Vesper

Fragments de vide au bord du monde - Episode IV : l�Oeil du cyclope - Envol.

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Episode IV : l’Oeil du cyclope - Envol.

Episode précédent : “Des ponts de matière noire” http://www.astrosurf.com/ubb/Forum15/HTML/001715.html


Puis il y eut la visite au Cyclope. Le cyclope vivait en haut d’une montagne. Cette montagne s’appelait Cerro Pachon.
Il y eut un matin. Un tout petit matin, après une nuit d’observation et deux heures de sommeil sans rêve. Bien que visible depuis une des collines de l’Hacienda des Etoiles, le Gemini Sud ne s’approche qu’avec prévenance. C’est que le Géant a des pudeurs de diva. Il vit sur un autre massif ; il faut changer de vallée, reprendre les routes, sentiers et autres pistes vertigineuses. Et puis n’y vient pas qui veut, tout bonnement : l’observatoire n’est pas ouvert au public. C’est uniquement grâce aux contacts privilégiés de Raymond, notre hôte, qu’une visite exceptionnelle a pu être arrangée.
Nous partons à l’aube. La piste en 4x4, le petit pont de bois qui ne tient plus guère, une bonne heure et demie jusqu’au premier village, El Romeral. Changement de véhicule, puis direction Ovalle où nous attendent nos laissez-passer pour le cerbère du Cyclope. Où devraient nous attendre nos laissez-passer car voilà, ils sont en possession du frère d’un cousin qui connaît le gars qui... bref, une histoire chilienne. Nous attendons, tournons, finissons par trouver le frère, enfin le cousin, le gars quoi. Sympa. Mais nous sommes en retard, et l’horaire d’arrivée au poste de contrôle du géant est impératif. Il faut être à l’heure, sinon la diva se refusera.
Mais Raymond sait rouler vite et bien. Nous fonçons à tombeau ouvert sur la panaméricaine. Ici point de radars. Le décor est une frise de vallées, montagnes, lacs de retenue vert émeraude, qui défile en accéléré. J’ai encore, moi, l’esprit plein des étoiles de la veille, enfin de tout à l’heure :
NGC 1566, une miniature vue du dessus, ses bras spiraux délicats ciselés dans le 406. NGC 1549 et 1553, en interaction dans la Dorade. Petites galaxies lenticulaires. Superbes, comme figées dans l’éternité. NGC 1715, j’ai noté : “nébuleuses semblent groupées”. C’était bien petit, en tout cas. Mais les images sont tellement pures, et d’une stabilité quasi-spatiale. Images surréelles.
Pour l’heure les contreforts des Andes défilent accélérés, comme victimes d’une déformation de l’espace. Des sons me parviennent, c’est une voix, celle de Raymond : “j’espère qu’on y arrivera”. Il appuie encore sur la touche avance rapide, l’accélération s’accélère. La voix elle-même se déforme : “j’espèèèère qu’on yyy arriveraaaaa”. Images, sons distendus... L’image tressaute plus vite, fragments de piste dans la poussière du matin. J’ai peu dormi, c’est hypnotique...
Je me souviens de NGC 3132, nébuleuse planétaire dans les Voiles. La naine blanche qui est au centre semble clignoter au Nagler 13. Au 7 également. Et je dois dire qu’au 5, elle clignote encore. J’avais dû aller dénicher un 3,5 quelque part au fond d’une boîte pour qu’enfin elle me fixe, mais pâle ; de pudeur sans doute.
Enfin nous y sommes. Le poste de contrôle au bas du Cerro Pachon. Nous voici presque à l’heure, au rendez-vous, au lieu dit, après 4h de route l’esprit ailleurs. Vérification des laissez-passer et des passeports. Début de l’ascension. Le ciel est d’un bleu coronal. Il est comme cela 350 jours par an. Et 351 nuits, sûrement...
Il faut encore près d’une heure, mais la piste est roulante. Poussiéreuse mais roulante. Nous devons soulever une queue de poussière de 100m de long... Notre mini van est une comète, me dis-je. Si les gars du sommet ne nous voient pas arriver... Difficile de monter incognito, en tout cas.
Enfin voici le géant, le cyclope, la diva, que sais-je, les mots manquent. L’oeil de 8m est abrité par une gigantesque coupole, évidemment, d’un blanc pur aux reflets métalliques sous-le-soleil-coronal-dans-le-ciel-bleu-profond.
Les Andes, tout autour, s’étendent en majesté. En face, presque à portée de main, le Cerro Tololo et ses autres coupoles. Mais la puissance des Andes domine tout. Il y a la splendeur et la force, quelque chose d’inexorable et de massif. Quelques neiges éternelles éclaboussent le fond de l’horizon. Nous sommes à 2722m. L’air est clair, comme du cristal.
