CHAPITRE 12

LA MORT DES DINOSAURES

 

Quand on parle de la mort des dinosaures, il s'agit d'un raccourci facile et un peu abusif. En fait, pour être plus précis, il convient de parler de l'extinction de l'ensemble des espèces disparues à la fin du Crétacé, dernière période de l'ère secondaire, et encore plus précisément de son dernier étage géologique, le Maastrichtien qui s'est étendu de 72 à 65 MA. Cette extinction fut loin d'être généralisée, mais, au contraire, extraordinairement sélective, anéantissant de nombreux ordres du monde animal et végétal, et un très grand nombre d'espèces, d’autres restant quasiment indemnes.

L'extinction de la fin du Crétacé

L'un des principaux mystères de la paléontologie a longtemps été la disparition d'un grand nombre d'animaux terrestres et aquatiques à la fin de l'ère secondaire, il y a environ 65 MA. Parmi la biosphère du Crétacé supérieur, on connaît surtout les grands reptiles (figure), que ce soient les dinosaures terrestres, les plésiosaures et mosasaures marins et les ptérosaures volants, dont on a retrouvé ou reconstitué les squelettes spectaculaires. On sait que les espèces étaient nombreuses, implantées dans le monde entier, et pourtant aucune n'a pu franchir avec succès le cap de l'ère tertiaire.

L'extinction du Crétacé est considérée comme l'une des cinq extinctions de masse répertoriées (voir le chapitre 15). Elle a affecté environ 75 % des espèces vivantes. 45 % des espèces marines flottantes auraient disparu contre seulement 20 % des espèces vivant au fond des mers. Pour le domaine continental, 15 % des espèces d'eau douce et 20 % des espèces terrestres auraient disparu. Mais, en fait, la vie terrestre dans sa globalité n'a pas été vraiment menacée, malgré une période post-catastrophe particulièrement difficile à vivre.

Plusieurs générations de paléontologues ont tenté de percer ce mystère et ont proposé des hypothèses plausibles. Une seule chose semblait certaine à tous : un refroidissement sensible de notre planète s'était produit il y a 65 MA, mais à lui seul il ne pouvait expliquer la disparition de toutes les formes vivantes qui se sont éteintes dans un laps de temps très court à l'échelle géologique.

Jusqu'en 1978, de nombreuses hypothèses restèrent en concurrence, parmi lesquelles, dans le domaine astronomique, celle de l'explosion d'une supernova proche ayant entraîné une irradiation sur la Terre, et celle de l'impact cosmique, proposée dès 1956 par le paléontologue américain Max de Laubenfels (1894-1960), et reprise depuis par plusieurs chercheurs de diverses disciplines. Harold Urey (1893-1981), notamment, fut un chaud partisan de cette éventualité, dans un cadre plus large, puisqu'il envisageait la corrélation probable entre des impacts d'origine cosmique (astéroïdes et comètes) et la fin des ères géologiques.

Le problème de l'iridium et l'hypothèse des Alvarez

En 1979, Luis Alvarez (1911-1988), prix Nobel de physique en 1968, et son fils géologue, Walter Alvarez proposèrent à nouveau cette hypothèse de l'impact cosmique, mais cette fois avec un argument scientifique tout à fait nouveau et extrêmement ingénieux. L'argument principal qui soutient leur hypothèse est la découverte dans plusieurs régions du globe de concentrations anormalement élevées en iridium (jusqu'à 450 fois la valeur normale) et en osmium (250 fois) dans la fine couche géologique de l'époque (composée principalement d'argile et mesurant quelques centimètres d'épaisseur), baptisée 29R (la 29e période recensée depuis la période présente, durant laquelle le champ magnétique terrestre a eu une direction inverse "R" du champ actuel) et dont la durée a été évaluée à moins de 1 MA. Cette couche est aussi connue des spécialistes sous le nom de couche K/T (Crétacé-Tertiaire). Cet iridium et cet osmium excédentaires sont très probablement d'origine extraterrestre et proviennent de l'astéroïde responsable de l'impact, mais comme nous le verrons, certains scientifiques croient encore à une possible origine terrestre.

