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La chimie prébiotique

Thomas Cech en 1989.

Les modèles prébiotiques réduits (III)

La question essentielle de savoir comment jaillit l'étincelle de la vie n'a pas encore trouvé de réponse. A cette difficulté il y a plusieurs raisons que nous allons discuter en détails.

En fait, trois arguments s'opposent à la thèse de Miller et expliquent qu'il n'ait pas été associé au prix Nobel :

- Le paradoxe de l'oeuf et de la poule, qui de l'ADN ou de l'ARN est le premier ?

- La composition chimique de l'écosystème primitif était riche en gaz carbonique,

- La chimie de surface est plus simple et moins réactive qu'une soupe prébiotique.

Voyons ces trois problèmes dans l'ordre et quelles voies les chercheurs explorent pour résoudre ces questions.

ADN ou ARN, qui est le premier ?

Pour créer une cellule, les protéines ont besoin de l'information stockée dans les acides nucléiques pour être fabriquées et pour transformer la matière. Mais ils n'assurent pas de fonction reproductrice, ils ne peuvent pas transmettre l'information. Les acides nucléiques ont besoin de l'effet catalyseur des protéines-enzymes pour assurer leur duplication. Nous sommes dans un cercle vicieux : l'avantage est-il au travail ou à l'information ? Il faudrait trouver des molécules ayant les deux propriétés.

L'ARN joue un rôle essentiel dans l'expression des gènes en agissant comme intermédiaire entre l'information génétique codée par l'ADN et les protéines. Document Designua/Shutterstock adapté par l'auteur.

Nous avons vu dans l'article consacré à l'anatomie et les fonctions des cellules que le rôle de l'ARN et de l'ADN polymérase - une enzyme - sont primordiaux, mais l'ARN messager est indispensable pour transmettre l'information vers les ribosomes (ARNr), lieux où se fait la synthèse des protéines. Des modèles réduits sont donc nécessaires.

Mais nous savons que les protéines n'assurent pas la reproduction. Aussi les chimistes se sont-ils tournés vers les briques élémentaires des acides nucléiques. Depuis quelques années on a découvert que des fragments d'ARN avaient des propriétés catalytiques dont seules les protéines-enzymes étaient capables[12]. Une voie semble ouverte grâce aux travaux de Thomas Cech[13], prix Nobel de Chimie en 1989, qui indiqueraient que la première molécule vivante serait un ARN.

Des nucléosides ou acides nucléiques (des bases azotées associées à un sucre) modifiés sont capables d'activités catalytiques propres aux protéines. Ils peuvent se reproduire spontanément et s'assembler en acides nucléiques fonctionnels : ils exercent des propriétés auto-réplicatives et catalytiques, les deux fonctions indispensables à la vie. Mais ces acides nucléiques simplifiés ne se forment pas tout seuls, c'est une "manip" qui a déclenché la réaction. Il faut bien constater qu'il n'existe pas encore de preuves de synthèse prébiotique dans les strates géologiques terrestres.

Nous verrons plus loin que quelle que soit la source prébiotique (comètes, météorite, soupe primitive,...), à partir de molécules carbonées ou azotées et autres cycles aromatiques, les briques de base peuvent se former, y compris de l'ARN sous certaines conditions. Des réactions chimiques permettent donc d'élaborer les briques ad hoc, composées de chaînes courtes nécessaires à la catalyse. 

Des ARN suivent l'évolution darwinienne

En 2022, des chercheurs de l'Université de Tokyo ont pour la première fois réussi à créer une molécule d'ARN qui se réplique et se complexifie suivant l'évolution darwinienne (cf. R.Mizuuchi et al., 2022). En effet, ils ont observé un système inerte passer d'une complexité chimique à une complexité biologique. Selon Ryo Mizuuchi, coauteur de cette étude, "Nous avons constaté que l'espèce d'ARN unique évoluait en un système de réplication complexe : un réseau de réplicateurs comprenant cinq types d'ARN avec diverses interactions, soutenant la plausibilité d'un scénario de transition évolutive envisagé depuis longtemps."