Nous frappons à la porte du Gemini Sud. En visite, presque en voisins. C’est tout simple, il suffit de sonner : dring. Je sens venir un rire nerveux, c’est l’émotion, trop d’émotions, trop vite... Mais Miguel nous ouvre avec chaleur. C’est lui, le “communication officer”, qui habituellement reçoit plutôt la presse scientifique. Aujourd’hui eh bien... c’est nous. Le privilège est grand. Merci, Raymond.
Les bureaux, sans être vastes, sont spacieux. Nous sommes reçus dans une pièce aux tables chargées de fruits. Si, si.
Au mur une double horloge, qui affiche l’heure de Hilo (Hawaï) en plus de l’heure locale (La Serena, Chili). C’est que les Gemini sont jumeaux, comme leur nom l’indique. Un pour chaque hémisphère. Deux yeux identiques, écartés à l’échelle de la planète.
Nous passons rapidement les bureaux, puis abordons les installations techniques. Ici, la cuve de réaluminure du miroir primaire. Plus de 8m de diamètre, tout de même. Etrange OVNI. Là, les pompes à vide... Et enfin la coupole. Ici ce sont les dimensions qui frappent. Le cimier culmine bien haut, forcément. Et nous passons sous le géant sans presque nous en apercevoir : des boîtes de la taille de cabines téléphoniques sont accrochées à sa base. Elles contiennent les instruments, caméras ccd et autres expériences. C’est en contournant la base qu’on aperçoit le cyclope : immense, sa structure ouverte escalade le ciel. On aperçoit facilement le miroir secondaire de 1m de diamètre, tout là haut. Privilège rare, nous pouvons accéder au miroir primaire. J’apprends au passage que ce 8,1m est surnommé “Jolly Jumper”. “Lucky Luke” est l’oeil du Gemini nord.
Miguel commande l’ouverture du rideau de protection et la surface du miroir, sa “peau”, apparaît. Défense de toucher, bien entendu. Nous nous penchons à tour de rôle et quand arrive mon tour je prends bien soin d’arrimer tout ce qui pourrait tomber : je ne veux pas être celui-qui-a-éborgné-le-cyclope d’un coup de lunettes de soleil, qui sentent la crème solaire, en plus. Le miroir, forcément énorme, paraît légèrement... poussiéreux. Effet optique, nous assure-t-on. L’ensemble dégage une impression de puissance assoupie. Ca c’est un dobson me dis-je, bien qu’il s’agisse plutôt d’un Cassegrain et non d’un Newton.
Quelle serait la vision de cet amas ouvert dans le Grand Chien, que me montrait Xavier cette nuit encore, à l’hypothétique oculaire de ce monstre ? Comment y apparaîtrait le rémanent de supernova, dans les Voiles, sur lequel je m’extasiais grâce à Guy il y a seulement quelques heures ? La Blue snowball, cet oeil vert solitaire, qui me fixait pour l’éternité, en serait-elle magnifiée ? Et que penser de NGC 3324, la nébuleuse Gabriela Mistral ? La poétesse chilienne, née précisément ici, dans cette région de la vallée de l’Elqui, révélait hier son profil aquilin dans le flying dobson de Guy, avec un filtre à bande étroite. Serait-elle flattée par l’oeil du cyclope ?
Mais il semble que la question ne soit pas pertinente. L’oeil humain ne saurait collecter le faisceau optique... Seules les CCD et autres robots ont ce privilège. Images perdues dans leurs rêves de machines...
Non loin, un boîtier de raccords électriques et une inscription : “No desconectar cables sin avisar” : ne pas débrancher les fils sans prévenir. Pas idiot, pour un télescope de 90 millions de dollars...
Dans les couloirs des affichettes : “be sure, not sorry”. “Soyez certains (sous-entendu : de ce que vous faites), pas désolés”. On les comprend.
La visite se conclut à l’extérieur. Un grand soleil écrase les Andes. Salutations, remerciements et adieux...
Le retour se fait suivant les mêmes modalités : en avance rapide. Encore 4 bonnes heures de route. Au total, plus de 8h pour descendre de nos collines, changer de vallée, gravir une montagne, saluer le cyclope et en revenir. Une journée privilégiée. Avant d’aborder une nouvelle nuit d’exception.
Car faut-il le répéter ? Ici le ciel est inéluctable, inexorable. Irrévocablement présent. Massif. On y brasse des flambées de soleils. Des soleils exotiques. Des étoiles anciennes... Les planètes sont d’or, d’argent pur. De temps à autre, une aiguille de lumière raye la nuit d’un trait de diamant.
Guy danse avec son Dobson, Xavier croque le ciel. Tout est bien.

