La
théorie de Gaïa
Les hypothèses philosophiques (IV)
En
1983, en collaboration avec Watson, Lovelock inventa Daisyworld
qu'il dit considérer comme un simple modèle mathématique sans
intention téléologique.
En 1990, il précisa que "jamais il n'avait exprimé l'idée que la
planète elle-même avait une intention ou était contrôlée par le
biotope". En fait, en inventant Gaïa ni James Lovelock ni Lynn Margulis n'ont jamais évoqué
explicitement l'hypothèse téléologique ni même une "philosophie de
l'environnement" comme le titre certains auteurs critiquant leur
théorie.
Malheureusement
pour Lovelock on peut interpréter ses propos à
plusieurs niveaux et de rappeler que plusieurs géochimistes[7]
ont été opposés dès le début aux idées véhiculées par la théorie
de Gaïa.
Cela
nous fait remonter aux années 1980 à une époque,
rappelons-le, où cette théorie écologique n'était pas très populaire
car les scientifiques et les philosophes voyaient d'un mauvais oeil que
l'on considère notre planète comme un "organisme vivant"
capable de s'auto-gérer même mécaniquement ou chimiquement, Dawkins clamant qu'il
était même absurde de parler d'être vivant à propos d'une
planète incapable de se reproduire.
En
revanche, dans l'esprit de Lovelock les faits étaient bien là pour prouver, semble-t-il,
que la Terre était tout à fait en mesure de s'auto-gérer comme un
organisme vivant : depuis 4 milliards d'années la chaleur du Soleil a
augmenté de 25% sans pour autant contrecarrer le développement de
la vie sur Terre; sans la présence des gaz à effet de serre la
surface actuelle de la Terre serait d'environ -19°C; enfin la
salinité des océans s'est maintenue à une concentration d'environ
3.4% depuis des milliards d'années, les cellules ne supportant pas
une salinité supérieure à 5%.
Ces exemples semblent indiquer
qu'il existe des processus complexes qui maintiennent les conditions
de la biosphère à un niveau confortable pour toutes les
formes de vie, des colonies de bactéries aux baleines bleues. Car
sur le plan philosophique ont peu en effet se demander pourquoi
serait-il nécessaire que ces conditions aient les valeurs que nous
observons ? Si le système est ainsi sous contrôle, cela donne-t-il
un statut ontologique au système lui-même ? Et de se demander si
le système global est capable d'évaluer la continuité de la
"vie" ?... Ce projet est bien ambitieux mais il sort aussi
du cadre de la science.
A
consulter : L'objectif de
la Science
En
mars 1988, le climatologue Stephen Schneider organisa courageusement une
conférence sur la théorie de Gaïa dans les bâtiments de l'Union Américaine
de Géophysique, l'AGU. Parmi les orateurs il avait invité le physicien
et philosophe James Kirchner qui travaillait alors comme assistant au
Caltech à Berkeley et qui venait justement d'écrire un ouvrage sur le
sujet[8].
Cette
conférence fut l'occasion d'assainir une fois pour toute les différents
subsistant à propos de la définition même de Gaïa et de mettre un
point final aux fausses accusations de téléologie que semblait véhiculer
cette théorie. James Lovelock définit Gaïa comme "une théorie
appliquée à un système en évolution, un système constitué
d'organismes vivants comme sur la Terre et du matériau constituant leur
environnement, les deux composantes étant couplées et indivisibles"
D'emblée
Kirchner[9]
critiqua la théorie de Lovelock considérant qu'il n'y avait pas qu'une seule
théorie de Gaïa à considérer mais plusieurs, et cita cinq hypothèses sur base
des propos relevés dans les ouvrages de Lovelock, Margulis ou de leurs collaborateurs :
-
Gaïa influente : le biotope influence sensiblement certains
aspects du monde prébiotique, comme la température et la composition de
l'atmosphère. Selon Lynn Margulis et l'écrivain Dorian Sagan du magazine
Science, "L'hypothèse Gaïa [...] stipule que la température
et la composition de l'atmosphère terrestre sont activement régulées
par la somme des organismes vivants sur la planète".
-
Gaïa coévolutionnaire : le biotope influence son environnement
abiotique qui en retour influence l'évolution du biotope par des
processus Darwiniens. Selon Lovelock, "les biota ont profondément
altéré l'environnement à la surface de la Terre. En même temps,
l'environnement imposait ses contraintes sur les biota. Dès lors la vie
et l'environnement doivent être considérés comme les deux parties d'un
système couplé".
