INTRODUCTION

LE RENOUVEAU DES IDÉES CATASTROPHISTES


Réhabilitation d'un concept scientifique

On peut se demander pourquoi cette vérité incontournable qu'est le catastrophisme, qu'il soit d'origine cosmique ou d'origine purement terrestre, n'émerge seulement que maintenant dans cette fin du XXe siècle.

Il suffit de se rappeler deux précédents, tristement célèbres, pour mieux saisir les raisons de ce retard incompréhensible pour un esprit rationnel. Il y a seulement 200 ans, les savants, parmi lesquels l'illustre Lavoisier (1743-1794), refusaient systématiquement d'admettre l'origine cosmique des météorites (1), contre toute logique et malgré des preuves irréfutables accumulées depuis plus de 3000 ans. Il y a moins de 50 ans, l'origine cosmique du Meteor Crater de l'Arizona était elle aussi contestée, niée même, par une majorité de "spécialistes" et les astroblèmes étaient systématiquement ignorés. On se demande toujours pourquoi ces "verrous psychologiques" ont mis tant de temps à sauter. C'est exactement la même chose avec l'impactisme et le catastrophisme.

Cependant, deux générations de nouveaux chercheurs ont suffi pour balayer les doutes et surtout pour laisser la science "respirer", chercher et trouver les preuves indispensables. Après les preuves, on passe aux causes et aux conséquences, et tout s'éclaire enfin. La révolution technologique aidant (l'apport de l'informatique, des satellites et des instruments modernes surtout), c'est la science elle-même qui a fait progressivement sa révolution, avec le renouvellement des chercheurs. On sait que les anciens ne veulent pas ou ne peuvent pas remettre en question leurs certitudes. Du coup, le catastrophisme, qui avait une image de marque désastreuse depuis Georges Cuvier (1769-1832) et ses disciples, qui étaient catastrophistes mais surtout fixistes (2), c'est-à-dire en fait créationnistes, a refait surface comme un concept scientifique régénéré et crédible (crédible tout simplement car reflet indiscutable de la réalité).

Je précise une chose pour éviter toute ambiguïté malvenue : ce livre est tout le contraire d'une étude procréationniste. A mes yeux, comme à ceux d'une majorité de chercheurs actuels, le catastrophisme scientifique et son ersatz créationniste sont totalement antinomiques, même si le terme générique de catastrophisme, qui n'est pas dû à Cuvier d'ailleurs qui parlait seulement de "révolutions du globe", mais au géologue et philosophe anglais William Whewell (1794-1866), peut paraître effectivement un peu ambigu, compte tenu de son histoire douteuse. Mais comme il reste utilisé (à juste titre selon moi), je l'utilise aussi, mais sous son aspect uniquement scientifique (sauf précision expresse). Je participe donc, à mon niveau et avec d'autres, à sa réhabilitation que l'on veut croire définitive.

La science fait sa révolution permanente

Depuis cinquante ans, les connaissances scientifiques ont fait un bond absolument extraordinaire et de nombreux nouveaux concepts ont fait leur apparition, imposés par les observations et les analyses des données toujours plus nombreuses et plus précises. Pour certaines sciences on peut vraiment parler de révolution. Des disciplines aussi diverses que l'astronomie, la physique, l'astrophysique, la cosmochimie, la géophysique, la géologie, la paléontologie, la biologie et d'autres encore se sont trouvées régénérées.

L'exploration spatiale, qui était une chimère au début des années 1950, a connu une réussite impressionnante et aujourd'hui tous ces merveilleux clichés des planètes voisines, envoyés par les sondes spatiales, nous sont familiers et figurent dans tous les livres de sciences. L'informatique, a elle aussi connu un développement incroyable, permettant d'effectuer des calculs de plus en plus complexes et des simulations souvent décisives pour tester les différents modèles en concurrence. Le simple astronome amateur peut faire aujourd'hui ses propres calculs et apporter sa modeste pierre, surtout dans les domaines délaissés par les professionnels, comme la chasse aux comètes et l'observation des étoiles doubles et variables. Enfin, toutes les sciences ont vu leur instrumentation se perfectionner dans des proportions inimaginables et les ingénieurs se sont surpassés pour inventer de nouveaux outils, toujours plus perfectionnés et plus efficients, qui repoussent les limites de l'impossible.

