La Fille aux Cheveux d’Or

Robert F. Young

 

 (The Dandelion Girl, The Saturday Evening Post, 1er Avril 1961)

 

Un après-midi sur la colline

Je serais emplie de bonheur,

   Sous le soleil !

Je caresserais mille fleurs,

   Telle une abeille.

 

Je verrais d’un regard ardent,

   Plein d’allégresse,

Les herbes couchées par le vent,

   Qui se redressent.

 

Quand du jour les dernières lueurs

   S’estomperaient,

Ayant reconnu ma demeure,

   Je descendrais.

 

D’après Edna St. Vincent Millay, Afternoon on a Hill,

in Renascence and Other Poems (1917).

 

P

our Mark, la fille sur la colline évoquait Edna St. Vincent Millay. Peut-être était-ce à cause de la manière dont elle se tenait là, dans le soleil de l’après-midi, avec sa chevelure  dorée comme une fleur de pissenlit qui dansait au gré du vent; peut-être aussi à cause de la manière dont sa robe blanche à l’ancienne mode tourbillonnait autour de ses jambes longues et fines. Quoi qu’il en fût, il avait décidément l’impression qu’elle avait surgi du passé pour gagner le présent ; et c’était un sentiment bizarre parce que, comme la suite le montra, ce n’était pas du passé qu’elle venait, mais du futur.

Il s’arrêta à quelque distance derrière elle, essoufflé par l’ascension. Elle ne l’avait pas encore aperçu, et il se demanda comment l’avertir de sa présence sans lui faire peur. Tandis qu’il essayait de se décider, il sortit sa pipe, la bourra et l’alluma, puis il disposa ses mains en coupe au-dessus du fourneau et se mit à en tirer des bouffées, jusqu’à ce que le tabac ait commencé à prendre vie et à rougeoyer. Quand il la regarda de nouveau, elle s’était retournée et le contemplait avec curiosité.

Il s’avança lentement vers elle, vivement conscient de la proximité du ciel, prenant plaisir à sentir le vent balayer son visage. Il devrait partir plus souvent en randonnée, se dit-il. Il avait vagabondé à travers bois jusqu’à ce qu’il parvînt au pied de la colline, et maintenant la forêt était derrière lui, loin en contrebas, brûlant déjà doucement des pâles feux de l’automne ; au-delà se trouvaient le petit lac, la cabane et la petite jetée de pêcheur. Quand, de manière inattendue, sa femme avait été convoquée pour faire partie d’un jury, il s’était résigné à passer seul les deux semaines restantes de ses congés estivaux et à mener une existence solitaire ; le jour, il pêchait depuis la jetée, et les fraîches soirées étaient consacrées à la lecture devant la grande cheminée du séjour aux poutres apparentes ; au bout de deux jours, il avait brisé la routine, s’était engagé dans les bois sans destination précise, avait enfin buté sur la colline, qu’il avait escaladée pour y rencontrer la jeune fille.

Les yeux étaient bleus, perçut-il en s’approchant d’elle — aussi bleus que le ciel qui encadrait son élégante silhouette. Le visage était ovale, jeune, lisse et doux. Il eut une impression de déjà vu tellement poignante qu’il lui fallut résister à la tentation de tendre la main pour toucher ces joues caressées par le vent ; et si sa main resta à son côté, il ressentit un fourmillement à l’extrémité des doigts.

« Voyons, j’ai quarante-quatre ans, se dit-il étonné, et elle en a à peine plus de vingt. Au nom du Ciel, qu’est-ce qu’il m’arrive ? » — Vous profitez de la vue ? demanda-t-il à voix haute.

— Oh oui, dit-elle en se retournant et en balayant le paysage de la main en un demi-cercle enthousiaste. N’est-elle pas merveilleuse ?

Il suivit son regard. — Oui, dit-il, elle l’est en effet. En contrebas, les bois reprenaient, pour s’étendre, avec leurs chaudes couleurs de septembre, en direction des collines plus basses ; à plusieurs kilomètres de là, ils encadraient un village, et leur avancée ne prenait fin qu’aux avant-postes des banlieues urbaines. Dans le lointain, une brume adoucissait la silhouette en dent-de-scie de Cove City, lui donnant l’aspect d’un vaste château médiéval, plus proche du rêve que de la réalité. — Venez-vous aussi de la ville ? lui demanda-t-il.

— Dans un certain sens, j’en viens, lui dit-elle. Elle lui sourit. Je viens de la Cove City qui existera dans deux cent quarante ans d’ici.

