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[CROA] Reflets du ciel austral - Episode II

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[CROA] Reflets du ciel austral - Episode II : Ponts de lumière sur des gouffres obscurs

(épisode précédent : http://www.astrosurf.com/ubb/Forum15/HTML/002098.html )


Il y a la montée vespérale vers la colline. Cette montée aux étoiles a beau être symbolique, la grimpette n’en est pas moins raide, surtout, il faut le dire, après un bon dîner. Moi, j’ai mes chaussures de randonneur vosgien. Elles s’acclimatent assez bien aux contreforts des Andes.

La nuit est établie, chacun marche à son rythme et dans son souffle, à la lueur des lampes rouges. Le sentier est désormais balisé de cailloux blancs. Bonne idée, surtout pour le retour. Combien de fois me suis-je retrouvé, dans le sens de la descente, vaguement perdu quelque part à l’écart du chemin, seul avec la chatte Grisette qui m’accompagnait en bondissant de buisson en buisson sous une voie lactée finissante... Mais c’est une histoire d’une autre année, d’un autre voyage. Pour l’heure, la montée. Après un de ces repas plantureux préparé par Nadine, et le pisco du soir, espoir, lui-même suivi d’un petit Carmener qui... Ah les retrouvailles avec les distillats locaux ! Puis sortir de table, se préparer à l’ascension, s’équiper pour la nuit. Les vestes chaudes sont requises, ainsi qu’écharpes et bonnets. Tout à l’heure, au milieu de la nuit, il ne fera plus frais, comme en été, mais froid.
Pour le moment, gravir la colline. Il y a quelque chose du pèlerinage. C’est un rituel. Les pénitents montent comme des chenilles processionnaires. Xavier, qui n’a rien bu par crainte de gâter son aptitude aux basses lumières, aura la chance de ne pas connaître tant de difficultés... Il arrivera d’ailleurs un peu plus tard, frais et dispos tel le gars qui maîtrise ses cycles de sommeil.
Oui donc, monter au théâtre des contemplations. Les lampes, en réalité, ne sont plus utiles une fois le chemin connu. On gravit à la lueur d’une flambée stellaire qui nous restitue, mais oui, une ombre dans cette nuit d’encre. L’ombre de milliards de soleils.
Arrivé au sommet je retrouve l’observatoire à toit roulant, qui abrite un C14, une Gemini 41, un lit. Ce n’est pas l’accessoire d’astronomie le moins utile.
A l’extérieur sont disposés les Dobson de 300 et 400mm. Et dire que nous avions transbahuté ce dernier depuis la France, la dernière fois. Enfin, il faut avouer que l’avion avait fait le gros du boulot. Mais tout de même, avec Raymond j’avais réassemblé la bête. En plein cagnard, avec péripéties, soleil sur le miroir et pan, tiens-prends-ça, un reflet dans l’oeil. On aurait pu griller des cactus à 1 kilomètre, avec ce tube. Fin bref, un moment épique (1).
Mais il est là dans la nuit australe et attend d’être pris dans nos bras, pour le guider. Jean-Christophe et Jean-Luc y parviendront avec une efficacité redoutable.
Un peu plus loin, un petit C8 complète le parc. Mais chacun est libre d’apporter son instrument, d’ailleurs voici Xavier avec son flying Strock en villégiature australe. 250mm de légèreté. Une plume qu’il dépose au sol, à son endroit fétiche, tous horizons bien dégagés. L’oeil frais et l’air décontracté du gars qui a dormi, lui, d’une sieste post-digestive, il se met aussitôt à dessiner. Bientôt on entend plus que le crayon qui frotte sur le bloc à dessin...

Comme par le passé je me fais l’effet d’être sur le piton central d’un cratère, hors de toute atmosphère. Une voie lactée insensée se déploie d’un horizon à l’autre. C’est un poudroiement stellaire qui ne scintille pas, tourmenté de nébuleuses obscures qui s’enroulent en volutes. Ces tresses sombres restituent la sensation de profondeur, de volume. L’effet est saisissant. C’est une cathédrale, un ciel à la Dali, hors de toutes proportions humaines. Ce n’est pas un environnement conçu pour l’homme, on le sent, on le ressent par toutes ses cellules. Il faut, quelque part, réabsorber le choc visuel. Et tenter de retrouver des chemins.