Dans un article historique, cosigné avec deux chimistes nucléaires américains, Frank Asaro et Helen Michel, les deux Alvarez ont expliqué qu'un astéroïde d'une dizaine de kilomètres (c'est-à-dire un très gros EGA) aurait heurté la Terre, et qu'une quantité énorme de débris et de poussières aurait été projetée dans la stratosphère. Cette couche de poussières, rapidement distribuée dans toute l'atmosphère, aurait empêché les rayons solaires de parvenir au sol durant quelques années.

L'obscurité partielle, sinon totale, aurait interrompu le processus de photosynthèse qui, on le sait, libère de l'oxygène à partir du gaz carbonique contenu dans les plantes. Privée de lumière, cette végétation aurait disparu pour une très grande part, affamant évidemment tous les grands animaux et entraînant très rapidement leur extinction totale. Seuls, les petits animaux de moins de 25 kg, dont les premiers mammifères, auraient pu survivre en se nourrissant de racines et de graines, peut-être aussi de résidus organiques. L'élimination de leurs concurrents directs, les grands reptiles de la fin du secondaire, a certainement facilité le développement des primates rescapés en libérant des niches écologiques et ainsi accéléré leur montée au premier plan de la chaîne biologique. Sans cet important impact d'un corps cosmique, il y a 65 MA, la vie terrestre (faune et flore) ne serait sans doute pas identique de nos jours à celle que nous connaissons. Cette hypothèse des Alvarez que certains chercheurs des sciences de la Terre et de la vie croyaient pouvoir facilement discréditer a, au contraire, magnifiquement supporté l'épreuve du temps et s'impose aujourd'hui, tout au moins dans ses grandes lignes, comme incontournable.

Bientôt l'importance des recherches multidisciplinaires sur le sujet de la fin du Secondaire allait entraîner une multitude de résultats, parfois contradictoires. Mais il faut admettre que le problème de l'iridium excédentaire dans la couche K/T, imaginé (en physicien) par Luis Alvarez et étudié sur le terrain (en géologue) par son fils Walter, a été un détonateur extraordinaire, le point de départ d'une nouvelle façon de concevoir l'évolution. On a eu la preuve que le cataclysme peut être un facteur essentiel de création et d'évolution. Concept révolutionnaire qui a fait trembler plusieurs sciences sur leurs bases et qui a également permis la réhabilitation de celui de catastrophisme.

Une recherche multidisciplinaire sans précédent

Dès la publication des résultats indiquant de très fortes concentrations d'iridium et d'osmium (et d'autres éléments sidérophiles) dans la couche d'argile séparant le Crétacé du Tertiaire, de nombreux travaux furent entrepris par des chercheurs de diverses disciplines pour trouver de nouveaux indices probants et pour avoir ainsi confirmation de la catastrophe.

L'étude des fonds marins datant de cette époque permit d'obtenir un autre résultat surprenant et très intéressant. Les océanographes remarquèrent en effet l'effondrement de la proportion de carbonate de calcium dans la fine couche (trois millimètres seulement) incriminée. Cette substance qui représente environ 40 % en poids des sédiments situés au-dessus (donc plus jeunes) et au-dessous (plus anciens) de la zone frontière n'en représente plus que 2 % (soit vingt fois moins) dans celle-ci. On attribue cette propriété à la disparition en masse du plancton, habituellement très riche en exosquelettes, principalement constitués de calcium, qui en temps normal recouvre les fonds marins.

Autre détail important relevé par les océanographes : l'augmentation de près de dix degrés de la température des eaux de surface dans l'Atlantique sud. Ainsi donc, après une courte période de froid intense, lié à l'hiver d'impact, la Terre a subi une importante augmentation de la température de sa biosphère, probablement liée à un effet de serre dû à un excès important de gaz carbonique. Cet excédent s'explique de la manière suivante. Normalement, ce gaz carbonique est assimilé par les plantes marines photosynthétiques. L'extinction massive de celles-ci aurait débouché sur une quantité de gaz carbonique largement excédentaire, et ce gaz serait passé dans l'atmosphère contribuant à l'augmentation de l'effet de serre et de la température constatée.

Cette très importante augmentation de la température, qui aurait peut-être duré 50 000 ans, pourrait avoir été responsable de l'extinction d'espèces rescapées de l'impact et de l'hiver d'impact qui lui a succédé. Les conséquences à moyen et long terme du premier cataclysme ont donc probablement contribué elles aussi à l'extinction massive, mais dans un deuxième temps seulement.