Son sourire exprimait qu’elle ne s’attendait pas vraiment à ce qu’il la crût, mais qu’elle apprécierait qu’il fît semblant. Il lui retourna un sourire. — Donc en deux mille deux cents un de notre ère, n’est-ce pas ? répondit-il. J’imagine qu’alors, la cité aura énormément grandi.

— Oh, c’est certain, dit-elle. Elle fait maintenant partie d’une mégalopole et s’étend jusqu’ici. Elle désigna la lisière des bois qui étaient à leurs pieds. La deux mille quarantième rue traverse ce bosquet d’érables, poursuivit-elle, et vous voyez ces robiniers, là-bas ?

— Oui, dit-il, je les vois.

— C’est là que se trouve la nouvelle agora. Le supermarché en est tellement grand qu’il faut une demi-journée pour le parcourir, et vous pouvez tout y trouver, de l’aspirine aux voitures aériennes. À côté du supermarché, là où se trouve ce groupe de hêtres, il y a un grand magasin de mode qui regorge des dernières créations des plus grands couturiers. Ce matin même, j’y ai acheté la robe que je porte. N’est-elle pas belle ?

Si la robe était belle, elle y était pour beaucoup. Néanmoins, il l’examina poliment. Elle avait été coupée dans un tissu qui ne lui était pas familier, et qui ressemblait à un mélange de barbe à papa, d’écume de mer et de flocons de neige. Il n’y avait plus de limites aux synthèses que pouvaient désormais accomplir les fabricants de fibres miraculeuses — ni, semblait-il, à l’énormité des histoires nées de l’imagination des jeunes filles. — Je suppose que vous êtes venue ici dans une machine temporelle, dit-il.

— Oui. C’est mon père qui l’a conçue.

Il l’examina de plus près. Il n’avait jamais rencontré de mine plus franche. — Et vous venez souvent ici ?

— Oh, oui. De tout l’espace-temps, ce sont mes coordonnées favorites. J’y reste quelquefois pendant des heures, et je regarde, je regarde, je regarde. Avant-hier, j’ai vu un lapin, hier un chevreuil, et aujourd’hui, vous.

— Mais comment a-t-il pu y avoir un hier, demanda Mark, si vous revenez toujours au même point du temps ?

— Oh, je vois ce que vous voulez dire, dit-elle. La raison, c’est que la machine temporelle est affectée par le temps qui passe, comme tout le reste, et il faut la retarder de vingt-quatre heures si l’on veut atteindre exactement les mêmes coordonnées. Je ne le fais pas, parce que je préfère de beaucoup jouir d’un jour différent à chaque fois que je viens.

— Votre père ne vous accompagne-t-il jamais ?

Au-dessus de leurs têtes, un vol d’oies sauvages en forme de triangle passait lentement, et avant de répondre, elle le suivit quelque temps du regard. — Mon père est maintenant invalide, dit-elle enfin. S’il le pouvait, il viendrait avec beaucoup de plaisir. Mais je lui raconte ce que j’ai vu, acheva-t-elle en hâte, et c’est presque comme s’il m’avait vraiment accompagnée. Ne croyez-vous pas ?

Dans sa manière de le regarder, il y avait une ardeur qui fit battre son cœur. — Si, j’en suis sûr, dit-il ; puis, ce doit être merveilleux de posséder une machine temporelle.

Elle hocha la tête avec solennité. — C’est une bénédiction pour qui aime se promener sur des prairies agréables. Au vingt-deuxième siècle, il ne reste plus guère de prairies agréables. 

 Il sourit. — Il n’en reste pas tant que cela au vingtième siècle. On pourrait presque dire que celle où nous sommes est une pièce de collection. Il faudra que j’y revienne plus souvent.

— Vivez-vous près d’ici ? s’enquit-elle.

— Je loge dans une cabane, à environ cinq kilomètres. Je suis en principe en vacances, mais ce ne sont pas vraiment des vacances. Ma femme a été choisie comme juré et n’a donc pas pu me suivre, et comme je ne pouvais pas repousser mes congés, c’est à regret que je me suis retrouvé dans la posture de Thoreau. Je m’appelle Mark Randolph.

— Je me nomme Julie, dit-elle. Julie Danvers.

Ce nom lui allait bien. Tout comme la robe blanche lui allait — et même le ciel bleu, la colline, et la brise de septembre. Elle habitait probablement dans un petit hameau perdu au milieu des bois, mais peu importait. S’il lui plaisait de dire qu’elle venait du futur, il n’y voyait aucun inconvénient. Ce qui avait de l’importance, c’est ce qu’il avait ressenti en la voyant pour la première fois, et la tendresse qui lui venait à chaque fois qu’il contemplait son doux visage. — Quel genre de métier exercez-vous, Julie ? lui demanda-t-il. Peut-être êtes-vous étudiante ?