Les astronomes et les astrophysiciens ont été les témoins de cataclysmes cosmiques très divers, comme le volcanisme hallucinant qui transforme la surface de Io, le satellite de Jupiter, en quelques siècles seulement, la fameuse explosion de la supernova du 24 février 1987 dans le Grand Nuage de Magellan et enfin, et peut-être surtout, la fantastique collision de la vingtaine de fragments de la comète brisée Shoemaker-Levy 9 sur Jupiter en juillet 1994 (3), qui d'après les statisticiens n'avait pas une chance sur cent milliards de se produire. Et pourtant ! La nature n'a que faire des statistiques humaines... Ces trois cataclysmes ont bien montré que nous vivons dans un Univers violent en permanence, dans lequel le cataclysme est la règle et non l'exception. Le troisième a rappelé que l'impactisme planétaire est une réalité de toujours et non pas seulement du passé.

Obligatoirement, et en toute logique, les théories catastrophistes, qu'elles soient cosmiques ou terrestres, ont bénéficié d'un regain de faveur, de crédibilité. On connaissait par l'observation les astéroïdes et les comètes qui frôlent la Terre, on a identifié les cratères qu'ils forment sur notre planète, les astroblèmes, grâce aux satellites et sur le terrain par la signature caractéristique du métamorphisme de choc. La Terre elle-même est une planète violente en permanence, et on a pu expliciter le volcanisme et les tremblements de terre avec précision, grâce notamment à la tectonique des plaques.

Enfin, la décennie 1980 a vu une extraordinaire compétition scientifique entre les différentes équipes de chercheurs de diverses spécialités pour résoudre le fameux problème de l'iridium surabondant dans la fine couche géologique séparant le crétacé du tertiaire (la couche K/T), mis en lumière par les deux Alvarez et leurs collègues (4). Réussite complète et pour tous : astronomes, géologues, volcanologues et aussi paléontologues sont d'accord aujourd'hui pour dire qu'un astéroïde (ou une comète) s'est écrasé(e) sur la Terre il y a 65 millions d'années. Les dinosaures et l'astroblème mexicain de Chicxulub ont un point commun, totalement insoupçonnable jadis : les uns ont été détruits alors que l'autre a été formé par le même objet. Les conséquences de cette collision cosmique sont énormes, presque démesurées, compte tenu du diamètre (10 km environ) de l'objet responsable, comme je l'expliquerai en détail aux chapitres 12 et 15.

On le sait depuis toujours : pour exister et être crédible, une théorie a impérativement besoin de l'appui d'observations incontestables. La fin du XXe siècle aura été particulièrement bénéfique pour les catastrophistes des différentes sciences. Tous, chacun dans sa "sphère", ont marqué des points décisifs. C'est cette histoire que je raconte dans ce livre. Comprendre ce qui s'est réellement passé à chacune des grandes étapes de la Terre et de la vie qu'elle abrite, c'est la quête sans cesse renouvelée des scientifiques. Le catastrophisme, même s'il n'est pas seul en cause, s'annonce comme un moteur essentiel de l'évolution de la matière et aussi de celle du monde vivant.

De la science-fiction à la réalité de demain

Le film "catastrophe" américain Meteor, sorti sur les écrans en 1979 et tiré du roman du même nom (5), a popularisé le thème d'une Terre sous la menace de corps célestes susceptibles de rayer la vie, sinon totalement, du moins partiellement, sur notre planète. Le ciel a toujours fait peur. Il effrayait déjà nos ancêtres, et pas sans raisons, nous le verrons au chapitre 19, mais aussi plus récemment, dans l'Antiquité, au Moyen Age et au cours des siècles suivants.

De nos jours, depuis la découverte d'astéroïdes comme Hermes, Asclepius et Toutatis qui ont frôlé la Terre au XXe siècle, et encore plus depuis la découverte en 2004 d'Apophis qui va la frôler en avril 2029, on sait qu'un impact reste toujours possible. L'armée américaine, elle-même, consciente que le danger est réel et garante de la sécurité des populations, a pris le problème en main au début des années 1990 pour traquer "l'ennemi extérieur" et envisager tous les moyens nécessaires pour parer à un impact d'envergure annoncé. Annoncé, car les astronomes peuvent parfaitement être pris au dépourvu et un objet menaçant être repéré trop tard, on l'a bien vu en 1908 avec le cataclysme de la Toungouska.