Quelques chercheurs, notamment des climatologues, ont tablé sur un échauffement de l'atmosphère terrestre tel qu'il aurait entraîné une série de réactions chimiques, notamment une production anormale d'oxyde d'azote, qui en se condensant et en se précipitant aurait formé d'importantes pluies acides. Celles-ci auraient pu "lessiver" les continents, empoisonner certaines chaînes alimentaires et priver certains animaux de nourriture.

Ainsi tous les travaux multidisciplinaires ont confirmé le scénario de l'impact et des conséquences terrestres qui en ont découlé. L'extinction se produit bien en réalité sur plusieurs milliers d'années, et n'est pas instantanée. L'impact crée les conditions de l'extinction mais ne semble pas, à lui seul, capable d'éliminer la totalité des formes vivantes de la Terre. Nous verrons que certains ordres du monde animal ont supporté sans dommages la période post-impact pourtant difficile à vivre.

Quelques autres hypothèses improbables

Tout de suite après l'hypothèse de l'impact cosmique, plusieurs hypothèses concurrentes furent proposées. Nous les rappelons uniquement pour mémoire.

Parmi les hypothèses astronomiques, on peut citer l’augmentation du rayonnement cosmique, l’explosion d’une supernova proche et la traversée d’un nuage interstellaire. Ces trois hypothèses concernent l’impactisme invisible et sont crédibles pour certains cataclysmes du passé, mais pour celui de –65 MA, elles ne peuvent être comparées à celle de l’impact pour lequel des preuves incontestables ont été apportées.

Parmi les hypothèses terrestres, on peut citer la régression marine et surtout l’hypothèse volcanique et les traps du Deccan. En fait, le dilemme concernant la fin du Crétacé, dès le début des années 1980 se réduisit à une controverse : impactisme ou volcanisme, sachant que les deux sont très fréquents et peuvent causer l'un et l'autre de nombreux dégâts à l'échelle de la planète. On a parlé d'hiver d'impact, on pourrait également parler d'hiver volcanique.

L'impact cosmique : la recherche des preuves

A la fin des années 1980, les géologues et les géophysiciens se sont, dans leur grande majorité, ralliés, par la force des arguments incontestables (excédent d'iridium et autres éléments sidérophiles, existence de quartz choqués et de spinelles nickellifères notamment), à la thèse de l'impact cosmique pour expliquer la fin du Crétacé. Cette chasse aux preuves a été une véritable saga scientifique, comme on n'en avait peut-être jamais connu auparavant.

Nous avons parlé dans le chapitre consacré aux astroblèmes de leur formation, et des sous-produits de l'impact comme les tectites et les minéraux choqués. Il était donc logique que les chercheurs essaient de les retrouver dans les sédiments de la couche K/T et de déterminer le fameux point zéro, à partir duquel la diffusion se serait faite. C'est le géologue américain Bruce Bohor qui annonça le premier la découverte de nombreux grains de quartz choqués dans une couche K/T du Montana, ainsi que des microsphérules de feldspath ayant incontestablement subi des déformations dues à des surpressions très importantes puisque de l'ordre de 100 gigapascals.

Dès lors, de nombreuses découvertes similaires furent signalées, éparpillées dans le monde entier, sur tous les grands lieux de la couche K/T, mais aussi en Russie. Ainsi la distribution des résidus de l'impact semblait avoir été planétaire. Ce qui ne simplifiait pas la découverte du point zéro. Si le quartz était le minéral le plus abondant, d'autres comme le feldspath et le zircon présentaient également des traces indéniables de déformation dues à des hautes pressions.

La première leçon de cette découverte importante était que l'impact avait été probablement continental et non maritime, comme on le croyait d'une manière préférentielle pour une triple raison. D'abord parce qu'on avait pas retrouvé l'astroblème responsable, malgré d'incessantes recherches, ensuite pour des raisons statistiques évidentes : l'impact avait 7 chances sur 10 d'avoir eu lieu en mer, et enfin parce qu'un impact maritime expliquait mieux certaines extinctions consécutives principalement à un empoisonnement des eaux océaniques. En effet, le quartz est presque toujours absent des basaltes océaniques, alors qu'il est très fréquent dans les roches continentales.