— Je fais des études pour devenir secrétaire, dit-elle. Elle exécuta successivement un entrechat et une jolie pirouette, puis elle serra les poings devant elle. « J’ai envie d’être secrétaire, poursuivit-elle. Ce doit être tout simplement merveilleux de travailler dans un grand bureau et de noter tout ce que disent les gens importants. Aimeriez-vous m’avoir comme secrétaire, M. Randolph ? »

— J’aimerais beaucoup cela, dit-il. Ma femme a été ma secrétaire, à une époque — avant-guerre. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés. Mais pourquoi avait-il donc dit cela ? s’interrogea-t-il.

— Était-elle bonne secrétaire ?

— C’était une secrétaire parfaite. J’ai été désolé de la perdre ; mais quand je l’ai perdue d’une manière, je l’ai regagnée de l’autre ; je ne saurais donc dire que je l’ai perdue.

— Non, sans doute. Eh bien, je dois rentrer maintenant, M. Randolph. Papa doit m’attendre pour que je lui raconte tout ce que j’ai vu, et je dois aussi lui préparer le dîner.

— Reviendrez-vous demain ?

— Probablement. Je viens ici tous les jours. Au revoir, M. Randolph.

— Au revoir, Julie, dit-il.

Il la regarda dévaler agilement la colline et disparaître dans le bosquet d’érables, à l’endroit où, deux cent quarante ans plus tard, se trouverait la deux mille quarantième rue. Il sourit. Quelle enfant charmante, pensa-t-il. Il doit être extraordinaire de posséder ce sens du merveilleux, cet enthousiasme incontrôlable, cet élan vital. Il appréciait d’autant plus ces qualités qu’il les avait refoulées. À l’âge de vingt ans, c’était un jeune homme sérieux qui se frayait un chemin à travers des études de droit ; à vingt-quatre ans, il possédait son propre cabinet, qui, même petit, l’avait occupé entièrement — enfin, presque. Quand il avait épousé Anne, il y avait eu une brève période pendant laquelle la nécessité de gagner sa vie avait paru perdre quelque peu son caractère d’urgence. Puis, la guerre survenant, il y avait eu une autre période — beaucoup plus longue celle-là — où le fait de gagner sa vie avait constitué un objectif lointain, et quelquefois digne de mépris. De retour à la vie civile, pourtant, l’urgence avait refait surface, plus intense cette fois, car il avait maintenant un fils et une épouse à nourrir. Depuis, il avait été occupé en permanence, sauf pendant les quatre semaines de congés qu’il s’accordait depuis quelques années ; il en passait deux avec Anne et Jeff dans une villégiature de leur choix, et les deux autres, seul avec Anne dans la cabane du lac, après le retour de Jeff au collège. Cette année, cependant, il passait seul ces deux semaines-là. Enfin — peut-être pas tout à fait seul.

Sa pipe s’était éteinte un peu plus tôt, et il ne s’en était même pas aperçu. Il la ralluma, tirant des bouffées profondes pour se défendre du vent, puis il descendit la colline et s’engagea dans les bois en direction de la cabane. L’équinoxe d’automne était là, et les jours avaient raccourci de manière perceptible. Celui-ci s’achevait, et l’humidité du soir commençait à envahir l’atmosphère nébuleuse.

Il marchait lentement, et quand il parvint au lac, le soleil s’était déjà couché. C’était un lac petit mais profond, et les arbres parvenaient jusqu’à la rive. La cabane se trouvait un peu à l’écart de la grève, dans un bosquet de pins, et un chemin serpentait entre elle et la jetée. Derrière la maison, une allée de graviers menait à une route en terre qui elle-même rejoignait la grand-route. Sa voiture était garée devant la porte de derrière, prête à le ramener sur-le-champ vers la civilisation.

Il confectionna un repas simple, qu’il prit dans la cuisine, puis il se rendit dans le séjour pour lire. Dans l’abri, le générateur se mettait quelquefois à bourdonner, mais pour le reste, la soirée n’était perturbée par aucun des bruits auxquels sont habituellement soumises les oreilles de l’homme moderne. Sur l’étagère bien garnie de la cheminée, il choisit une anthologie de poésie américaine, s’assit, et feuilleta les pages du livre jusqu’à celle du poème Un après-midi sur la colline. À trois reprises, il lut ce précieux poème, et à chaque fois il la revoyait, baignée par les rayons du soleil, la chevelure dansant au vent, et sa robe tourbillonnait comme neige légère autour de ses jambes  longues et fines ; il en eut la gorge serrée, au point de ne plus pouvoir déglutir.    