Jean-Luc et Jean-Christophe collimatent le 406. Ils cherchent la collimation, la trouvent puis la perdent et ainsi de suite, dans un ballet frénétique qui passe du miroir primaire au secondaire puis à l’oculaire, et-on-recommence. Ca, c’est de l’optique active !
Ils feront finalement appel à Xavier, qui parvient à accorder le bigniou avec maestria et son collimateur laser. Lors du précédent séjour, déjà, il y avait gagné un surnom : El Collimator.

Je retrouve le C14. Sur la passerelle, ou devrais-je dire plutôt le pont, je me prends un instant pour le capitaine, oh certes non pas d’un navire, mais d’un frêle esquif. Comment vais-je affronter cette marée stellaire avec ma coquille de noix ? Il y a un moment de panique, des doutes, de l’incertitude. Du suspense, même.
Pour reprendre contact, je reviens en touriste sur des sentiers certes battus, mais éblouissants. Vite, j’attrape à l’Ouest M42 avant qu’elle ne se couche. Orion est à l’horizontale, en passe d’être englouti par la montagne, alors que le Scorpion, à l’est, est déjà levé. Les grecs ne pouvaient pas savoir, en écrivant une mythologie sous des latitudes boréales...
Or donc M42 étale au Panoptic 41 de larges extensions qui débordent du champ. Au centre, dans le Trapèze, je discerne de petites rouges : d’abord une, deux, puis six au total. Le pourtour du Trapèze est incandescent, et cette incandescence elle-même est entourée de draperies luminescentes. Ce sont de très grandes ailes colorées de blanc et de vert. Et tout aux extrémités, mais oui, je distingue des teintes saumonées. Presque rouge brique. Je reviendrai chaque début de soirée sur M42. A quoi bon, me dira-t-on, pointer des objets boréaux lorsque on est sous le ciel austral ? La réponse est à l’oculaire : ce n’est plus le même objet. Ou plutôt, c’est l’objet en majesté, en puissance, en splendeur. Oui j’y reviendrai souvent et je hélerai les autres, du haut du pont. Xavier me confiera que c’est la première fois qu’il distingue du rouge dans les extensions. M42 est décidément, sinon la plus belle, tout du moins la plus claquante des nébuleuses des deux hémisphères.

Je file ensuite vers la Tarentule. Perchée sur le rebord du Grand Nuage de Magellan, elle me fixe avec de petits yeux brillants. Elle est certes moins flamboyante que M42, mais elle est plus fine. Je détaille à nouveau avec plaisir ses filaments. Elle est tourmentée en complexité, filandreuse. Elle luit d’un vert empoisonné. Bien que tenant intégralement dans le champ du Panoptic 41, elle est impressionnante. Par son éclat, certes, mais surtout pas sa finesse, l’intrication de ses filaments verts qu’on dirait tissés, mais oui, dans une toile venimeuse.
L’optique du C14 est supérieure, elle délivre des images “au rasoir”. Coup de chance dans le lot d’une production industrielle ? Je ne sais. Peut-être. Mais tous mes comparses y défileront à de nombreuses reprises, au fil des nuits, pour détailler ses images découpées au cutter, y compris d’objets beaucoup plus exotiques et plus discrets, et en conviendront.

Bien décidé à poursuivre cette reprise de contact par les sentiers battus, je pointe la boîte à bijoux. C’est un coffret rempli de gemmes à l’eau claire. Autour d’un rubis brillent des saphirs frais. L’ensemble repose sur un lit d’éclaboussures de lumière froide et vivifiante.

Le système de pointage, lui, est aux fraises mais qu’à cela ne tienne : je dirige ma monture à la main. A l’ancienne et, surtout, à l’instinct. Enfin au pif, quoi, pour parler clair. Le C14, que j’appellerai désormais poétiquement “le gros” par commodité de langage, ne rechigne pas : il est bien équilibré. Mais son champ réduit ne me facilite pas la tâche, même et bien sûr avec l’oculaire de plus longue focale à ma disposition. Je me frotte à ses axes, mais ce n’est pas une lutte, c’est une danse qui n’est pas sans rappeler le Ju-Jutsu, mais une danse autour de 2 axes. J’utilise son inertie, je la détourne, l’oriente vers mes cibles.