Par rapport aux études empiriques précédentes, ce nouveau résultat est tout à fait original car les chercheurs ont utilisé un système de réplication d'ARN unique auto-entretenu capable de changements continus basés sur les mutations et la sélection naturelle, permettant à différentes caractéristiques d'émerger, dont celles adaptées à l'environnement afin de survivre.

Le système de réplication de l'ARN expérimenté par les chercheurs. Ci-dessus à gauche, l'ARN hôte d'origine se réplique via la traduction de la réplicase auto-entretenue, par laquelle des ARN hôtes mutants et des ARN parasites pourraient être générés. A droite, représentation schématique d'expériences de réplication dans des gouttelettes d'eau dans l'huile. (1) La réplication de l'ARN a été effectuée à 37°C pendant 5 heures. (2) Les gouttelettes ont été diluées 5 fois avec de nouvelles gouttelettes contenant le système de traduction. (3) Les gouttelettes ont été vigoureusement mélangées pour induire leur fusion et division aléatoires. Ci-dessous, évolution de la concentration des ARN hôtes et parasites de différentes longueurs. Documents R.Mizuuchi et al. (2022) adaptés par l'auteur.

Selon Mizuuchi, "Honnêtement, nous doutions initialement que des ARN aussi divers puissent évoluer et coexister. En biologie évolutive, le "principe d'exclusion compétitive" énonce que plusieurs espèces ne peuvent pas coexister si elles sont en concurrence pour les mêmes ressources. Cela signifie que les molécules doivent établir un moyen d'utiliser différentes ressources les unes après les autres pour une diversification durable. Mais ce sont justes des molécules et nous nous sommes donc demandés s'il était possible que des espèces chimiques non vivantes développent spontanément une telle innovation."

Cette expérience est la première preuve empirique que de simples molécules abiotiques peuvent conduire à l'émergence de systèmes complexes et réalistes. Selon Mizuuchi, "L'évolution de la complexité observée dans notre expérience n'est que le début. De nombreux autres évènements devraient se produire vers l'émergence de systèmes vivants."

Mais nous sommes encore loin de pouvoir créer une cellule vivante. Nous verrons toutefois en dernière page que certaines avancées ont été faites dans les organismes OGM qui pourraient nous conduire vers LUCA, le "Last Common Universal Ancestor" ou Dernier Ancêtre Universel Commun.

Les clés de la vie sur Terre

L'expérience de la vie sur Terre doit forcément nous guider. Quoique fondée a posteriori et sans traces vraiment tangibles, l'origine de la vie est inscrite dans nos cellules. Il suffit de connaître le code pour pouvoir le lire. Aussi, les biochimistes tentent de réaliser les mêmes expériences mais en utilisant des composés plus simples, remplaçant le sucre ribose par le glycérol, une ose non hydrolysable dont la structure atomique ne contient que 3 atomes de carbone. Mais ces modèles réduits ne peuvent se reproduire et sont donc un échec. A l'heure actuelle on ne peut créer la vie qu'à partir d'une autre forme de vie.

Les clés de la vie sur Terre

Pourquoi la vie a-t-elle réussi ?

Quand on aborde la question de savoir quelles sont les conditions indispensables au développement de la vie, aussi élémentaire soit-elle, elle doit réunir trois conditions :

- disposer d'énergie pour maintenir les fonctions de son métabolisme

- utiliser le carbone dont les propriétés sont pratiquement uniques dans l'univers

- disposer d'eau liquide dont les propriétés sont également exceptionnelles.

Qu'un de ces éléments vienne à manquer et l'organisme à toute les chances de passer de vie à trépas. Seuls les plus résistants et tolérants dont le tardigrade peuvent encore survivre.

L'énergie

La définition d'un organisme vivant précise notamment qu'il doit échanger de la matière et de l'énergie avec son environnement. Cet énergie peut prendre différentes formes (lumineuse, chimique, etc) selon le métabolisme de l'organisme.

La plupart des végétaux par exemple tirent profit de la lumière qu'ils transforment en énergie chimique grâce à la photosynthèse qui transforme le gaz carbonique et l'eau en sucre et oxygène.