A la fin du séjour, je commence à trouver des chemins. J’ai ouvert quelques sentiers dans le fourmillement d’astres antiques. Mais je dois repartir de l’autre côté du ciel, au pays de peu d’étoiles.
Que reste-t-il du Puma des Andes, alias Raymond le coquin, venu juste avant l’aube poser silencieusement la main sur l’épaule de Xavier ? Son cri de terreur doit encore résonner au fond des vallées...
Où est Grisette, qui me raccompagnait à l’aube en bondissant de buisson en buisson dans la colline ?
Baladin course-t-il toujours les chèvres égarées ? Est-ce que l’âne Nanou braie encore aux étoiles ?
Que reste-t-il de mon rêve, enfin ?
Je fais le voeu de revenir. Oui je reviendrai jouer à la marelle dans les constellations, avec le chat, le chien et l’âne du désert...

Merci à Guy et Xavier de m’avoir fait découvrir le lieu de Paix.
Merci à Nadine et Raymond, propriétaires de l’Hacienda, pour leur accueil, leur disponibilité constante et leur gentillesse. Sans oublier les bons petits plats. Ni le vin Chilien. Ni, bien sûr, au grand jamais, le Pisco du soir.
Merci de m’avoir lu.

Séjour du 26 janvier au 11 février 2011. Chili, Hacienda des Etoiles. 30° 32' 02 S, 70° 47' 47 O.

Pierre.

[Ce message a été modifié par Vesper (Édité le 27-09-2011).]

[Ce message a été modifié par Vesper (Édité le 28-09-2011).]

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Ah, nous voilà au terme du CROA du bord du monde, 9 mois après l'incursion en ciel austral...

Avec ton texte, le plaisir se se replonger là, si proche et si loin... peut-être en attendant/projetant la prochaine récidive.

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Merci. Neuf mois pour mûrir... je suis juste dans les temps.
Pour le reste : projetons, projetons...

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Une superbe écriture et de savoureux passages :

Pour l’heure les contreforts des Andes défilent accélérés, comme victimes d’une déformation de l’espace. Des sons me parviennent, c’est une voix, celle de Raymond : “j’espère qu’on y arrivera”. Il appuie encore sur la touche avance rapide, l’accélération s’accélère. La voix elle-même se déforme : “j’espèèèère qu’on yyy arriveraaaaa”. Images, sons distendus... L’image tressaute plus vite, fragments de piste dans la poussière du matin.

J'ai bien ri à l'évocation de la comète mini-van : Nous devons soulever une queue de poussière de 100m de long... Notre mini van est une comète, me dis-je.

Un grand merci Pierre pour le partage de cette belle aventure.
En un instant j'étais au Chili à la vitesse des mots, ce fut un voyage extraordinaire !

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Bonjour Anne !
Merci pour ton commentaire enthousiaste. Et bien content de t'avoir fait voyager... en attendant que tu ailles toi-même vérifier sur place, de visu, la qualité des observations décrites.

Amicalement,
Pierre

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Des voyages que je ferai pas, des ciels que je ne verrai pas . Reste le rêve que tes messages apportent.
Merci

Michel

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Bonjour Michel,
...Il ne faut jamais dire jamais.
Et puis le coût est inférieur à celui de bêtes (avis personnel) vacances au bord d'une piscine...
Amicalement,
Pierre

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