Une autre découverte importante fut l'existence d'une poussière de diamants dans la couche K/T. Ces microdiamants, observables au microscope électronique, ne dépassaient pas 5 à 6 nanomètres de diamètre mais prouvaient, outre bien sûr la haute pression indispensable pour les former, la présence de carbone en grande quantité sur le site d'impact.

Une nouvelle preuve fut trouvée avec la découverte de spinelles (une famille d'oxydes métalliques) dans la couche K/T. Contrairement aux spinelles habituels, qui sont très fréquents sur Terre, ceux de la couche K/T sont oxydés et se distinguent par une haute teneur en nickel et en magnésium. Ils ont subi ce qu'on appelle l'ablation aérodynamique, dont nous avons parlé pour les météorites et les tectites. Ils ont donc été formés dans l'atmosphère avant l'impact, et ont subi leur oxydation à une altitude inférieure à 20 km, avant de se répartir un peu partout au gré des courants atmosphériques probablement très perturbés durant la période post-impact et se sont retrouvés piégés dans de nombreux sites encore identifiables de nos jours, 65 MA plus tard.

Enfin, dans les couches K/T, on signala la présence de plus de 50 acides aminés d'origine extraterrestre, ce qui renforça encore la quasi-certitude des chercheurs sur la réalité de l'origine cosmique de l'extinction liée à ces couches. Parmi ceux-ci, une vingtaine n'existent pas sur Terre et sont donc obligatoirement d'origine extraterrestre.

La recherche du cratère

Pour les géologues qui ne doutaient plus de l'impact, la question principale était de trouver le cratère associé dont le diamètre calculé était de l’ordre de 150 km et qui ne figurait pas dans la maigre liste des astroblèmes de grande taille recensés.

En 1985, le géologue néerlandais Jan Smit attira l'attention sur l'existence d'une couche exceptionnelle de grès grossiers, de galets argileux et de nodules de carbonates recouverts de grains plus fins. Ce type de sédiments aurait été déposé très rapidement à la limite d'un affleurement K/T sur un site de Brazos River, dans l'État du Texas, proche du golfe du Mexique. Il l'attribua à l'action d'un tsunami géant lié à l'impact.

La suite allait lui donner raison. Des études complémentaires menées sur ce site par la géologue américaine Joanne Bourgeois et son équipe confirmèrent le bien-fondé de l'idée de Smit. L'équipe américaine décrivit cinq affleurements K/T sur le site de Brazos River et annonça qu'un tsunami d'impact avait bien eu lieu, et compte tenu de l'amplitude de 100 mètres relevée sur le site étudié, elle annonça que le lieu d'impact était distant de moins de 5000 km et devait être recherché depuis les côtes du golfe du Mexique jusque dans l'Atlantique.

La confirmation du tsunami d'impact fut apportée en 1986 par la découverte d'une nouvelle couche de grès à la limite K/T, à Cuba cette fois. A Haïti, c'est le géologue canadien Alan Hildebrand, à la recherche du cratère, qui découvrit avec le planétologue américain William Boynton, des éjectas d'impact sur la côte sud de l'île, indéniablement liés à l'impact et répartis sur un demi-mètre d'épaisseur. Hildebrand identifia parmi eux des tectites atteignant jusqu'à 1 cm de diamètre, preuve formelle d'un impact. Compte tenu de l'épaisseur des dépôts, le cratère source n'était plus distant que de 1000 km au maximum.

Il faut savoir qu'à la fin du Crétacé, la géographie de l'Amérique du Nord et de l'Amérique centrale différait sensiblement de ce qu'elle est aujourd’hui (figure) . Les côtes que nous connaissons étaient noyées par les eaux océaniques. De plus, elles ne se trouvaient pas exactement à leur emplacement actuel, la tectonique des plaques (via notamment la plaque Caraïbes) ayant joué depuis son office.

Hildebrand et Boynton firent une recherche, d'abord cartographique, des différentes structures de la région, dans un rayon de 1000 km autour de l'ancienne position d'Haïti, qui pourraient correspondre au cratère attendu. Il en retinrent deux, d'abord une grande structure de 300 km au large de la Colombie et enfouie sous 2 km de sédiments qui n'allait donner aucun résultat positif et qui fut donc abandonnée. Ensuite une structure de 200 km au nord du Yucatan, un peu en dehors de leur champ d'étude initial, mais qui avait été déjà étudiée en vue d'une possible utilisation pétrolière et sur laquelle on possédait quelques informations. Cela allait être le fameux point zéro cherché depuis une dizaine d'années par les géologues qui étudiaient la fin du Crétacé : l'astroblème de Chicxulub.

