Vesper

Fragments de vide au bord du monde - Episode III : Des ponts de matière noire.

Messages recommandés

Episode III : Des ponts de matière noire.

Episode précédent : “Touche le Vide” http://www.astrosurf.com/ubb/Forum15/HTML/001689.html


Puis nous assemblâmes le T406. C’était une belle journée d’été austral, forcément. Raymond me demanda si je pouvais l’aider. Je décidai de sauter la sieste. Tant pis pour mon cycle de sommeil. Sous l’éclatant soleil, nous nous rendîmes au sommet de la colline. Le léger vent du nord qui souffle ici toute la journée atténuait la sensation de chaleur. Ce même vent qui, le soir venu et peut-être à la faveur d’une inversion de température, a le bon goût de tomber d’un coup. Pour se ranimer à l’aube...
Mais pour l’heure nous sommes sous le soleil. Assemblons rapidement les différents éléments du gros Dobson. Reste le miroir. Dans l’abri-observatoire, nous ouvrons sa boîte. Une seconde boîte à bijou(x), me dis-je... Le voici, belle assiette de 406mm. Formidablement lisse. Nous le saisissons en évitant soigneusement de toucher sa surface. Pas simple, et l’animal pèse son poids en zérodur ou en pyrex, que sais-je. Nous sortons le Précieux à la lumière. Et je manque m’éborgner lorsqu’il accroche le soleil. Screugneugneu, me dis-je, deux pieds nickelés promenant un miroir dans un semi-désert des Andes en plein cagnard. Il faut le faire. Si ça se trouve, en l’orientant vers un cactus, on pourrait le griller...
Trêve de bêtises, nous le déposons vite au fond de son logement. Trop dangereux. Et envisageons maintenant de le fixer pour de bon. Mmmhh. Il y a une sangle. Elle doit faire le tour du miroir et le contraindre. Moui mais est-ce dans ce sens-ci, ou dans ce sens-là ? A moins que, comme ceci ? Ou encore, comme cela ? Voyons, nous sommes dans l’hémisphère sud. La sangle doit-elle être enroulée à l’envers ? Ah non, je retire ma question sous l’œil éberlué de Raymond. N’empêche, que de questions existentielles. Il y a bien un piton, ici, et un autre là. Doublé d’un crochet qui... Posément, nous envisageons toutes les solutions. Procédons par élimination. Par déductions. Par inductions. Finalement, après avoir discuté, débattu, supputé et mûrement réfléchi puis écarté toutes les solutions, nous n’en retenons qu’une seule. La mauvaise. Car le soir venu, il s’avère que le miroir bouge au gré des mouvements du télescope. Ca c’est de l’optique active, me dis-je, hé hé.
...Il faudra retendre le tout, faute de mieux. Et surtout attendre : attendre l’arrivée de Xavier. Enfin il se hâte lentement, après sa sieste vespérale (il maîtrise son cycle de sommeil lui ; l’ai-je dit ?) et se penche sur nos soucis. Mh, il doit y avoir une erreur de montage. Est-ce possible ? Je me concentre sur la pointe de mes chaussures. Bon, on va tenter une collimation quand même. Oeilleton laser en place, oh mais il est complètement à l’ouest, attends, tourne les vis ici... et là... Non dans l’autre sens... Ah voilà. Nous visons, au hasard, le gros machin brillant qui se traîne à l’ouest. Je manque m’éborgner une deuxième fois, Jupiter claque ! Elle est trop brillante, ses teintes saumon trop douces. Je la trouve belle, mais sans gloire. Sur le ciel profond par contre, le gros donnera du bon. Certes, sur les bords du champ l’image restera moyennement définie, mais les deux-tiers sont parfaitement exploitables. Il faudra le recollimater régulièrement. Xavier s’y colle et recolle avec dextérité. Pour moi il est définitivement : “El Collimator”.