En 1979, le film Meteor a eu un excellent effet pédagogique auprès du public qui ignorait souvent tout du problème et souvent ne voulait rien en connaître. La vedette de ce film est un météore (en fait un astéroïde) de 7 km de diamètre qui fonce dans l'espace à 40 000 km à l'heure, soit à la vitesse de 11 km/s (ce qui n'a rien d'excessif, la vitesse moyenne acceptée pour ce genre d'objets étant de 20 km/s) et qui a pour cible la Terre. Sa force de frappe, prodigieuse, équivaut à environ 2 500 000 mégatonnes de TNT. Ce météore annonciateur de l'Apocalypse est précédé sur son orbite par une nuée d'objets plus petits (des météorites, de plusieurs dizaines de mètres pour certaines) qui causent déjà toutes sortes de misères et d'importants dégâts sur notre planète (impact en Sibérie, destruction d'un village dans les Alpes autrichiennes, raz de marée de 35 mètres de haut qui dévaste Hong Kong suite à un impact dans le Pacifique, destruction de New York (6)). Heureusement, les deux super-grands de l'époque (États-Unis et URSS), d'accord pour une fois, envoient leurs fusées nucléaires stationnées en orbite autour de la Terre vers le gros météore en un tir groupé, libérant assez d'énergie pour le dévier sur une orbite sans danger pour notre planète. La fin du monde est ainsi repoussée à plus tard, et les populations terrorisées peuvent se remettre de leurs émotions et reprendre leur vie normale.

Plus récemment, en 1993, le célèbre auteur de science-fiction britannique Arthur Clarke (1917-2008) a écrit un passionnant petit livre : Le marteau de Dieu (7), dans lequel il raconte l’histoire d’un astéroïde de 1 km de diamètre moyen, baptisé Kali, pour la déesse de la mort et de la destruction dans la mythologie hindoue, qui fonce vers la Terre et que les hommes du XXIIe siècle essaient de dévier sur une orbite sans danger pour notre planète. Comme le raconte Clarke dans son roman :

" Les hommes ont tout prévu… sauf l’imprévisible ! " (8)

En exergue de son livre, il dit également ceci :

" Tous les événements situés dans le passé se sont effectivement produits aux lieux et époques indiqués ; tous ceux situés dans le futur se produiront peut-être. Un seul est inéluctable : tôt ou tard nous rencontrerons Kali. " (9)

Kali, pour Clarke, c’est l’objet cosmique d’envergure qui obligatoirement se retrouvera dans les siècles à venir sur une orbite de collision avec la Terre et la percutera si l’homme n’intervient pas. C’est déjà lui qui, en 1973, dans son célèbre roman Rendez-vous avec Rama (10), avait imaginé la création d’un système international de surveillance, nommé Spaceguard, destiné à repérer tout astéroïde ou comète s’approchant un peu trop près de la Terre ou même tout vaisseau interstellaire pénétrant dans le Système solaire. Clarke a été entendu et Spaceguard existe aujourd’hui, c'est un réseau de télescopes automatiques spécialisés dans la détection d’objets célestes dangereux, s’avérant indispensable pour recenser tous les astéroïdes potentiellement dangereux pour la Terre, objets dont on ne connaît encore que quelques pourcents du total.

Tous ceux qui ont vu Meteor, ou plus récemment Deep Impact ou Armageddon, les deux grands films parus sur le même sujet en 1998, ou qui ont lu Le marteau de Dieu, ou un autre livre du même genre, se sont posé ces questions : " Une telle collision est-elle possible dans la réalité ? avec quelles conséquences principales ? ". Depuis le début des années 1950, la théorie de l'impactisme terrestre répond à ces questions. Aujourd'hui, on sait sans aucune équivoque que la réponse est oui. Cette éventualité est non seulement possible, mais certaine à l'échelle astronomique.

Arthur Clarke, bien connu pour son sens du raccourci, a résumé en une seule phrase la conséquence essentielle du cataclysme d’origine cosmique qui a eu lieu il y a 65 MA et auquel je consacre le chapitre 12 :

" L’horloge de l’évolution remise à zéro, le compte à rebours menant à l’homme pouvait commencer. " (11)

J'étudierai dans ce livre les différents aspects et les données chiffrées du problème, et le lecteur non scientifique, peu au courant préalablement et sans idées préconçues, ne pourra qu'être étonné par les résultats de cette enquête. Une chose est sûre : le pire paraît beaucoup plus probable qu’il y a vingt ans. Le marteau de Dieu ne fait que raconter la réalité de demain.