Chicxulub : le cratère invisible mais bien réel

Il faut savoir que cette structure de Chicxulub était déjà connue depuis une quarantaine d'années de la communauté pétrolière, puisqu'elle fut le lieu de carottages océaniques et terrestres, destinés à trouver des réserves de pétrole exploitables, à partir du début des années 1950. Les études gravimétriques et magnétiques de l'époque avaient révélé des anomalies et une structure annulaire centrée près de Mérida sur la côte nord du Yucatan. Les carottages ayant remonté des débris cristallins et vitreux, ressemblant à des andésites volcaniques, les géologues classèrent (un peu vite) la formation comme étant une ancienne caldéra volcanique, sans intérêt pour la communauté pétrolière.

Une nouvelle campagne d'investigations pétrolières fut entreprise en 1978 par la Pemex (société pétrolière nationale mexicaine), à laquelle participait le géologue américain Glen Penfield. Celui-ci comprit que la structure annulaire était en fait un astroblème de 180 km présentant une importante anomalie magnétique centrale. Avec le géologue mexicain Antonio Camargo, qui confirma totalement son hypothèse, ils tentèrent de faire reconnaître leur découverte. Ils firent à ce sujet une communication en octobre 1981 qui, de manière incompréhensible, ne sortit pas de la communauté pétrolière et n'eut aucune répercussion.

En 1990, Hildebrand put étudier des échantillons d'un forage effectué sur le site du Yucatan à une profondeur de 1200 à 1300 mètres, échantillons qui s'avérèrent contenir des grains de quartz choqués atteignant 1 cm, preuve d'un impact important. En réunissant toutes les informations existantes et concordantes dont il put disposer, notamment grâce à l'appui de Penfield et Camargo, Hildebrand annonça l'existence probable d'un cratère d'impact de 180 km de diamètre, enfoui sous plus de 1 km de sédiments et centré sur la ville côtière de Chicxulub, plutôt que sur celle de Mérida située 15 km plus à l'ouest. En surface, le contour du cratère peut être cerné grâce à des points d'eau, connus localement sous le nom de cenotes, répartis tout autour de la structure d'impact et qui sont l'exutoire de failles souterraines.

La publication de son article, cosigné avec six autres chercheurs, fit l'effet d'une bombe dans les milieux scientifiques. Très rapidement, la structure fut confirmée par des images satellite, car évidemment elle n'est pas visible du sol, s'avérant du même coup l'un des plus grands astroblèmes probables recensés.

Il restait à la dater avec précision, bien que tous les autres éléments déjà connus associés au cratère postulaient pour un âge identique de 65 MA. Un réexamen de tous les quartz choqués et des laves d'impact des environs du cratère donnèrent à Chicxulub un âge de 64,98 ± 0,05 MA, étonnamment proche de la valeur retenue pour les divers dépôts d'iridium et autres éléments de la couche K/T, mais aussi pour celle obtenue pour les éjectas d'Haïti, pour lesquels la datation par la méthode argon/argon donna exactement 65,01 ± 0,08 MA. Les deux valeurs quasiment identiques prouvaient définitivement l'unicité de la catastrophe et le lien génétique entre le cratère et les quartz choqués retrouvés un peu partout dans les couches K/T du monde entier.

Depuis sa reconnaissance définitive, la structure de Chicxulub a fait l'objet de nombreuses recherches complémentaires. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, cet astroblème est remarquablement conservé, parce qu'il n'a pas subi les classiques effets de l'érosion, très sensibles en règle générale en quelques millions d'années. Chicxulub, au contraire, du fait que l'impact a eu lieu sur une plate-forme continentale immergée, fut très rapidement enfoui sous une chape de sédiments calcaires côtiers de plus de 1000 mètres d'épaisseur, sédiments qui l'enterrèrent et le protégèrent ainsi d'une destruction inévitable. Le revers de la médaille, on s'en doute, est sa quasi-invisibilité qui explique d'ailleurs fort bien qu'il ait fallu tant d'années pour le mettre en évidence d'une façon certaine.