L’engin envoie de la lumière. Et de la belle lumière. Guy pointe des objets avec son 300, puis nous comparons avec le Gros. Ahh oui. Tel détail, deviné au 300, est maintenant évident au 406. Et nous discernons d’autres détails. Jeff pointe Eta Carina, avec un Ethos 13. L’hypergéante explosée montre clairement deux lobes. La nébuleuse de l’Homoncule. J’ai l’impression d’être positionné au-dessus, de trois quart : le lobe supérieur est gigantesque. L’explosion est hors de proportions, inhumaine. Le lobe inférieur, quoi que partiellement masqué, est évident. Il donne une profondeur, une perspective étonnante à l’ensemble. Ce double champignon, littéralement atomique, est hallucinant de relief.
Plus loin, la galaxie du Sculpteur exhibe un long fuseau ponctué d’un noyau brillant. Des zones sombres permettent de deviner une amorce d’enroulement, au bout d’un bras. La galaxie de la Dorade, par contre, ne laisse aucun doute sur sa nature spirale : vue du dessus, une double hélice apparaît facilement au 406. C’est une fleur antique, enroulée sur elle-même.
La galaxie du Sombrero est une bande sombre, épaisse, ponctuée d’étincelles. Elle irradie une qualité de noir particulier, que j’assimile, mais oui, à de la matière noire. C’est un bouillonnement de matière et d’énergie sombres.
Les pointages s’enchaînent et je comprends l’essence du Dobson : il faut l’étreindre. Le prendre, pour le déplacer. Il y a une dimension charnelle, c’est un corps à corps. Une danse.
Le pas suivant est plus mesuré, c’est un entrechat : M1 dévoile sans ambiguïté sa structure. De longs filaments s’étendent de part et d’autre, irréguliers, comme parcourus de frissons.
La galaxie des Antennes, pas de deux, est un papillon. Ses antennes justement forment deux arcs, de part et d’autre. En son centre, un cœur. C’est un cœur épinglé sur du velours noir.

Je quitte un temps la danse, le 406, pour revenir au C14. Saturne est déjà haute dans le ciel, j’aimerais y voir la fameuse tempête. Je crois la discerner vers 2H du matin. Varie les oculaires : Naglers 16, 13, 7, 5... C’est au 13mm qu’elle m’apparaît le mieux, très fine, découpée au rasoir. Sur l’un des hémisphères une large déchirure. Je hèle les autres, doucement d’abord. Puis plus fort. Nom d’une pipe, je suis dans la banlieue terrestre moi, et j’observe une géante gazeuse en rotation rapide. Je n’ai pas des heures devant moi, la planète aura tourné, et la tempête avec elle... Je veux être certain que je ne suis pas victime d’auto-suggestion, tel un Schiaparelli austral. Mais tous, les uns après les autres, observons la déchirure. Ce doit être une tempête shakespearienne ! Elle balafre tout un hémisphère. Quels navires se fracassent sur ses vents hypersoniques ? Sa couleur est équivoque. C’est un blanc, oui. Mais un blanc très légèrement nuancé de bleu. Estelle trouvera la teinte, le mot juste : c’est un blanc glacier.
Puis je pointe Oméga du Centaure. Il occupe les deux-tiers du Panoptic 41, et emplit le Nagler 16. Il est bien sûr complètement résolu : c’est un bouillonnement d’étoiles. Une flambée de soleils. Par un effet optique, l’oeil le fait s’animer, bouillonner. C’est une seule matière, une matière d’étoiles vivante. Nous le contemplons un moment. Evoquons Nightfall, le roman de Asimov et Silverberg. L’action y est située dans un amas globulaire.
Guy me demande de pointer doucement vers le nord. A environ 1°, je trouve NGC 5128, ou Centaurus A. La galaxie à émission se détache remarquablement bien sur le fond de ciel. Je vois parfaitement les deux lobes, reliés par un pont, un pont de matière noire. Je suis toujours surpris par cette qualité de noir. Sur le fond parfaitement noir du ciel, ici, il devrait disparaître, se diluer... Mais non, il irradie. On y voit la matière. Mais noire. Etrange sensation.

Dehors, sur la colline, la nuit est très avancée. Des renards se répondent dans la vallée. Grisette, chat du lieu, apparaît et se déchaîne : elle veut à tout prix entrer dans la base du 406, se lover sur le miroir. Pour mieux se rendormir. A moins qu’elle souhaite que nous n’ayons d’yeux que pour elle. En réponse nous la chassons, épouvantés à la perspective des dégâts ainsi occasionnés au Précieux !
Quelques Centaurides rayent le ciel. J’entends Xavier s’exclamer : “Oah !” et me retourne juste à temps pour voir une belle flamme s’éteindre, suivie d’une traînée persistante, large et bleutée... Elle s’effiloche en zigzags. Il pleut des météores danseurs, me dis-je.