Des preuves d'abord astronomiques et géologiques

Deux approches totalement différentes ont permis de se rendre compte du bien-fondé de la théorie de l’impactisme terrestre. D'abord, une approche astronomique. Depuis la fin du XIXe siècle, on a découvert près de 3000 petits astéroïdes (des EGA avec Dm < 0,100 UA) qui peuvent s'approcher fortement de la Terre. Certains sont d'origine planétaire, d'autres sont des noyaux de comètes mortes ou en sommeil. On sait maintenant d'une manière formelle et définitive qu'il s'agit là du "matériel", constamment renouvelé, qui frappe et meurtrit notre planète depuis 4,6 milliards d'années. Dans certaines circonstances, beaucoup plus rares (en 2007 moins de 100 NEC différentes sont répertoriées), ce sont des comètes actives qui peuvent entrer en collision avec la Terre.

Il existe aussi un autre impactisme, totalement différent de l'impactisme "macroscopique" résultant des impacts d'astéroïdes et de comètes, que l'on nomme l'impactisme invisible ou particulaire qui concerne les divers rayonnements et les poussières cosmiques et qui a un rôle très important sur l'évolution des formes vivantes. Je l'étudierai en détail au chapitre 8. Il est principalement le champ d'étude des physiciens et des astrophysiciens.

La seconde approche est terrestre. Dès 1893, on a suggéré une origine cosmique pour le Meteor Crater de l'Arizona, hypothèse admise définitivement par tous en 1953 seulement. En 1908, avec le cataclysme de la Toungouska, en Sibérie, on a eu un bon exemple de ce qui se passe lorsqu'un petit astéroïde explose dans l'atmosphère, avec des dégâts au sol qui peuvent être impressionnants. Mais c'est surtout à partir de 1950, la découverte des premiers cratères météoritiques fossiles, les astroblèmes, sur le territoire canadien qui a démontré la réalité de l'impactisme terrestre. Les conséquences des impacts ont été longtemps incroyablement sous-estimées, quasiment jusqu'au début des années 1980, et elles réservent de belles surprises. L'histoire de l'impact qui a mis fin au règne des dinosaures a été largement popularisée, mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.

Les impacts importants du passé ont libéré des énergies considérables, largement supérieures à celles engendrées par les grands cataclysmes purement terrestres, comme les éruptions volcaniques et les séismes. Ce sont les événements les plus cataclysmiques qui peuvent concerner notre planète et la vie qu'elle abrite. Si l'homme ne se détruit pas lui-même d'ici quelques milliers d'années, il sera peut-être le témoin, s'il ne détecte pas suffisamment tôt le projectile se précipitant vers la Terre, d'un impact important et de ses conséquences.

Rechercher les causes de l'impactisme historique et protohistorique

Dans le chapitre 1, je montrerai par le rappel de quelques textes et légendes anciens que l'idée de la Terre bombardée est loin d'être nouvelle. Notre planète a déjà été meurtrie dans un passé historique et protohistorique par des objets cosmiques qui ont effrayé les Anciens et contribué à la mise en place de concepts universels, comme le Chaos primitif, l'effondrement périodique de la voûte céleste et la rupture des "piliers du monde".

Pendant longtemps il fut de bon ton de se gausser de ces fables inventées par des ancêtres considérés comme quasi débiles, avec leur Terre plate et leurs dieux malveillants, mais les choses ont changé. Ce sera l'apanage des chercheurs de la prochaine génération d'apporter, sinon un point final, tout au moins une explication scientifique incontestable sur le pourquoi de certaines de ces légendes.