Il rangea le livre sur l’étagère, sortit sur le porche rustique, bourra sa pipe et l’alluma. Il se força à penser à Anne, et son visage lui revint — le menton ferme mais doux, le regard chaleureux et passionné, avec cette étrange trace de crainte qu’il n’avait jamais su analyser, les joues toujours lisses, le sourire charmant — chacun de ces attributs rendu plus convaincant par le souvenir de sa chevelure châtain clair et de sa silhouette élancée, souple et gracieuse. Comme toujours quand il pensait à elle, il s’émerveilla de son éternelle jeunesse, de la manière dont elle avait traversé les années, aussi belle que ce matin, longtemps auparavant, où il avait levé les yeux et sursauté en la voyant là, intimidée, debout devant son bureau. Il avait du mal à comprendre pourquoi, à peine vingt ans plus tard, il pouvait envisager avec ardeur de revoir une fille à l’imagination débridée, assez jeune, de plus, pour être sa propre fille. En fait, il n’en était pas là — pas vraiment. Il avait été momentanément perturbé — c’était tout. Un temps, son équilibre émotionnel l’avait déserté, et il avait vacillé. Ses pieds étaient maintenant de retour à leur place, sous lui, et le monde parcourait de nouveau une orbite logique et raisonnable.

Il vida le fourneau de sa pipe et rentra. Dans la chambre, il se déshabilla et se glissa entre les draps, puis il éteignit la lumière. Le sommeil aurait dû le gagner rapidement, mais ce ne fut pas le cas ; et quand enfin il s’endormit, ce fut d’un sommeil intermittent parcouru de rêves tentateurs.

Avant-hier, j’ai vu un lapin, avait-elle dit, et hier un chevreuil, et aujourd’hui, vous.

 

L

e Second après-midi, elle portait une robe bleue, et un petit ruban bleu assorti était noué dans sa chevelure dorée. Après avoir affronté la colline, il demeura quelque temps immobile, attendant que son serrement de gorge ait disparu ; puis il s’avança et se tint à côté d’elle, debout dans le vent. Quand il vit la douce courbe de sa gorge et de son menton, le serrement de gorge le reprit, et quand elle se tourna vers lui et lui dit, « bonjour, j’ai cru que vous ne viendriez pas, » il lui fallut un bon moment pour pourvoir répondre.

— Mais je suis venu, dit-il enfin, et vous aussi.

— Oui, dit-elle. J’en suis heureuse.

Près de là, un affleurement de granit formait une sorte de banc, et ils s’y assirent pour contempler le paysage. Il bourra sa pipe et l’alluma, soufflant la fumée dans le vent. — Mon père fume aussi la pipe, dit-elle, et quand il l’allume, il recouvre le fourneau de ses mains de la même façon que vous, même s’il n’y a pas de vent. Vous vous ressemblez sur bien des points.

— Parlez-moi de votre père, dit-il. Et parlez-moi de vous.

Elle s’exécuta, expliquant qu’elle avait vingt et un ans, que son père était un physicien à la retraite autrefois employé par le gouvernement, qu’ils vivaient dans un petit appartement sur la deux mille quarantième rue, et qu’elle s’occupait de la maison depuis la mort de sa mère, quatre ans auparavant. Puis il lui parla de lui-même, d’Anne et de Jeff ; il lui raconta qu’il envisageait de prendre bientôt Jeff comme associé ; il lui dit qu’Anne était victime d’une phobie des photographes, que le jour de leur mariage elle n’avait pas voulu poser, et que depuis elle avait toujours refusé de se faire photographier ; il lui parla du bon temps qu’ils avaient pris tous les trois l’été précédent, lorsqu’ils étaient partis camper. 

Quand il eut fini, elle dit, « quelle belle vie de famille vous avez. Il doit faire bon vivre en cette année 1961 ! »

— Avec votre machine temporelle, vous pouvez la rejoindre quand vous le voulez.

— Ce n’est pas si facile. Même s’il ne m’était pas impossible d’abandonner mon père, il me faudrait prendre en considération la police du temps. Voyez-vous, le voyage dans le temps est réservé aux membres des expéditions historiques organisées par le gouvernement, et il est inaccessible au grand public.

— Vous me paraissez pourtant capable de vous débrouiller.

— C’est parce que mon père a conçu sa propre machine, dont la police du temps n’a jamais entendu parler.

— Donc, vous enfreignez la loi.

Elle acquiesça. — Mais seulement de leur point de vue, d’après leur conception du temps. Mon père en a une autre, différente. 