Je reprends mes 15x70 et observe NGC 3532. Poudroiement d’étoiles dans la Carène. Feu d’artifice austral que cet amas ouvert. Flamboiements bleu et jaune. L’ensemble brille d’un éclat fixe, surnaturel. Il est bien délimité et repose sur le fond parfaitement noir du ciel, avec une étrange sensation de profondeur. C’est hypnotique. Pris entre la veille et le sommeil, je suis aspiré dans un état hypnagogique. Je tombe la tête en haut.
Sortant du vertige, j’aborde IC 2602. Les Pléïades du Sud. Je les trouve moins peuplées et plus clinquantes. Mais c’est un joyau. Une quinzaine d’étoiles bleues s’affirment puissamment dans le champ. Paradoxalement, ce côté plus claquant me repose les yeux. J’avais failli tomber dans NGC 3532...
Régulièrement, des traits de diamants : les satellites rayent la voûte de verre noir. J’en vois de temps à autre passer dans le champ des jumelles.
Un matin nous observons le lever d’une conjonction Lune - Vénus. Avec l’aube naissante, le vent du nord a repris. Il fait froid. Le vent siffle sur les contreforts des Andes. Intense sensation d’être là, ici et maintenant. Vivant.
De la montagne surgit une lumière. “La Lune”, m’écriais-je ! Je pensais à une corne lunaire enfantée par la crête bleuie. Mais c’est Vénus qui apparaît la première. Perdu sur la colline, le vent aux oreilles, dans une lumière de début des mondes, la sensation de liberté est intense. L’air est vif. Ici le ciel est puissant.

A suivre

Pierre

PS : conjonction de parution avec Xavier (pas fait exprès !), que je salue au passage !


[Ce message a été modifié par Vesper (Édité le 21-06-2011).]

[Ce message a été modifié par Vesper (Édité le 28-09-2011).]

  • J'adore 1

Partager ce message


Lien à poster
Partager sur d’autres sites
Merci pour cette suite, Pierre; toujours aussi agréable à lire, des émotions bien traduites, et une ambiance familière. Je plussoie ton commentaire "Tel détail, deviné au 300, est maintenant évident au 406", cela me rappelle ma dernière nuit au Restefond ! Depuis, je ne pense qu'à ce jour (prochain!) ou un 406 viendra remplacer mon 300

Partager ce message


Lien à poster
Partager sur d’autres sites
salut
ya de l'ambiance magique....
Tu dis avoir vu les antennes des antennes ? les 2 arcs fins et ténus ???? ben mince alors.....

Partager ce message


Lien à poster
Partager sur d’autres sites
Fluidité de l'écriture, ambiance ... ce texte est vraiment très agréable à lire et à vivre, comme les précédents d'ailleurs !
Merci Pierre, on attend la suite !

Partager ce message


Lien à poster
Partager sur d’autres sites
J'aime comment tu écris. On ressent tout de suite l'émotion dans tes textes. J'attends la suite

Partager ce message


Lien à poster
Partager sur d’autres sites
... Merci à toutes et tous !

Joël, dis-toi que la première lumière de ton 406 est déjà depuis longtemps émise et qu'elle est pratiquement arrivée à destination... (reste à assurer côté réception !)

Salut à toi, austral Gordon !

Bonjour Serge. J'ai vu une antenne de chaque côté (deux antennes, de part et d'autre, donc). Dans mon carnet j'ai noté : papillon ; deux fines antennes.
C'est peut-être exceptionnel, je ne sais pas : c'était ma première (et j'espère, pas la dernière !) vision des antennes. Ce qui est certain, c'est que l'atmosphère pure et très sèche (env. 20% d'humidité) de l'Hacienda, se marie vraiment bien avec le 406...

Merci Anne pour ton sympathique commentaire et ta fidélité de lecture malgré des délais extrêmement longs !...

Bonjour Carmela et merci : oui, suite il y aura !

Pierre

Partager ce message


Lien à poster
Partager sur d’autres sites
"Joël, dis-toi que la première lumière de ton 406 est déjà depuis longtemps émise et qu'elle est pratiquement arrivée à destination... (reste à assurer côté réception !)"

Partager ce message


Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Créer un compte ou se connecter pour commenter

Vous devez être membre afin de pouvoir déposer un commentaire

Créer un compte

Créez un compte sur notre communauté. C’est facile !

Créer un nouveau compte

Se connecter

Vous avez déjà un compte ? Connectez-vous ici.

Connectez-vous maintenant