On a longtemps cru qu'il ne serait pas possible d'apporter des preuves à ce qui s'est réellement passé au cours de la protohistoire et de l'histoire ancienne. Eh bien si ! Depuis 1982, on commence à y voir plus clair. Ces preuves seront astronomiques mais multiformes, comme je l'expliquerai en détail dans des chapitres différents. Dans le chapitre 6, je montrerai que beaucoup d'astéroïdes ont des orbites semblables, qui dénotent probablement une origine commune pour de nombreux petits objets. Dans le chapitre 7, je parlerai de la comète P/Encke, une comète périodique à courte période en fin de vie active et de son association avec un important courant de météores, celui des bêta-Taurides. Je parlerai également d'objets connus depuis 1977 seulement : les astéroïdes extérieurs d'origine cométaire, connus sous le nom générique de centaures, et aussi de la ceinture de Kuiper et du nuage de Oort dont ils sont issus.

Quel rapport entre tous ces objets et les catastrophes cosmiques qui ont eu lieu dans l'Antiquité et la protohistoire ? C'est là que l'histoire devient extraordinaire, et même quasiment incroyable. Sans entrer dès maintenant dans le détail, que j'appréhenderai au fur et à mesure de certains chapitres, il faut rappeler que des objets de la ceinture de Kuiper, qui peuvent être soit des comètes, soit des astéroïdes, soit des objets mixtes astéroïdes-comètes, et dont le diamètre peut atteindre plusieurs centaines de kilomètres, sont chassés de cette ceinture (comprise entre 38 et 100 UA) à la suite de perturbations et sont injectés dans la partie du Système solaire intérieure à Neptune, la huitième planète principale. Ils deviennent alors des centaures, comme Chiron ou Pholus, objets à orbite chaotique dont l'espérance de vie sur ce genre d'orbites instables est très faible à l'échelle astronomique.

Suite à de nouvelles perturbations, ils peuvent être injectés dans un deuxième temps sur des orbites à courte période et très forte excentricité. Ces gros objets peuvent être alors brisés en une multitude de fragments, quelques gros, de nombreux moyens, d'innombrables petits et une infinité de poussières, consécutivement à une forte approche à Jupiter, Saturne, Uranus ou Neptune, mais peut-être aussi consécutivement à une très forte approche à Mars, la Terre, Vénus et même Mercure.

C'est probablement ce qui s'est passé, à une époque qui reste à définir avec une des planètes qui reste elle aussi à définir, pour un gros astéroïde-comète : Hephaistos. Cet objet mixte a généré après fragmentation plusieurs centaines de comètes, parmi lesquelles P/Encke, des milliers de mini-comètes aujourd'hui éteintes (mortes ou en sommeil pour certaines) et de très nombreux astéroïdes associés. Parmi tous ces débris hétéroclites par leur taille, leur forme et leur composition, certains sont déjà connus comme Hephaistos (le plus gros objet Apollo recensé avec un diamètre de 10 km, et qui donne logiquement son nom au géniteur de la famille) et Oljato dont j'aurai souvent à reparler, ainsi que l'essaim de poussières des bêta-Taurides. Pour rajouter à l'extraordinaire, je signale que de nombreux astronomes pensent que l'objet de la Toungouska (connu maintenant sous le nom d'Ogdy) était lui aussi un de ces fragments associés à P/Encke, et donc également à leur géniteur commun.

C'est le calcul astronomique, via l'ordinateur, outil et associé indispensable de l'astronome, qui a montré que P/Encke, Hephaistos, Oljato et beaucoup d'autres NEA connus et à découvrir ne formaient qu'un seul objet il y a seulement quelques dizaines de milliers d'années. Chacun de ces objets aujourd'hui autonomes subit ses propres perturbations et s'éloigne inexorablement des autres, mais l'origine commune ne semble pas faire de doute. On comprend déjà mieux la suite, même si les points d'ombre restent nombreux pour le moment. Hephaistos, ou l'un de ses premiers fragments, car la désintégration a pu avoir lieu en plusieurs étapes successives (et c'est probablement ce qui s'est passé, vu les différences constatées dans les inclinaisons et les excentricités de certains résidus), est venu dans la proche banlieue de la Terre, peut-être à plusieurs reprises, avant la désintégration finale. Il paraît évident que plusieurs de ces fragments ont heurté la Terre, car les deux orbites se coupaient ou étaient très voisines. Encore de nos jours, l'essaim des bêta-Taurides coupe la Terre fin juin et nous distille régulièrement chaque année une infime partie de sa matière sous forme de météores, et parfois comme en 1908, il nous octroie un morceau plus volumineux pour montrer que l'histoire n'est pas vraiment finie et que nous devons rester vigilants.

