Georges Lemaître le père du Big Bang

 

      Le 17 juillet 1894 à Charleroi est né dans une grande famille bourgeoise, l’initiateur de ce qui est aujourd’hui le modèle de la cosmologie du Big Bang.

Fig. 1. Edouard-Sévère et sa femme, les grands-parents paternels de Georges Lemaître, ici représentés dans un portrait romantique, caractéristique de l’époque. (Tableau appartenant à M. Jules Lemaître.)

Une grande famille

      L’histoire connue des ancêtres de Georges Lemaître permet de remonter jusqu’à François Lemaître, venu de Bordeaux au xviie  siècle, un peu avant que les armées de Turenne ne s’intéressent à la place forte de Charleroi. Les descendants de ce lointain aïeul sont, jusqu’à la cinquième génération, tous nés à Courcelles. D’abord tisserands du lin qu’ils cultivaient eux-mêmes, ils se sont tournés ensuite vers la jeune industrie du charbon. Un grand entrepreneur est alors sorti du rang, dans la première moitié du xixe siècle : il s’appelait Edouard-Sévère, le grand-père de Georges Lemaître.

      L’histoire d’Edouard-Sévère a commencé par une fugue. À quatorze ans, emmenant son jeune frère, il s’enfuit de Courcelles — apparemment pour échapper à une belle-mère acariâtre — et s’engage comme lampiste dans une mine de Marcinelle.

      Pendant trois ans, l’adolescent suit les cours du soir (à cinq sous par leçon) prodigués par un instituteur, maître Grégoire. Et un jour, le directeur du charbonnage le surprend à lire alors qu’il était censé surveiller les chaudières.

      L’engueulade s’enraye quand le patron se rend compte que son jeune ouvrier est plongé dans un cours de grammaire. Il lui offre alors un emploi dans les bureaux. Moins de dix ans plus tard, à l’âge de 26 ans, Edouard Sévère Lemaître est directeur du charbonnage de Bonne Espérance, à Montignies-sur-Sambre.

      Cette première carrière, si prometteuse qu’elle fût, s’achèvera d’une façon abrupte. En désaccord avec les actionnaires, le fougueux directeur leur flanque sa démission et se lance dans le commerce du bois de mine où il y fait fortune. Mais les tribulations d’Edouard Sévère sont loin d’être finies. « À 36 ans, raconte son arrière-petit-fils, M. André Lemaître, notre aïeul, victime du typhus, relève de maladie pour se trouver dépossédé de ses biens par les malversations de certains collaborateurs. Dédaigneux des procédures, il repart à zéro et remonte la pente ».

Fig. 2. Georges Lemaître enfant entre ses deux frères. Avec Jacques (à droite) il partagea l’épreuve de la guerre 14-18 et avec Maurice, son frère cadet (à gauche), il partagera une passion commune pour la musique : Maurice jouait du violon et Georges du piano. (Photo Musée Lemaître.)

      À sa mort en 1894, l’année de la naissance de Georges Lemaître, le grand-père courageux laisse une famille de six enfants : deux filles et quatre fils, tous universitaires. Le cadet, Joseph, père de Georges, est docteur en droit et propriétaire d’une carrière et d’une verrerie. Cette dernière, située à Marchienne-au-Pont, avait été rachetée et rebaptisée verrerie de l’Étoile (un clin d’œil prémonitoire ?) par Edouard-Sévère, qui l’avait modernisée et y avait embauché des souffleurs de verre groupés en équipes travaillant en continu, 24 heures sur 24. Devenue la plus performante de la région, la verrerie connaîtra cependant une fin brutale en 1908.

      Animé du même esprit d’entreprise et de modernisation que son père, Joseph Lemaître y avait installé un nouveau four destiné à l’étirage du verre. C’était le premier essai de la technique Fourcault, « qui fera plus tard la renommée de Glaverbel », souligne André Lemaître. Mais l’essai tourne mal : le nouveau four provoque l’incendie de la verrerie et Joseph Lemaître, mal assuré, est ruiné.