Le gros, vaincu, obéit et m’offre la nième mais splendissime vision de Oméga du Centaure. Le monstre globuleux étale une pâte stellaire qui emplit presque le champ. La tonalité générale est chaude, c’est un miel d’étoiles que l’oeil voit presque s’animer à force de le contempler, par un effet d’illusion d’optique ou de contraction des muscles oculaires bien plus certainement. Cet étalement de soleils sur une si grande surface est impressionnante. On pourrait palper, ou lécher ce miel stellaire. J’avais lu quelque part que sa nature d’amas globulaire pouvait être remise en cause, qu’il pourrait s’agir d’une galaxie naine. Je n’en serai qu’à moitié étonné, l’oeil rivé à une pâte dont j’ai cependant l’impression de pouvoir résoudre les grains un à un.
A environ un demi-degré à l’Est je retrouve Centaurus A. La petite galaxie à émission exhibe facilement sa large bande centrale noire. Par effet de contraste avec les deux hémisphères brillants, le noir semble rayonner d’une densité de noir différente que le fond de velours du ciel. Comme une qualité de noir plus noire encore. Quelque chose comme du noir rayonnant.

Il y a au cours de la nuit des rituels. Et notamment vers 1H du matin, quand la fatigue se fait plus pressante. Heureusement nous sommes pourvus en sandwichs, et Raymond lui-même débarque au milieu d’une de ces premières nuits avec un breuvage inédit : une infusion de menthe poivrée. Cette chose est si puissamment aromatique que non seulement elle éveille les papilles, mais distille des arrière-goûts subtils et inédits qui appellent d’irrésistibles “reviens-y, reviens-y”. C’est une menthe, certes, mais épicée. Poivrée, en bref. Elle porte bien son nom. Nous tenterons par la suite, mais en vain, d’en retrouver le goût initial. Au fil des nuits, nous ferons varier les proportions d’eau et de menthe sans jamais en retrouver vraiment le goût, désormais perdu. Jean-Luc finira sûrement par croire que c’est une galéjade, lui qui avait pris du café cette première fois. Mais quand on y a goûté c’est naturellement trop tard, et nous ferons, Jean-Christophe, Xavier et moi-même, des efforts désespérés et pathétiques pour retrouver l’ivresse de la première gorgée... Madeleine d’un Proust austral.

Puis vint la nébuleuse de la Carène, étendue, lumineuse, parcourue en son centre d’un gouffre obscur bordé de vapeurs. Perchée sur un bord, je distingue Eta Carinae. Je remplace le Panoptic 41 par tous les Naglers à ma disposition, successivement les 13, 9, 7, 5. C’est au 13 qu’elle est définitivement la plus belle. Les deux lobes sont finement détaillés. Des structures complexes sont visibles sur le lobe supérieur, vu du haut par ¾ : il y a des zones sombres au milieu de ce qui ressemble à un champignon atomique en expansion. L’ensemble reste petit à l’oculaire, mais les deux lobes restituent une impression de relief irrésistible qui donne la profondeur, l’échelle, la perspective. C’est un double champignon atomique en hologramme.

Pour rire je tente un filtre OIII, qui l’éteint complètement. Puis nous comparons avec le 406, qui montre une image moins fine. Il est plus à l’aise avec les objets diffus, étendus. Diamètre et rapport F/D court obligent.
Nous revenons au Gros. Xavier m’affirme : “ah oui, elle a changé, depuis la dernière fois...”. J’ouvre des yeux héberlués, dans le noir. Quoi, quand, comment, des changements ? Est-ce possible ? Mais oui : il la réobserve à chaque voyage austral, et au fil du temps et des périples peut discerner des modifications dans les détails de structure, notamment du lobe supérieur. En somme, le champignon atomique du dessus se dilate et les volutes de gaz expulsés de l’étoile se redessinent. Je suppose que Xavier en fait autant. Je suis tellement habitué à des échelles de temps inhumaines que je n’y aurais pas pensé. Mais là, je suis sincèrement épaté. Je tente une menthe poivrée pour me remettre : rien. Ah, il faudra que je revoie ça dans deux ans, si possible...