Chicxulub est un cratère d'impact de 180 km, mi-terrestre, mi-océanique centré sur la position 21,27°N et 89,60°W. Sa projection en surface est scindée en deux par la ligne des côtes du nord Yucatan (figure). La moitié sud est terrestre et partiellement cachée sous des marécages, des broussailles et de multiples plantations de cactus, tandis que la partie nord s'étend sur le plateau continental dans une eau peu profonde et cachée par les sédiments du golfe de Mexique.

L'impact cosmique

Que savons-nous de l'impacteur, qui pouvait être un astéroïde ou une comète ou même un objet mixte ? Son diamètre estimé par les Alvarez à 10 km est tout à fait crédible. Rappelons qu'il avait été envisagé en fonction du volume d'iridium contenu dans les diverses couches K/T. Il contenait de nombreux éléments sidérophiles, notamment de l'iridium et de l'osmium. Il contenait aussi des acides aminés, c'est-à-dire de la matière prébiotique. Ces indices ne sont pas suffisants pour trancher entre les trois alternatives possibles.

Rappelons encore que l'énergie d'un impact est égale au demi-produit de la masse de l'impacteur par le carré de la vitesse d'impact (E = 1/2 mv2) et que celle-ci est donc un paramètre très important. On connaît la masse approximative du bolide cosmique estimée très grossièrement à 1000 milliards de tonnes. La vitesse, elle, est indéterminée puisqu'elle a pu avoir toutes les valeurs possibles entre 10 et 72 km/s selon les éléments orbitaux et la géométrie de l'approche. On table sur une valeur moyenne de 20 km/s qui, dans le cas présent, est une grossière approximation. On voit, d'après le tableau des énergies du chapitre 6, qu'en tenant compte d'une densité moyenne, on peut retenir une énergie d'impact de l'ordre de 1023/1024 joules. C'est grosso modo de 10 à 100 millions de MT de TNT, soit de 1000 à 10 000 fois l'énergie dégagée par l'arsenal nucléaire de l'humanité.

De multiples simulations, effectuées par des chercheurs de diverses disciplines, ont tenté de faire comprendre avec un maximum de précisions les conséquences de l'impact. Bien qu'elles diffèrent quelque peu selon le modèle théorique utilisé, on a obtenu pour les différentes phases de la catastrophe des ordres de grandeur assez convergents.

Ainsi on a constaté que l'objet cosmique n'était quasiment pas freiné durant sa traversée de l'atmosphère et que la troposphère a été traversée en moins d'une seconde, temps si court que la sublimation due à l'échauffement a juste concerné une fine couche à l'avant du corps cosmique et que l'arrière de celui-ci a été peu affecté. Par contre, l'atmosphère a été littéralement soufflée autour du corps céleste, emportant avec elle environ 0,1 % de l'énergie cinétique, soit de 1020 à 1021 joules selon l'énergie retenue.

L’impacteur a été totalement volatilisé lors de la collision, pulvérisant la croûte terrestre tout autour du point zéro, l'énergie cinétique considérable se transformant en partie en énergie thermique. On estime que 98 ou 99 % de l'énergie ont été utilisés pour la fonte et la volatilisation de l'impacteur et de la roche cible, l'éjection des débris et aussi l'impressionnant ébranlement sismique, les 1 ou 2 % restants (ce qui représente encore de 1021 à 1022 joules) étant disponibles pour l'ouragan et le raz-de-marée.

L'impact, on s'en doute, fut fulgurant et terrible, libérant en une ou deux secondes une énergie supérieure à 1000 ans d'activité sismique. Comme l'impact a eu lieu sur un plateau continental immergé, les 100 ou 200 mètres d'eau ont été soufflés quasi instantanément. La matière du cratère, formé en moins d'une minute (période de compression + période de relâchement), mélangée à celle de l'objet cosmique, ce qui représente une colossale quantité de débris divers et choqués, a été projetée dans l'atmosphère.

On table aujourd'hui pour un impact oblique. Le bolide venait du sud-est (il survola l'Amérique du Sud avant l'impact) et se dirigeait vers le nord-ouest. L'astroblème a conservé les traces d'un tel impact avec un angle incident assez prononcé et son empreinte gravimétrique est restée asymétrique. Du coup, les diverses projections de matériel ont été maximales en Amérique du Nord, où l'on sait que les extinctions ont été plus nombreuses qu'ailleurs, et aussi dans l'Atlantique nord.