-
Gaïa homéostatique : le biotope influence le monde abiotique et il
le fait de manière à le stabiliser. Exprimé dans le langage analytique
des systèmes, les principaux liens entre les biota et le monde abiotique
sont les boucles de rétroactions négatives. Lovelock et Margulis
appellent la théorie de Gaïa "la notion de biosphère considérée
comme un système de contrôle à adaptation active capable de maintenir
la Terre en homéostase".
-
Gaïa téléologique : l'atmosphère demeure en état homéostatique,
pas uniquement du fait de l'action de la biosphère, mais également pour
préserver la biosphère. Selon Lovelock et Margulis, "l'atmosphère
de la Terre est plus qu'anormale; elle apparaît en contradiction avec un
ensemble d'objectifs".
-
Gaïa optimisante : le biotope manipule son environnement physique
dans le but de créer des conditions biologiques favorables, voire
optimales. Lovelock et Margulis écrivent : "Il est peu probable
que le hasard seul explique le fait que la température, le pH et la présence
d'éléments nutritifs aient été, durant de longues périodes,
simplement optimisés pour permettre la vie en surface. Nous préférons
proposer l'hypothèse Gaïa, l'idée que le biotope attend de l'énergie
pour maintenir activement ces optima".
Théorie
de Gaïa |
Version |
Gaïa
influente |
Faible |
Gaïa
coévolutionnaire |
Faible |
Gaïa
homéostatique |
Faible |
Gaïa
téléologique |
Forte |
Gaïa
optimisante |
Forte |
|
Finalement
quelques mois plus tard, dans le magazine Nature Lovelock répondit à Kirchner en le décrivant
comme une "figure de l'Inquisition" faisant une tentative
spirituelle pour démolir toutes les idées concernant Gaïa. Mais cette réaction
ne rendit toutefois pas justice aux critiques de Kirchner. D'aucun considère
en effet que les arguments avancés par Kirchner sont bien présentés et
au début des années 2000, ils représentaient encore la plus sérieuse
avancée sur le sujet.
Mais
pour éviter tout débordement et interprétation abusive, Kirchner écrivait
en 1988 que "si nous discutons de la théorie de Gaïa sans préciser
de quelle hypothèse nous parlons, nous pouvons créer pas mal de
confusion". Cette confusion peut porter plusieurs déguisements
mais il ne fait aucun doute que le plus sérieux est de prétendre que les
preuves démontrant l'une des versions les plus faibles prouvent d'une
certaine manière les versions les plus fortes.
Dans
son livre, Kirchner[10]
décrit ainsi cette attitude : "Vous pouvez croire, comme je le
fais, que les biota affectent l'environnement physique. Vous pouvez aussi
imaginer, comme je le fais, que l'environnement physique a modelé l'évolution
biotique. Vous êtes en bonne compagnie parce que les scientifiques
pensent ce genre de choses depuis une centaine d'années. Aussi, si vous
me demandez si je crois à la théorie de Gaïa, je devrais vous répondre
Oui. Mais ensuite si vous me dites que je dois croire que les biota font
partie d'un système cybernétique de contrôle global, dont le but est de
créer des conditions biologiquement opptimales... Et Bien, c'est un tout
autre sujet."
Kirchner
considère que les versions faibles de Gaïa n'apportent rien de nouveau et
que les versions fortes sont soit non testables soit totalement fausses.
Finalement il classe les formes fortes de la théorie de Gaïa comme une métaphore,
une hypothèse non vérifiable. Kirchner conclut : "Pour le sens
commun, Gaïa signifie que la 'Terre est vivante' ou que les biota essayent
de se construire un agréable habitat. Ceci étant donné, le public
n'appréhende pas les risques qu'il y a à traiter des idées poétiques
comme des propositions scientifiques, le sens commun imaginant que des
groupes de scientifiques sont occupés à se demander si la Terre est réellement
'vivante' et je ne pense pas que cette perception puisse aider l'un
d'entre nous."
Lovelock
répondit à son "inquisiteur" que "sa critique
spirituelle était en train de brûler publiquement des Gaïa imaginaires
et que sa démolition pyrotechnique de la version forte de Gaïa lui volait
la vedette. Mais lorsque le feu d'artifice sera éteint, le vrai système
de Gaïa sera toujours là, il est seulement caché par la fumée."