      Plutôt que de se déclarer en faillite, comme le lui conseillent ses amis financiers, il décide de mettre l’entreprise en liquidation et de rembourser ses créanciers. Il faudra vendre la maison de la rue du Pont Neuf et la famille quittera Charleroi pour s’installer à Bruxelles, dans une petite maison sans confort de la rue Henri de Brackeleer. Ruiné par l’incendie de sa verrerie, Joseph Lemaître avait été engagé à Bruxelles par la Société Générale comme avocat-conseil. Son épouse, née Marguerite Lannoy, était la fille d’un brasseur de Marcinelle. Ils ont eu quatre fils : Georges, Jacques, Maurice et André (ce dernier est mort en bas âge).

Fig. 3. Joseph et Marguerite, les parents de Georges Lemaître. (Photo Musée Lemaître.)

      L’aîné de leurs petits-enfants, André Lemaître, qui vit aujourd’hui à Mons où il a exercé la fonction de notaire, explique que, malgré les revers financiers, la famille de ses grands-parents est toujours restée heureuse, « grâce à la bonne entente des parents, à leur conception de la vie qui leur faisait prendre leurs distances à l’égard de l’argent, comme en général de ce qu’on appelait alors les vanités du monde ».

      Le père d’André Lemaître, Jacques, avait dix-huit ans en juillet 1914 : « il projetait d’aller avec l’oncle Georges et un ami, Carlo Gérard, faire une randonnée à bicyclette dans le Tyrol ». Ils allaient effectivement s’en aller à vélo. Mais ce n’était pas pour une randonnée dans le Tyrol, mais bien pour rejoindre le cinquième Corps des Volontaires de Charleroi.

      C’est après le premier conflit mondial que Georges Lemaître a choisi sa double orientation scientifique et religieuse. « Deux voies qui me paraissaient mener à la vérité que j’ai décidé de suivre, l’une et l’autre », dira-t-il plus tard à un journaliste américain. Deux voies qu’il se gardera bien de laisser se croiser, bien qu’on l’ait soupçonné longtemps d’avoir mélangé les genres : attribuer une sorte de commencement à l’Univers, n’était-ce pas tenter d’établir scientifiquement le dogme religieux de la création ? Mais Lemaître n’a jamais confondu science et religion.

      Son oeuvre cosmologique s’est construite en deux phases, de 1926 à 1933.

Fig. 4. Maison natale de Georges Lemaître, située au 10 de la rue du Pont Neuf à Charleroi. Maintenant tout le pâté de maison a été détruit et l’emplacement occupé par une société d’assurances. (Photo de M. Marcel Brasseur, vice-président du cercle d’archéologie de Charleroi.)

Le Big Bang

      Rétrospectivement, l’intuition qui a poussé Georges Lemaître à édifier ses idées sur l’évolution de l’Univers apparaît proprement géniale.

      Dans un premier temps, il a établi, en poussant jusqu’au bout la logique de la Relativité d’Einstein, tenant compte de quelques observations rudimentaires, que l’Univers ne pouvait être stable (comme on le croyait encore au début du siècle) et qu’il était en expansion. Dans une seconde étape, en « repassant à l’envers le film de l’expansion cosmique » et en s’inspirant de la toute jeune théorie quantique, Lemaître a émis son idée majeure : que l’Univers a connu un début (une « singularité », dit-on dans le jargon de la cosmologie) qui fut à la fois le commencement de l’espace et le commencement du temps.

      Si la notion d’expansion de l’Univers avait été assez rapidement admise par le monde des physiciens, celle de l’Atome primitif devait s’avérer beaucoup plus difficile à « avaler ». C’est que Lemaître, du fait de son état religieux, était suspect de s’être laissé influencer par le dogme de la création.

      « Nous pouvons concevoir que l’espace a commencé avec l’atome primitif et que le commencement de l’espace a marqué le commencement du temps. »

      Malgré ses efforts pour dissiper ce malentendu, et la stricte séparation qu’il avait toujours établie entre la science et la foi, ce soupçon a mis bien longtemps à se dissiper. « Cette théorie sentait le soufre », comme dit Hubert Reeves.

Fig. 5. Georges Lemaître à l’époque où il concevait sa théorie ; en bas le timbre émis par la poste à l’occasion du centenaire de sa naissance. (Dessin Anne Velghe.)

      Dans la deuxième partie de sa carrière scientifique, Lemaître s’est essentiellement consacré au calcul, et singulièrement aux programmes informatiques, un domaine dans lequel il fut aussi un pionnier. Ce n’est qu’en 1966, alors qu’il était mourant, qu’il a eu la joie d’apprendre qu’enfin, sa conception de l’Univers était validée par une observation convaincante.