La période post-catastrophe

On entra tout de suite dans la période post-impact avec une Terre totalement meurtrie. Une fantastique onde de choc rayonna à la fois dans l'atmosphère, dans l'océan et sur les continents.

Sur la mer, ce fut un gigantesque raz-de-marée dont certaines traces sont encore décelables 65 MA plus tard (le fameux tsunami d'impact dont nous avons parlé). Sur la Terre, des séismes atteignirent jusqu'à la magnitude 13 sur l'échelle de Richter (1 million de fois supérieure à une classique magnitude 7) et eurent des répercussions jusqu'aux antipodes du point d'impact situé dans l'océan Indien (ce point est appelé le point zéro bis). Dans l'atmosphère, l'ouragan démarra avec une vitesse proche de celle de la vitesse d'impact (entre 10 et 72 km/s) qui diminua progressivement au fil des minutes, tandis que l'onde de choc se heurtait à une masse d'air de section croissante. Les modèles montrent que l'onde de choc avait parcouru plus de 500 km en 10 minutes seulement.

Tout de suite après l'impact et avec le déploiement de l'onde de choc, la température de l'atmosphère a grimpé d'une manière phénoménale, certains chercheurs ont même parlé de "rôtissoire". Dès cet instant, une grande majorité d'animaux ont été tués sur le coup, avant même de pouvoir se mettre à l'abri. Comme l'a découvert la chimiste américaine Wendy Wolbach, l'effet "rôtissoire" est certainement dû en grande partie à un embrasement général de la végétation sur une partie importante de la surface terrestre, notamment en Amérique du Nord. Elle a en effet relevé dans la couche K/T une impressionnante quantité de carbone de combustion (jusqu'à 10 000 fois supérieure à la normale). Elle en a conclu que près de la moitié de la biomasse terrestre avait brûlé durant les premiers mois de la période post-impact. Cette catastrophe écologique, comme il s'en produit peut-être seulement une tous les 10 MA, entraîna une véritable hécatombe dans le monde vivant.

Progressivement (en quelques années probablement), cette chaleur insupportable diminua, pour laisser place dans un deuxième temps à une température glaciale, en liaison avec la fameuse "nuit" produite par la diffusion tout autour de la planète d'un véritable écran de poussières et de suie qui dura, lui aussi, quelques années ou même dizaines d'années. La chaleur du Soleil ne pouvant plus parvenir au sol, c'est toute la végétation restante qui fut soumise à l'hiver d'impact, et avec sa disparition les diverses chaînes alimentaires nécessaires à la survie d'espèces rescapées. Combien d'animaux survivants de la période précédente périrent alors ? A coup sûr, un très grand nombre au niveau des individus furent éliminés mais, comme nous le verrons dans la section suivante, ce ne fut pas la même chose au niveau des espèces et des niveaux supérieurs du monde animal. En tout cas, quelles que furent les conditions de vie (bien difficiles sans doute) durant cette période post-impact, certains êtres vivants parvinrent à survivre, protégés sans doute par des conditions climatiques régionales ou locales un peu moins ingrates, et aussi par des particularismes physiologiques favorables (tortues notamment).

Dans un troisième temps, beaucoup plus long, puisqu'on l'estime à 50 000 ans, la Terre fut soumise à nouveau à un important accroissement de la température de l'atmosphère (et de la biosphère) attribué, lui, à l'effet de serre bien connu aujourd'hui, créé principalement par un excès de gaz carbonique. Celui-ci, normalement assimilé par la végétation terrestre et par les plantes marines photosynthétiques, fut transféré directement à l'atmosphère du fait de la disparition de ses consommateurs habituels.

Pour résumer, la période post-impact eut trois phases principales bien distinctes :

1. Une courte période (quelques années) de chaleur intense, parfois supérieure même à 100 °C sur certains sites proches de l'impact et dans les régions où la végétation fut soumise à un incendie auto-perpétuant qui gagna progressivement des régions primitivement épargnées.

2. Un hiver sibérien pour toute la planète privée de l'indispensable chaleur solaire qui dura quelques années ou dizaines d'années et durant laquelle une partie de la faune rescapée disparut faute de nourriture.

3. Une augmentation progressive de la chaleur due à l'effet de serre, consécutif lui à un important excès de gaz carbonique dans l'atmosphère. Cette période fut beaucoup plus longue que les deux précédentes et dura peut-être 50 000 ans.