Chez l'homme toutes les cellules tirent profit de la production d'énergie chimique; les sources d'énergie sont transformées grâce à des réactions d'oxydoréduction dont les produits finaux vont d'une part assurer la pérennité de l'organisme (production de coenzymes réduits qui seront réoxydés) et d'autre part transporter l'énergie vers les cellules sous une forme assimilable (molécule d'ATP).

Cet échange d'énergie ne doit pas être important et dans le cas de la stase ou de l'hybernation des animaux, toutes les fonctions métaboliques peuvent être ralenties au point que le sang et l'oxygène alimentent en priorité le cerveau et les organes vitaux au détriment des organes périphériques.

L'état de cryptobiose du tardigrade est un exemple très étonnant de consommation minimale d'énergie où toutes les fonctions métaboliques de l'animal sont interrompues parfois pendant plusieurs décennies. Ce phénomène est probablement lié à la nature de ses gènes et de ses protéines spécifiques qui le protègent lorsque l'environnement devient stressant (trop chaud, trop froid, trop sec, etc).

Le carbone

Les biologistes se sont depuis longtemps demandés pourquoi le carbone avait-il réussi sur Terre ? Plusieurs arguments viennent confirmer l’idée que seule une structure carbonée pouvait permettre l’éclosion de la vie :

- L’élément doit être abondant dans l’univers et dans les environnements planétaires et favoriser les chances de réussite de la chimie prébiotique

- L’élément doit participer aux cycles bio-géo-chimiques présents dans l’ensemble de la biosphère, de l’atmosphère, des océans et de l’écorce de l’astre, permettant le développement des écosystèmes

- Les atomes à la base de la forme vivante doivent pouvoir former au moins trois liaisons chimiques pour créer un système de biopolymères

- Les atomes formant l’entité vivante doivent former des liaisons chimiques stables les uns avec les autres pour éviter de briser la structure au moindre aléa

- L’élément vital doit être chimiquement capable de se diversifier pour former par synthèse des molécules complexes et des fonctions (groupes) pouvant interagir avec le monde extérieur.

La combinaison de toutes ces propriétés se retrouvent dans le carbone et font tout simplement de lui le meilleur élément pouvant conduire à élaborer les briques de la vie telles que nous les connaissons.

Cela a également pour conséquence que si nous découvrons un jour une biochimie extraterrestre toute différente de la nôtre, il nous sera très difficile d’y reconnaître une forme de vie.

L’eau

Pourquoi l’eau ? Toutes les formes de vie habitant sur Terre ont besoin à un moment ou un autre de leur existence du milieu liquide ou doivent disposer d’eau pour ne pas mourir. Aucun organisme vivant sur Terre ne pourrait donc s’adapter à un environnement privé d’eau. Pourquoi ?

En phase liquide, l’eau offre l’avantage d’être le support des formes de vie, dissolvant les composants, transportant les molécules clés et activant les réactions chimiques. Ce milieu est également plus stable et présente moins de risques qu’un milieu gazeux.

L’eau est un solvant dit universel. C’est une molécule “polaire”, disposant de terminaisons positive (hydrogène) et négative (oxygène). Ses atomes d’hydrogène peuvent tendre des liaisons faibles avec d’autres molécules. Cette affinité particulière confère à l’eau un rôle de solvant pour n’importe quel molécule polaire.

Par sa structure polaire, l’eau permet la construction des enzymes, ces molécules formées d’acides aminés qui catalysent les réactions chimiques. Sans eau ni enzymes, les cellules ne pourraient réaliser leurs réactions métaboliques.

A température ambiante l’eau peut présenter trois phases, solide (glace, neige), liquide (lac, pluie) et gazeuse (vapeur, geyser) qui peuvent même se confondre au point triple.

L’eau offre la caractéristique d’avoir l’une des chaleurs spécifiques les plus élevées parmi les substances connues. Nécessitant beaucoup de chaleur pour augmenter légèrement sa température, l’eau se présente comme un excellent régulateur thermique capable de modérer l’influence du climat sur Terre.

