvrit un crâne humain dans une mine de plomb et de zinc à Broken Hill en Rhodésie du Nord (aujourd'hui renommé Kabwe, en Zambie). En complément, la mâchoire d'un autre individu, le sacrum, un tibia et deux fémurs furent également découverts. Le crâne fut surnommé "l'homme de Rhodésie" mais aujourd'hui il est plus connu sous le nom du "crâne de Broken Hill" ou du "crâne de Kabwe" alias Kabwe 1 dans le jargon des experts.

Il n'a pas été formellement établi que tous les autres ossements appartiennent au même individu. Seuls le tibia et les fémurs sont généralement associés au crâne Kabwe 1.

A gauche, le crâne Kabwe 1 de l'Homo rhodesiensis découvert en 1921. Il date de 200000 à 300000 ans. A droite, reconstruction de l'Homo rhodesiensis subsaharien. Documents NHM et Akela/Shadowness.

La première datation indiquait que l'homme de Rhodésie était âgé de 125000 à 300000 ans. Un nouvel examen des fossiles réalisé en 1974 par Bada et al. à partir de la mesure directe de la racémisation de l'acide aspartique (cf. les méthodes de datation des fossiles) indiquait que le squelette serait âgé de 110000 ans. Néanmoins, les experts du Musée d'Histoire Naturelle de Londres (NHM) où le crâne est exposé lui attribuent un âge compris entre 200000 et 300000 ans.

Notons que la destruction du site paléontologique durant l'extraction minière n'a pas permis de dater les couches fossilifères.

D'autres fossiles apparentés à cette espèce furent découverts en Afrique du Sud (Hopefield, Saldanha), en Afrique de l'Est (Bodo, Eyasi, Ileret) et en Afrique du Nord (Salé, Rabat, Dar-es-Soltane, Djebel Irhoud, Sidi Aberrahaman, Tighenif). Ces spécimens remontent à 300000 et 125000 ans.

La capacité endocrânienne de l'homme de Rhodésie est d'environ 1230 cm3. Comme on le voit sur les photographies ci-jointes le crâne de Kabwe 1 présente la plus grande arcade sourcilière de tous les squelettes connus d'hominidés.

La partie supérieure de la maxillaire présente une dizaine de cavités. C'est l'une des plus anciennes apparitions du processus alvéolaire.

Les petites fosses visibles sur le maxillaire (près des molaires) et sur l'os temporal indiquent que cet homme souffrit probablement d'infection dentaire ou d'une infection chronique de l'oreille ayant pu être la cause de sa mort.

Cet individu devait être extrêmement robuste et présentait un visage large similaire à l'homme de Néandertal, raison pour laquelle on le considère parfois comme le "Néandertal africain".

Lors de sa découverte, le paléoanthropologue britannique Arthur Smith Woodward avait considéré Kabwe 1 comme l'holotype de l'Homo rhodesiensis.

Des études récentes indiquent qu'il s'agit d'une espèce intermédiaire entre l'Homo neanderthalensis et l'Homo sapiens (bien que certains scientifiques l'assignent à l'Homo heidelbergensis).

Selon Tim White, c'est un représentant de l'Homo rhodesiensis. Il serait l'ancêtre de l'Homo sapiens idaltu, qui serait lui-même l'ancêtre de Homo sapiens sapiens. On en déduit que l'Homo rhodesiensis est l'ancêtre direct de l'Homo sapiens qui aurait immigré directement d'Afrique vers le Moyen-Orient et l'Europe.

Entre-temps, marchant dans les traces des premiers hommes sortis d'Afrique, une nouvelle espèce s'installa dans l'ouest de l'Asie et en Europe, l'homme de Néandertal.

Prochain chapitre

L'homme de Néandertal

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[4] Le peuple Mursi a évolué depuis quelques décennies. S'il vit encore dans des huttes et allume encore parfois son feu en frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre, tous les hommes ont troqué la lance pour le fusil d'assaut AK-47.


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