L'extinction des dinosaures

Il nous faut revenir maintenant à l'extinction de masse qui fut la conséquence majeure de la collision cosmique et des conditions de vie calamiteuses dans la biosphère durant la période post-impact. Nous venons de voir que ses trois phases entraînèrent successivement une décimation très importante au niveau des individus, mais très sélective au niveau des espèces et des ordres du monde animal (et végétal).

Les paléontologues pensent en général que la majorité des gros animaux furent décimés durant les deux premières phases. L'intense chaleur de la première, suivie du froid polaire de la seconde et surtout la disparition des diverses chaînes alimentaires furent probablement suffisantes pour éliminer les dinosaures. Tous ces paléontologues ont signalé une étonnante sélectivité de l'extinction de masse Crétacé-Tertiaire. Le tableau 12-1 donne un aperçu de cette question concernant les neuf ordres de reptiles existant en Amérique du Nord à la fin du Secondaire. Parmi ceux-ci, les gros animaux, dinosaures, ptérosaures, ichthyosaures et plésiosaures, soit quatre ordres divisés en vingt et une familles au total, furent exterminés à 100 %. Par contre, les huit familles de tortues, apparemment beaucoup plus aptes à faire face aux conditions draconiennes de l'environnement, et donc mieux armées pour la survie, passèrent sans dommages (au niveau des familles et non des individus bien sûr) la période difficile. Les deux ordres de serpents sortirent également indemnes. Pour les lézards et les crocodiliens, l'extinction fut seulement partielle, puisque 75 % des familles faisaient encore partie du monde vivant durant le Tertiaire. Le tableau montre que, globalement, en ce qui concerne les reptiles, l'extinction fut de 55 %.

Une véritable révolution épistémologique

L'explication nouvelle sur la mort des dinosaures et de nombreuses autres espèces à la fin de l'ère secondaire a été une révolution scientifique. Mais il faut rappeler pour terminer ce chapitre, et aussi la partie « Preuves » de ce livre, qu'elle a été beaucoup plus que cela : une authentique révolution épistémologique.

Certains commentateurs ont parlé de "guerre ouverte", dans les années 1980, entre les catastrophistes et les gradualistes, guerre qui s'est terminée par la déroute des seconds. Il faut bien comprendre que quasiment tous les mandarins de la géologie et de la paléontologie qui furent confrontés au problème de l'iridium étaient des hommes (très rarement des femmes) formés dans les années 1950-1960, à une époque où l'impactisme et le catastrophisme étaient totalement bannis de l'enseignement supérieur.

Ce sont surtout de jeunes chercheurs, les élèves de ces mandarins, qui démontrèrent le bien-fondé des idées catastrophistes en allant chercher et trouver sur le terrain les preuves nécessaires, alors que la majorité des anciens campèrent sur des positions dépassées, s'appuyant contre toute logique sur des hypothèses insuffisantes, comme les régressions marines ou le volcanisme intensif. Il est sûr que de tels cataclysmes ont joué à certaines périodes de l'histoire de la Terre et ont été la cause d'extinctions secondaires ou mineures. Il n'empêche qu'ils ne peuvent expliquer d'une manière satisfaisante les grandes extinctions majeures, dites de masse, qui ont été presque obligatoirement engendrées par des cataclysmes d'origine cosmique, comme le pensait déjà Harold Urey à la fin des années 1960.

Beaucoup de ces mandarins de la géologie et de la paléontologie en voulurent à Luis Alvarez (un physicien, arrogant de nature, totalement extérieur à ces spécialités qu'il considérait comme des sciences secondaires, paraît-il, surtout la seconde), un ancien lui aussi pourtant, mais ouvert aux idées neuves, d'avoir eu son idée géniale d'étudier les pics d'iridium dans les couches K/T réparties dans le monde entier. Cette idée, aussi lumineuse qu'imprévue, allait entraîner toute une série de recherches et de résultats décisifs qui conduisirent à une double révolution de la géologie et de la paléontologie.

Maintenant, il est clair que tout retour en arrière est impossible. Une page de l'histoire des sciences est tournée. Le catastrophisme devra être enseigné, l'interdisciplinarité sera obligatoire pour bien comprendre les multiples aspects de l'évolution à deux vitesses : gradualiste et catastrophiste.

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