Il prenait tant de plaisir à l’écouter parler que ce qu’elle disait importait peu, en fait, et il désirait l’encourager, aussi tirée par les cheveux que fût son histoire. — Parlez-moi donc de cette conception, lui dit-il.

— Il faut d’abord que je vous parle de la conception officielle. Ceux qui la soutiennent prétendent que nul ne devrait participer physiquement à un évènement passé, car cette présence même constitue un paradoxe ; pour l’intégrer au futur, il faudrait altérer les évènements ultérieurs. Par suite, le Département du Temps vérifie que seules des personnes autorisées ont accès à ses machines temporelles, et il délègue à une force de police la charge d’appréhender les candidats au saut générationnel en quête d’un mode de vie plus simple, qui passent leur temps à se déguiser en historiens pour se réfugier de manière permanente dans une époque différente.

« Selon la conception de mon père, au contraire, le livre du temps a déjà été écrit. D’un point de vue macrocosmique, prétend-il, tout ce qui doit advenir s’est déjà produit. Par suite, si une personne du futur participe à un évènement du passé, elle devient un élément de l’évènement — et d’abord parce qu’elle en fait tout simplement partie intégrante — si bien qu’il ne peut y avoir de paradoxe. »

Mark tira une bouffée de sa pipe. Il en avait bien besoin. — Votre père semble être une personne remarquable, dit-il.

— Oh oui ! L’enthousiasme accentuait la teinte rosée de ses joues et le brillant de ses yeux bleus. « Vous n’imaginez pas le nombre de livres qu’il a lus, M. Randolph. Notre appartement en est plein ! Hegel, Kant, et Hume ; Einstein, Newton, Weizsäcker. J’en ai — j’en ai lu quelques-uns moi-même. »

— C’est ce que je crois comprendre. En fait, moi aussi.

Elle contempla son visage, fascinée. — C’est merveilleux, M. Randolph, dit-elle. Je crois que nous partageons de nombreux centres d’intérêt.

La conversation qui s’ensuivit démontra qu’il en était bien ainsi. L’esthétique transcendantale, l’immatérialisme de Berkeley ou la Relativité sont des sujets plutôt incongrus, pensait-il, pour un homme et une jeune fille perchés au sommet d’une colline par un après-midi de septembre — même si l’homme a quarante-quatre ans et qu’elle en a vingt et un. Heureusement, il y avait des compensations ; de la discussion animée sur l’esthétique transcendantale ils tirèrent plus que des conclusions a priori et a posteriori ; elle fit également naître des étoiles macrocosmiques dans ses yeux ; leur dissection de Berkeley fit mieux que mettre en évidence les faiblesses intrinsèques de la théorie du brave évêque, puisqu’elle accentua le rose de ses joues ; et leur examen critique de la Relativité, qui rappelle que E est invariablement égal à mc2, démontra également que loin d’être une entrave, la connaissance ajoute au charme féminin.  

L’humeur du moment perdura beaucoup plus longtemps qu’il n’était légitime, et l’accompagnait encore quand il alla se coucher. Cette fois-là, il ne tenta même pas de penser à Anne ; il savait qu’il n’en sortirait rien de bon. Il resta donc là, dans l’obscurité, agitant les pensées qui lui venaient en ordre dispersé — et toutes se rapportaient à un sommet de colline au mois de septembre, et à une jeune fille dont la chevelure avait la couleur de la fleur de pissenlit.

Avant-hier, j’ai vu un lapin, et hier un chevreuil, et aujourd’hui, vous.

 

L

E Lendemain matin, il prit la voiture pour se rendre au village ; à la poste, il demanda s’il y avait du courrier à son intention. Il n’y en avait pas. Cela ne le surprit pas. Jeff n’aimait pas écrire, et pour ce qui était d’Anne, on lui interdisait probablement de communiquer pour l’instant. Quant à sa clientèle, il avait demandé à sa secrétaire de ne le déranger que pour des raisons d’urgence absolue.

 Il faillit demander à l’employé de la poste au visage ridé si une famille Danvers habitait dans le voisinage. Il décida de s’en abstenir. Faire cela aurait ébranlé l’imaginaire échafaudage construit par Julie, et même s’il n’était pas convaincu de sa solidité, il ne se voyait pas en train de faire s’effondrer cette construction de son esprit.   