Mais
deux ans après la conférence, lassé des attaques de Lovelock, Kirchner[11]
retira ses gants et conclut dans le magazine Nature : "L'image
sympatique de Jim Lovelock ne pourra pas durer s'il persiste à répondre
aux critiques en contestant leurs motifs."
Comme
par un heureux hasard, cette réponse incita Lovelock à publier ses
critiques en 1990. Dans le magazine Nature Lovelock[12] insista sur le fait que la théorie de Gaïa et ses
différentes hypothèses sont testables et il publia une liste de prédictions reprises
ci-dessous. Kirchner lut son article avec beaucoup d'intérêt
mais dût à nouveau conclure que globalement ces expériences "ne
testaient pas les hypothèses de Gaïa" et que les résultats négatifs
pouvaient tous être expliqués en réimprimant simplement sa théorie.
Prédiction |
Test
et résultat |
Pas
de forme de vie sur Mars à partir des preuves
atmosphériques (1968). |
Mission
Viking (1977). Forte confirmation. |
Les
organismes fabriquent des composés qui peuvent transférer
les éléments essentiels des océans vers la terre ferme
(1971). |
Découverte
du sulfite de diméthyle et du lodide méthyle (1973) |
La
régulation du climat par le contrôle du gaz carbonique
s'établit par une forte altération biologique des roches
(1981) |
Les
micro-organismes augmentent la dégradation des roches (1989) |
La
régulation du climat s'établit par un contrôle de la
couverture nuageuse liée à l'émission de sulfures par les
algues (1987) |
Le
SDM libéré par le phytoplancton est lié à la formation
locale de nuages (1996) |
La
concentration d'oxygène à environ 21% est stable depuis
200 millions d'années (1973) |
De
nouvelles hypothèses concernent le rôle des feux de
forêts et du cycle du phosphore |
La
chimie de l'atmosphère Archéenne était dominée par le
méthane (1988) |
Entre
1 milliard et plus de 200 millions d'années d'ici
l'atmosphère contenait essentiellement du méthane et du
gaz carbonique |
|
En 1987, Lovelock proposa
un exemple concret, rappelant que le phytoplancton cité plus haut
agissait comme un thermostat global, produisant du SDM dont le but était
de refroidir la Terre lorsqu'elle se réchauffait. Malheureusement l'année
suivante des scientifiques[13]
publièrent des données sur les glaces qui infirmaient la théorie de
Lovelock. En fait les algues océaniques refroidissent la Terre... lorsqu'il
fait froid.
Face
à autant de critiques, la position de Lovelock se fragilisa. Aujourd'hui
plus d'un considèrent qu'il inventa sa théorie a posteriori pour expliquer
ses données. En 1990, Lovelock avança par exemple que la théorie de Gaïa préfère
les grands froids... et que les périodes interglaciaires représentent
"l'état de fièvre" de la planète[14].
Et Kirchner de se demander en 1990 "comment pourrait-on désapprouver
une hypothèse si ambiguë quand elle prédit un résultat, mais explique
également exactement son contraire. Et que pourrait-on bien faire d'elle
?"
A
consulter en Philosophie des Sciences:
Science
objective et connaissance - Le critère de falsification
La
faillibilité de la science
|
Fluctuations
de la température globale de la Terre durant les deux derniers
millions d'années. D'ici peu l'amplitude pourrait
atteindre 6°C. |
|
Pour
conclure, Kirchner[15]
écrivit avec éloquence que "nous devons cependant être
prudents, et ne pas prétendre que Gaïa est une hypothèse que l'on peut
tester plutôt qu'une base de gestion de la biosphère. Le risque est le
suivant : une métaphore comme Gaïa, suffisamment flexible pour s'adapter
à n'importe quel ensemble de données, est aussi suffisamment versatile
pour être évoquée de manière ad hoc, et donner un faux air de légitimité
scientifique à pratiquement n'importe quelle conjecture téméraire."
Depuis
cette conférence et les innombrables publications qui ont été faites
sur le sujet depuis 1982, on peut dire que le temps a fait son oeuvre et
que le travail de Kirchner a été positif, d'autant qu'il n'a jamais eu
l'intention de démolir cette théorie mais simplement de préciser le
sens du débat qui, sans nul doute resurgira à l'avant-scène dans les
années à venir à mesure que les notions d'écologie entreront dans les
moeurs, surtout aux Etats-Unis (dans les villes industrielles), en Russie
et au Japon où cela reste encore très éloigné des préoccupations quotidiennes.
Dernier chapitre
Concept
scientifique et religion
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