Xavier, toujours lui, nous exhibe d’ailleurs deux perles avec son 250 : NGC 3511 et 3513, dans le Cratère. Très jolie paire de galaxies. Elles sont discrètes, mais évidentes : la première est un fuseau effilé. La seconde est vue de face, mais elle est plus discrète encore. C’est une petite marguerite en spirale. Il faut s’y attarder un peu pour percevoir comme un début d’amorce de bras. L’ensemble est intéressant, on aurait presque l’impression qu’elle sont en interaction, mais non (?). En tout cas, leur différence de forme, de structure, donne là-encore une sensation de profondeur, de perspective. Mais c’est discret, discret... Pour Xavier elles sont évidentes, et pour un peu il s’agirait d’objets brillants. Nous écarquillons les yeux, décalons notre vision dans tous les sens, mais voilà le verdict tombe : nos lampes rouges seraient coupables d’être trop fortes. “Ce sont des lampes d’installation”, nous dit-il. Moui bon, c’est déjà la deuxième que j’acquiers dans l’espoir d’en trouver une faiblarde. J’avais pensé au vert, aussi, suite à une précédente remarque, d’un autre voyage. Mouais, rouge, vert... Une sorte de guirlande dans la nuit, tiens. Mes gentils camarades m’appelleraient “le petit Noël”... Je crois que je vais éviter, et trouver un vieux chiffon rouge pour envelopper la loupiote. Ca renforcera le côté “baroudeur des cieux du Sud”.

A suivre ici : http://www.astrosurf.com/ubb/Forum15/HTML/002117.html

1 - c’était ici : [URL=http://www.astrosurf.com/ubb/Forum15/HTML/001715.html]http://www.astrosurf.com/ubb/Forum15/HTML/001715.html</A>


[Ce message a été modifié par Vesper (Édité le 31-08-2013).]

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très bon croa, bien agréable à lire !

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Hello
je lis votre recit comme la bible, un roman sous haute tension. un voyage inattendu.
Bref, un croa qui vaut l'ile au tresor.
on attend l'episode 3
jc

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... et merci à vous pour votre lecture.
L'île au trésor, oh c'est trop d'honneur. Non : l'île au trésor est là-bas, sous le ciel de cristal-qui-rend-fou...

Content que l'esprit du lieu transparaisse à la lecture, en tout cas.
Je vais essayer d'être plus précis sur les descriptions d'objets, le 3e épisode prendra du temps, je le sens, je le sens...
Merci encore pour votre sympathique et indulgente lecture !

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Salut,

Je me régale avec tes réçits, d'autant plus que ce que tu décris je l'ai vécu, donc je m'y retrouve complètement. En tout cas je rends hommage au talent que tu as de restituer les émotions ressenties, même dans les détails anecdotiques comme la montée à l'observatoire. C'est tout à fait çà, le chemin noir où on se perd en redescendant. L'ascension pénible après les repas copieux de nadine et le pisco. Que de bons souvenirs ...

Laurent Ferrero

[Ce message a été modifié par laurent13 (Édité le 30-07-2013).]

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Admirables descriptions, on pourrait dessiner la Tarentule sans la voir! Tu manipules les mots aussi bien que... les Naglers

Etonnant de percevoir des changements dans la Carène, sur de relativement si courtes périodes de temps! Tout comme la différence de vision de M42 d'un hémisphère à l'autre: du rouge dans le trapèze, je vais en rêver !!

Merci Pierre pour ce Récit d'Aventures Astronomiques - RAA ! le terme de compte-rendu ne sied pas à ta prose !!

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...Merci à tous pour vos commentaires sympathiques et très élogieux : j'en rougis !

Oui Laurent c'est curieux, on se perd toujours dans le sens de la descente. Il doit y avoir un truc et il faudra que je creuse la question (mais là je suis formel : ça ne peut pas être la menthe poivrée de Raymond).

Joël, merci pour le RAA (...excellent !) que je retiens !

Merci encore, vraiment, et sincèrement ravi que mon petit texte vous plaise.

[Ce message a été modifié par Vesper (Édité le 27-07-2013).]

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Un plaisir, retrouver par les mots ce familier et lointain ciel.

Voir les changements dans Éta Carina d'une année sur l'autre ? C'est étonnant, non ?

Pour l'éclairage, il faut du vert ! Pour le rouge, comme on y est peu sensible, cela nécessite une trop grande intensité pour y voir quelque chose...Tandis qu'avec le vert, une ampoule toute faible suffit, et les bâtonnets restent intouches ! C'est paradoxal, mais c'est ainsi.

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Merci à toi, austral Gordon !
En ce qui concerne Eta Carina, il faudrait voir avec Xavier. Je ne crois pas que les changements observés l'aient été sur une base annuelle ; c'est plutôt au fil des voyages qu'ils sont perçus, notés, puis... dessinés par notre astro-entomologiste, si j'ai bien compris.
Pour le reste : je me mets au vert...

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