Cet après-midi-là, elle portait une robe jaune de la même nuance que ses cheveux, et en la voyant, il sentit sa gorge se serrer de nouveau ; il était incapable de parler. Quand le premier moment fut passé, les mots lui revinrent et tout reprit sa place ; leurs pensées coulaient ensemble, pareilles à deux ruisseaux tumultueux qui se fondent gaiement dans la rivière de l’après-midi. Quand ils se séparèrent cette fois-là, ce fut elle qui demanda, « viendrez-vous ici demain ? » — mais elle avait pris sur ses lèvres les mots qu’il allait prononcer. Ces mots-là résonnèrent à travers bois pendant tout le chemin du retour à la cabane, puis, après une soirée passée à fumer la pipe sous le porche, ils l’apaisèrent jusqu’à ce que le sommeil le prît.

L’après-midi suivant, quand il eut escaladé la colline, elle était déserte. Tout d’abord, il fut envahi par le désappointement, puis il se dit, « elle est en retard, voilà tout. Elle va probablement arriver bientôt ». Il s’assit sur le banc de granit et attendit. Mais elle ne vint pas. Les minutes passèrent — les heures. Les ombres se mirent à ramper hors des bois et à escalader la colline. L’air fut soudain plus frais. Il renonça enfin, et malheureux, regagna la cabane.

Elle ne vint pas non plus l’après-midi suivant. Ni le lendemain. Il ne mangeait plus, ne dormait plus. La pêche ne l’intéressait plus. Il ne lisait plus. Maintenant, il s’en voulait ; il se reprochait de se conduire comme un écolier qui a le mal d’amour, de réagir à un joli visage et à de jolies jambes comme n’importe quel imbécile dans la quarantaine. Jusqu’à une date récente, il n’avait jamais porté le regard sur une autre femme que la sienne, et là, en l’espace de moins d’une semaine, non seulement il en avait rencontré une, mais il en était tombé amoureux.

L’espoir était mort en lui quand il escalada la colline le quatrième jour — pour revivre soudain quand il la vit, debout dans la lumière du soleil. Elle portait cette fois une robe noire, et il aurait dû deviner les raisons de son absence ; mais il n’en fut rien — jusqu’à ce que, s’étant approché d’elle, il découvrît des larmes dans ses yeux et le tremblement révélateur de ses lèvres.

— Julie, qu’y a-t-il ?

Elle s’accrocha à lui, les épaules secouées de sanglots, et enfouit son visage dans le tissu de sa veste. « Mon père est mort, » dit-elle ; il devina qu’il s’agissait là de ses premières larmes, qu’elle les avait retenues pendant la veillée et la cérémonie d’enterrement, pour n’y céder qu’en cet instant même.

Il passa doucement un bras autour d’elle. Il ne l’avait jamais embrassée jusqu’alors, et il ne l’embrassa pas non plus à ce moment-là, pas vraiment. Ses lèvres effleurèrent brièvement le front et la chevelure — rien de plus.

—  Je suis désolé, Julie, dit-il. Je sais ce qu’il représentait pour vous.

— Il a toujours su qu’il était en train de mourir, dit-elle. Il le savait depuis qu’avait eu lieu cette expérience avec du strontium 90 qu’il dirigeait à son laboratoire. Mais il n’en avait parlé à personne — même à moi… Je ne veux plus vivre. Sans lui, je n’ai plus de but dans la vie — rien, rien, rien !

Il la tenait toujours serrée.

— Vous trouverez quelque chose, Julie. Quelqu’un. Vous êtes encore une enfant, en vérité.

Elle rejeta la tête en arrière, jetant soudain sur lui des yeux exempts de larmes. — Je ne suis pas une enfant ! Ne vous avisez plus de me traiter d’enfant !

Surpris, il la laissa aller et recula. Il ne l’avait encore jamais vue en colère.

 — Je ne voulais pas — commença-t-il.

Sa colère était aussi évanescente qu’abrupte. — Je sais bien que vous ne désiriez pas m’offenser, M. Randolph. Mais je ne suis plus une enfant, je vous l’assure. Promettez-moi de ne pas recommencer.

— Entendu, dit-il. Je vous le promets.

— Il faut maintenant que je m’en aille, dit-elle. J’ai mille choses à faire.

— Serez-vous — serez-vous là demain ?

Elle le contempla longuement. Une brume, telle qu’on en voit après une averse d’été, faisait scintiller ses yeux. — Les machines temporelles s’usent, dit-elle. Il faudrait changer certaines pièces — et je ne sais pas faire. La nôtre — la mienne — peut sans doute faire un voyage de plus, mais je n’en suis pas sûre.

— Mais vous essayerez de venir, n’est-ce pas ?

Elle hocha la tête. — Oui, j’essayerai. Et — M. Randolph ?

— Oui, Julie ?

— Si jamais je ne viens pas — et soit dit entre nous — je vous aime.