      L’année précédente, dans le New Jersey, deux jeunes radioastronomes américains, Arno Penzias et Robert Wilson, avaient découvert dans les micro-ondes un rayonnement étrange, baignant tout l’Univers, qui ne pouvait être interprété que comme la trace fossile, le lointain écho refroidi du feu d’artifice initial...

      Depuis lors, ce rayonnement fossile a été analysé en profondeur et s’est révélé conforme à ce qu’en attendaient les théoriciens du Big Bang.

      Parallèlement, les physiciens des particules ont fait irruption dans la cosmologie et ont décrit les premiers instants du monde, dont ils sont en mesure de reconstituer les conditions dans des accélérateurs géants.

      Les expériences et les observations, de même que les moyens informatiques qui faisaient défaut à Georges Lemaître pour asseoir son hypothèse de l’Atome primitif sont aujourd’hui accessibles.

Les dernières heures

Mgr Edouard Massaux a rendu visite à Georges Lemaitre, le 20 juin 1966, quelques heures avant sa mort, à l’hôpital St-Pierre, à Louvain. « Si c’est pour m’administrer, soyez tranquille, le Nonce vient de le faire », lui a simplement dit le mourant. Le Nonce apostolique, ambassadeur du Saint-Siège, était en effet venu un peu plus tôt donner l’extrême-onction au Président de l’Académie Pontificale des Sciences. Le professeur Charles Manneback, l’ami de toujours, était venu aussi, pendant que le Nonce, réalisant la gravité de l’état du malade, lui faisait comprendre que le moment des derniers rites était arrivé. « Toutes les choses se passent comme elles doivent se passer », avait dit Lemaître à Manneback. Au moment de s’en aller, l’ami, ému, avait lancé un maladroit :

Fig. 6. Lemaître avec Einstein, lors d’une de leurs rencontres, à Pasadena en Californie. Einstein n’a jamais été tout à fait sur la même longueur d’ondes que l’initiateur du Big Bang. (Photo Musée Lemaître.)

- Adieu

- Non, au revoir avait répondu l’agonissant.

      Mgr Massaux a vite compris, pour sa part, qu’il ne devait pas s’attarder et a dit à Mgr Lemaître un au revoir qu’il savait être un adieu. « Il s’est retourné dans son lit et, d’eux ou trois heures après, on m’a appris au téléphone qu’il était mort ».

      Georges Lemaître était parti pour cet ultime rendez-vous où l’on va tout seul. Et où, peut-être, sa foi lui donnait l’espérance d’entrevoir ce que lui avait inspiré son génie scientifique : ce qu’il appelait cet « éclat disparu de la formation des mondes ».

      Les obsèques du père de la théorie scientifique la plus ambitieuse de l’histoire ont eu lieu le 24 juin à l’église Notre Dame de l’Annonciation à Louvain, célébrées par le curé de la paroisse universitaire, Mgr Goossens. L’éloge funèbre a été prononcé par le Doyen de la faculté des Sciences de l’université, le professeur Albert Bruylandt.

      Le même jour, sous un ciel de pluie, la dépouille mortelle de Mgr Lemaître était déposée dans le grand caveau de la famille, à Marcinelle. Sur le souvenir envoyé à ses proches, a été imprimée une de ses rares réflexions où il était question de sa double vocation : « La Science est belle, elle mérite d’être aimée pour elle-même, puisqu’elle est un reflet de la pensée créatrice de Dieu ».

Sa plus belle phrase

      S’il était avant tout un surdoué des équations, Georges Lemaître savait fort bien s’exprimer par le texte. Voici sa plus belle phrase extraite de son principal ouvrage, « Hypothèse de l’Atome Primitif ».

      « L’évolution du monde peut être comparée à un feu d’artifice qui vient de se terminer. Quelques mèches rouges, cendres et fumées. Debout sur une escarbille mieux refroidie, nous voyons s’éteindre doucement les soleils et cherchons à reconstituer l’éclat disparu de la formation des mondes ».

Fig. 7. Caveau familial au cimetière de Marcinelle où depuis 1866 reposent 39 membres de la famille Lemaître-Lannoy. Cet énorme caveau est composé d’une entrée (au centre) et de six compartiments, trois à gauche du centre et trois à droite. (Photo Jean Schwaenen.)