Hypothèse farfelue que celle de Hephaistos, qui se met lentement mais sûrement en place ? Sans doute pas. Plus d'une centaine d'astéroïdes de la même famille sont déjà connus, et quand l'étude physique des différents fragments cométaires et planétaires pourra être entreprise, et certaines anomalies expliquées, une solution acceptable se dégagera d'elle-même, mettant fin à une très longue période de "ténèbres" (pas mythologiques ceux-là, mais bien historiques et scientifiques !).

Une chose est sûre en tout cas : l'histoire cosmique des hommes est beaucoup plus complexe qu'on le croyait, et toutes ces légendes et ces concepts qui ont toujours paru absurdes méritent d'être revisités à la lumière des connaissances actuelles, même s'il ne faut pas leur accorder une importance démesurée.

Comme je l'ai déjà dit, notre époque, même si elle est révolutionnaire à certains égards, n'est qu'un simple jalon dans la longue histoire des hommes et dans la connaissance qu'ils en ont, et chaque génération s'appuie sur les acquis de la précédente et prépare ceux de la suivante. Une relecture de Sénèque (2 av. J.-C.-65) et de ses Questions naturelles (12) me servira de conclusion :

" Soyons satisfaits de ce que l'on a déjà découvert et permettons à nos descendants d'apporter aussi leur contribution à la connaissance de la vérité...

Ne nous étonnons d'ailleurs pas que l'on amène si lentement à la lumière ce qui est caché si profondément...

La génération qui vient saura beaucoup de choses qui nous sont inconnues. Bien des découvertes sont réservées aux siècles futurs, à des âges où tout souvenir de nous sera effacé. Le monde serait une pauvre petite chose, si tous les temps à venir n'y trouvaient matière à leurs recherches. "

Ces phrases pleines de sagesse écrites par Sénèque au crépuscule de sa vie, entre les années 62 et 65 de notre ère, sont toujours d'actualité.

Notes

1. M.-A. Combes, La Terre bombardée (France-Empire, 1982).

2. C. Grimoult, Évolutionnisme et fixisme en France (CNRS Éditions, 1998).

3. L'impact de la vingtaine de fragments de la comète Shoemaker-Levy 9 sur Jupiter en juillet 1994 a été un événement scientifique d'un intérêt considérable, l'un des plus importants du XXe siècle. J'en parle en détail aux chapitres 4 et 5.

4. Ch. Frankel, La mort des dinosaures : l’hypothèse cosmique (Masson, 1996).

5. E. North et F. Coen, Meteor (Belfond, 1980). Titre original : Meteor (1979). D'après le scénario de S. Mann et E. North, sur une histoire de E. North.

6. Ces catastrophes préliminaires n'ont pas été choisies au hasard par les scénaristes, excepté la dernière. Elles correspondent à des cataclysmes ayant eu lieu, ou soupçonnés avoir eu lieu, dans le passé (voir chapitre 19).

7. A.C. Clarke, Le marteau de Dieu (J’ai lu, S-F 3973, 1995). Titre original : The hammer of God (1993). Un remarquable petit livre, à lire même par ceux qui ne sont pas amateurs de science-fiction. Arthur Clarke connaît parfaitement le sujet et son roman lui permet d’asséner quelques bonnes vérités qui ne sont pas de simples lieux communs. Kali est un astéroïde cométaire à orbite rétrograde (et donc à très grande vitesse) qui redevient actif en pénétrant à l’intérieur de l’orbite de Mars. Des forces non gravitationnelles de dernière heure rendent sa course imprévisible. Clarke sait entretenir le suspense.

8. Le marteau de Dieu, citation p. 4 de couverture.

9. Le marteau de Dieu, citation p. 5.

10. A.C. Clarke, Rendez-vous avec Rama (Robert Laffont, 1975). Titre original : Rendez-vous with Rama (1973). Un classique de la science-fiction et l’un des meilleurs romans d’Arthur Clarke.

11. Le marteau de Dieu, citation p. 30.

12. Sénèque, Questions naturelles (Les Belles Lettres, 1930 ; traduction et annotations par P. Oltramare). Cette édition très remarquable du livre de Sénèque fut publiée sous le patronage de l'Association Guillaume Budé. Le livre VII consacré aux comètes (pp. 300-336) est particulièrement intéressant.

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