Elle était déjà partie, dévalant la colline, et un moment après elle disparut dans le bosquet d’érables. Quand il alluma sa pipe, ses mains tremblaient, et l’allumette lui brûla les doigts. Plus tard, il ne put se souvenir d’être revenu à la cabane, d’avoir préparé son repas ou de s’être couché, et pourtant il avait dû faire tout cela, parce que quand il se réveilla, il était bien dans sa propre chambre, et quand il gagna la cuisine, l’assiette sale de la veille trônait bien à côté de l’évier.

Il fit la vaisselle et prépara du café. Il passa la matinée à pêcher, l’esprit vide. C’est plus tard qu’il ferait face à la réalité. Il lui suffisait pour l’instant de savoir qu’elle l’aimait, et que dans quelques courtes heures, il la reverrait. À coup sûr, même une machine temporelle en panne ne saurait l’empêcher de parcourir le chemin qui séparait le village du sommet de la colline.

Il arriva en avance et s’assit sur l’affleurement de granit, s’attendant à la voir sortir du bois et escalader la pente. Il sentait battre son coeur, et ses mains tremblaient.  

Avant-hier, j’ai vu un lapin, et hier un chevreuil, et aujourd’hui, vous.

Il attendit, attendit encore, mais elle ne vint pas. Elle ne vint pas le lendemain non plus. Quand les ombres commencèrent à s’allonger et que la fraîcheur se fit plus vive, il descendit de la colline pour s’engager dans le bosquet d’érables. Il distingua un sentier qu’il suivit jusque dans la forêt proprement dite, et de là jusqu’au village. Il s’arrêta à la poste et demanda s’il avait du courrier. Quand le vieux postier ridé lui eut répondu qu’il n’y en avait pas, il s’attarda un moment. « Y a-t-il — y a-t-il une famille du nom de Danvers dans le voisinage ? demanda-t-il soudainement.

Le postier secoua la tête. « Jamais entendu parler. »

— Et y a-t-il eu un enterrement, récemment ?

— Aucun depuis à peu près un an.

Après cela, et jusqu’à la fin de ses vacances, il gravit chaque après-midi la colline, mais il savait au plus profond de lui-même qu’elle ne reviendrait pas, qu’il l’avait complètement perdue, comme si elle n’avait pas existé. Le soir, désespéré, il hantait le petit village, espérant que le postier s’était trompé ; mais il n’y avait pas signe de Julie, et la description qu’il en faisait auprès des passants n’amenait que des réponses négatives.

Début octobre, il regagna la ville ; vis-à-vis d’Anne, il fit de son mieux pour se comporter comme si rien n’avait changé entre eux ; mais au moment même où elle le revit, elle parut se rendre compte qu’en fait, quelque chose avait changé. Et si elle ne posa aucune question, les semaines qui passaient la trouvaient plus silencieuse, et cette crainte dans le regard qui l’avait étonné auparavant se fit de plus en plus prononcée.

Le samedi après-midi, il commença à se rendre en voiture jusqu’à la colline. Les bois avaient maintenant pris une teinte dorée, et le ciel était encore plus bleu qu’un mois auparavant. Il restait plusieurs heures sur le banc de granit, fixant l’endroit précis où elle avait disparu.

Avant-hier, j’ai vu un lapin, avait-elle dit, et hier un chevreuil, et aujourd’hui, vous.

C’est au soir d’une journée pluvieuse de la mi-novembre qu’il trouva la valise. Elle appartenait à Anne, et c’est un peu par accident qu’il la découvrit. Elle s’était rendue en ville pour y jouer au loto, si bien qu’il avait toute la maison pour lui ; après avoir passé deux heures devant le téléviseur à contempler des programmes sans intérêt, il repensa aux puzzles qu’il avait rangés l’hiver précédent.

Comme il cherchait désespérément quelque chose — n’importe quoi — pour chasser Julie de son esprit, il se rendit au grenier où ils se trouvaient. Pendant qu’il furetait au milieu de plusieurs boîtes empilées à côté d’elle sur une étagère, la valise tomba et s’ouvrit en touchant le sol.

Il se pencha pour la ramasser. C’était cette valise-là qu’elle avait apportée à leur petit appartement, celui qu’ils avaient loué juste après leur mariage, et il se souvint qu’elle prenait toujours soin de la laisser fermée à clef, lui disant en riant qu’il est des choses que les femmes veulent garder secrètes, même pour leur mari. Avec les années, la serrure avait rouillé, et la chute l’avait brisée.