Sans être hydrocentrique, nous pouvons dire avec certitude que la biologie a besoin d’un solvant pour casser les protéines et en extraire les acides aminés et que sur la plupart des mondes il s’agira nécessairement de l’eau. Mais dans les mondes beaucoup plus froids, l’ammoniac peut jouer ce rôle. Il présente certaines de ces caractéristiques mais comme la plupart des autres substances, sa glace ne flotte pas et altère le goût des boissons !

Le second argument opposé au scénario original de Miller est plus important encore. Vers 1984, les biochimistes dont James Kasting découvrirent que les modèles d'écosystèmes qui simulaient l'atmosphère primitive de la Terre étaient faux. Les chercheurs pensaient qu'il y a un peu plus de 4 milliards d'années la Terre perdit son hydrogène lors de sa condensation (nous verrons page suivante qu'en 2005 cette idée a toutefois été bouleversée), le remplaçant graduellement par l'oxygène, transformant l'atmosphère réductrice originelle par une nouvelle atmosphère cette fois oxydante. Mais cette transformera s'est produite beaucoup plus tôt qu'on le pensait.

En effet, dès la phase primordiale de l'évolution de la Terre, entre 4.4 et 4.1 milliards d'années, le taux d'oxygène atmosphérique a commencé à augmenter et l'air est devenu très oxydant[14]. L'oxygène s'est rapidement lié aux molécules, remplaçant toutes les liaisons C-H par des liaisons C-O qui étaient beaucoup plus stables. L'énergie étant disponible, cette transformation chimique déclencha l'oxydation du méthane (CH4) qui se transforma en dioxyde de carbone (CO2). C'est la naissance de l'effet de serre. A la fin de l'Hadéen (peu avant 3.8 milliards d'années), on ignore si l'atmosphère était encore réductrice, mais sachant que l'hydrogène s'est dissipé dans l'espace, dans le pire des cas l'atmosphère n'était plus réductrice, rendant difficile voire impossible la formation de molécules organiques dans un milieu neutre. A cette époque, l'atmosphère terrestre était donc de type volcanique, majoritairement composée de gaz carbonique, mêlée d'azote et d'un peu d'eau. Dans ce milieu très oxydant les manipulations de Miller n'auraient rien donné, les molécules prébiotiques ne se seraient pas formées.

Evolution de la concentration atmosphérique des gaz

Document adapté des estimations de J.Kasting. "Earth's Early Atmosphere", Science, 259, pp.920-926 (1993) dont voici l'article en PDF. Lire aussi J.Kasting, 1984.

Les chercheurs ont donc été obligés d'affiner le scénario initial. Dans ce contexte, on suppose que l'évolution chimique a très bien pu se développer non pas dans l'air, mais directement dans l'eau auprès des fractures sous-marines et des sources thermales (geysers et volcans).

Sur Terre, on a découvert que les abysses sous-marines permettaient le développement d'une chimie prébiotique dans un milieu où la température était proche de 350°C. Une autre possibilité fait appel à une contamination venue de l'espace qui aurait pu remplacer ou compléter la synthèse atmosphérique ou marine. Mais dans ce cas, il faudrait expliquer comment la vie est née sur la première planète. Si cet apport est vérifié, il faudra aussi expliquer comment la nature a trié les acides aminés et les protéines pour qu'ils aient une configuration spatiale adaptée à la polymérisation terrestre. Lévogyre ou dextrogyre, nous savons que l'isomère optique d'une molécule peut être propice à la vie ou être un poison dans le cas contraire.

Dernier chapitre

Le modèle riche en hydrogène

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[12] A propos de l'ARN et des origines de la vie lire C.de Duve, Nature, 336, 1988, p209 - G.Joyce, Nature, 338, 1989, p217 - Lire également les trois articles de H.Hartman sur l'évolution du code génétique, Origin of Life, 6, 1975, p423; 9, 1978, p133; 14, 1984, p643.

[13] T.Cech/A.Zaug/P.Grabowski, Cell, 27, 1981, p48 - T.Cech et B.Bass, Annual Review of Biochemistry, 55, 1986, p599 - T.Cech, Nature, 339, 1989, p507.

[14] Il y a ~4 milliards d'années, si la biosphère avait contenu du bois (de la cellulose) et avait été plus chaude, toute l'atmosphère se serait embrasée.


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