Il se mit en devoir de la refermer, et s’interrompit en voyant dépasser l’ourlet d’une robe blanche. Le tissu en était vaguement familier. Il avait vu quelque chose de similaire peu de temps auparavant — un tissu évoquant à la fois la barbe à papa, l’écume de mer et les flocons de neige.

Quand il rouvrit la valise et en sortit la robe, ses doigts tremblaient.  Il la prit pas les épaules et la laissa se déplier ; elle était là, dans le grenier, pareille à la neige qui tombe doucement. La gorge serrée, il la contempla longtemps. Puis, tendrement, il la replia et la rangea dans la valise, qu’il referma ensuite.  Il remit le tout dans la niche mansardée.

Avant-hier, j’ai vu un lapin, et hier un chevreuil, et aujourd’hui, vous.

La pluie tambourinait sur le toit. Sa gorge était tellement serrée qu’il crut un instant qu’il allait se mettre à pleurer. Lentement, il redescendit l’escalier qui menait au grenier. Puis il s’engagea dans l’escalier en spirale qui menait au séjour. Sur le manteau de la cheminée, l’horloge indiquait dix heures quatorze. Dans quelques minutes à peine, le bus du loto la laisserait au croisement, et elle descendrait la rue pour gagner la porte d’entrée. Anne… Julie… Julianne ?

Était-ce là son vrai nom ? Probablement. Quand ils endossent un surnom, les gens conservent invariablement une partie de leur nom originel. Puisqu’elle avait complètement altéré son nom de famille, elle avait probablement estimé qu’elle pouvait se permettre de prendre des libertés avec le prénom.  Et pour échapper à la police du temps, elle avait sans doute dû faire bien plus que changer de nom. Voilà pourquoi elle ne voulait pas se faire photographier ! Et comme elle avait dû être terrifiée, en ce jour lointain où elle avait pénétré timidement dans son bureau pour lui demander un emploi ! Seule en une étrange époque, ignorant sans doute si la conception que son père avait du temps était la bonne, se demandant si l’homme qui l’avait aimée dans la quarantaine éprouverait pour elle les mêmes sentiments dans la vingtaine. Elle était bel et bien revenue, exactement comme elle l’avait promis.

Vingt ans, pensa-t-il rêveusement, et pendant tout ce temps-là, elle savait qu’un jour de septembre, j’escaladerais cette colline pour la découvrir, jeune et belle, debout dans la lumière du soleil, et que je tomberais de nouveau amoureux d’elle. Elle le savait parce que cette rencontre faisait tout autant partie de son passé qu’elle faisait partie de mon avenir. Mais pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé ? Pourquoi, maintenant, ne m’en parle-t-elle pas ?

Il comprit soudain.

Il avait du mal à respirer ; il gagna l’entrée, endossa son imperméable et sortit. Il parcourut l’allée sous la pluie, les gouttes d’eau criblaient son visage, dégoulinaient le long de ses joues, et si certaines de ces gouttes n’étaient que de la pluie, d’autres étaient des larmes. Comment une femme à la beauté aussi intemporelle qu’Anne — que Julie — avait-elle pu redouter de vieillir ? Ne comprenait-elle pas qu’à ses yeux, elle ne pouvait pas vieillir — que pour lui, elle n’avait pas vieilli d’un instant depuis le moment où dans son petit bureau, il l’avait vue là, pour tomber immédiatement amoureux d’elle ? Ne pouvait-elle comprendre que c’était pour cette raison-là que la jeune fille de la colline lui avait paru être une autre ?

Il avait rejoint la rue et s’engagea dans la direction du croisement. Il y était presque quand le bus du loto apparut et s’arrêta ; une femme en imperméable blanc en descendit. Son serrement de gorge s’amplifia, et sa respiration s’interrompit. La chevelure dorée avait maintenant pris une teinte plus sombre, et le charme enfantin avait disparu ; mais dans le visage, il y avait encore beauté et douceur, et en ce mois de novembre, dans la pâle lumière de l’éclairage urbain, les jambes longues et sveltes possédaient une grâce et une symétrie qu’elles n’avaient jamais connues dans les rayons dorés du soleil de septembre.

Elle vint à sa rencontre, et il vit dans ses yeux la crainte familière — une crainte poignante, maintenant insupportable pour lui, puisqu’il en connaissait les raisons. Son image se brouilla, et c’est en aveugle qu’il marcha vers elle. Quand il fut près d’elle, la vue lui revint, et à travers les années, il tendit la main pour caresser la joue inondée de pluie. Elle comprit alors que tout était bien, et la crainte disparut pour toujours ; sous la pluie, main dans la main, ils regagnèrent leur foyer.

 

Traduction © copyright 2007 Robert Soubie