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Éclipses et chronologie

par DENIS SAVOIE

La dernière éclipse totale de Soleil du millénaire, le 11 août 1999, sera visible en France. Cet événement céleste majeur est l'occasion de rappeler le rôle des éclipses dans les datations historiques, ainsi que leur utilité dans l'étude des irrégularités de la rotation de la Terre.

INTER-TITRES :

L'éclipse de Soleil qui évita à Tintin, au capitaine Haddock et au professeur Tournesol d'être sacrifiés par les Incas dans Le Temple du Soleil est connue de tous. On sait moins que la réalité a dépassé la fiction et que Christophe Colomb a tiré avantage d’une semblable situation... pendant une éclipse de Lune.

Lors de son quatrième voyage aux Amériques, Christophe Colomb et son équipage, alors à la Jamaïque, dépendent, pour les vivres, du bon vouloir des Indiens, qui de surcroît menacent de les massacrer. Comme tout navigateur prévoyant, le Génois possède des éphémérides, celles du grand astronome du XVe siècle, Regiomontanus (1436-1476), qui indiquent entre autres les dates des futures éclipses de Soleil et de Lune.

Une éclipse totale de Lune est justement prévue dans la nuit du jeudi 29 février au vendredi 1er mars 1504. Colomb convoque les caciques et leur tient un discours dans lequel il se fait le porte-parole du mécontentement de son Dieu, qui voit d'un mauvais oeil l'attitude, au mieux passive des Indiens. Ces derniers vont mesurer l'ire du Dieu chrétien lors du lever de la Lune, qui apparaîtra enflammée et sanglante, signe précurseur des maux qui vont s'abattre sur eux. La Lune se lève effectivement éclipsée, d'une couleur rougeâtre : cette vision terrorise les Indiens, qui se précipitent pour chercher et offrir des provisions. Peu de temps avant la fin de l'éclipse totale, Colomb annonce que tout va redevenir normal, à condition que les Indiens traitent les chrétiens comme il se doit. Ce qui fut fait! La prévision des éclipses remonte à l'Antiquité : elle est attestée dans la plus grande oeuvre astronomique de cette époque, l'Almageste, due à Claude Ptolémée, astronome du IIe siècle de notre ère.

Plusieurs siècles auparavant, on savait déjà que les éclipses de Soleil ou de Lune se manifestaient sous deux conditions : que la Lune soit nouvelle pour une éclipse de Soleil (entre le Soleil et la Terre) ou pleine pour une éclipse de Lune (la Terre est alors entre la Lune et le Soleil), et que le Soleil soit proche de l'intersection où l'orbite lunaire coupe celle du Soleil. La prédiction du phénomène nécessitait donc l'élaboration d'une théorie du mouvement du Soleil et de la Lune.

Un miracle prévisible?

Si, pour l'astre du jour, les calculs sont relativement aisés, il n'en allait pas de même pour la Lune, dont le mouvement est complexe. Ptolémée avait perfectionné la théorie de ces deux astres et, en plus, connaissait les diamètres apparents du Soleil et de la Lune, ainsi que leur variation selon la distance de ces astres à la Terre.

On mesure ici la supériorité de l'astronomie grecque sur l'astronomie babylonienne : même à leur apogée, vers 300 avant notre ère, les astronomes babyloniens n'étaient capables que de prédire la possibilité ou l'impossibilité d'une éclipse, rien de plus. Or, non seulement l'Almageste permettait de prédire les dates d'éclipses, mais également leur visibilité en un certain lieu, leur type (totales ou partielles) et leur durée! Jusqu'à Johannes Kepler, au XVIIe siècle, la méthode de Ptolémée restera sans amélioration.

L'aspect prodigieux des éclipses, en particulier celles de Soleil, a souvent été mis à profit dans les cultures anciennes pour justifier un miracle ou une défaite. Aussi, lorsqu'un texte ancien mentionne un tel événement, la première vérification à laquelle se livre un astronome est de s'assurer qu’il y a bien eu une éclipse à la date indiquée.

Une éclipse célèbre est celle de la Passion, rapportée dans l'Évangile selon Marc (15, 33) : «Quand ce fut la sixième heure, il y eut des ténèbres sur toute la Terre, jusqu'à la neuvième heure.» Dès le Moyen ge, l’astronome Sacrobosco écrit un traité, De Sphaera mundi, qui sera lu et commenté jusqu'au XVIIe siècle ; il termine son ouvrage en se demandant si l'éclipse de la Passion était naturelle ou miraculeuse, non pas en calculant les dates d'éclipses, comme il aurait pu le faire, mais en objectant qu'une éclipse de Soleil se produit lorsque la Lune est nouvelle. Or, le Christ ayant été crucifié à Pâques, où par définition la Lune est voisine de sa plénitude, il ne peut s'agir que d'un miracle à travers lequel s'est manifestée la puissance divine... Une légende veut que Denys l'Aréopagite, apprenant la vraie nature de l'éclipse (le miracle) de l'apôtre Paul, se soit converti au christianisme, ait ensuite gagné la France, dont il aurait converti les habitants! Dieu ne pouvait se contredire et restait contraint par les lois de la physique qu’il avait créées : il n’y eut pas d’éclipse de Soleil à cette période.

L'historien Zosime, qui vécut au Ve siècle de notre ère, auteur d'une Histoire nouvelle, relate une bataille entre Eugène, Arbogast et Théodose, dite bataille du Frigidus, qui se déroula le 5 septembre 394 dans les Alpes Juliennes : «Lorsque Eugène marcha à leur rencontre avec l'ensemble de ses troupes et que les armées en vinrent aux mains l'une avec l'autre, il se produisit au moment même du combat une éclipse de Soleil si complète qu'il sembla plutôt faire nuit que jour pendant un laps de temps considérable.» L'indication que l'éclipse dura «un laps de temps considérable» est suspecte : le calcul astronomique montre qu'aucune éclipse de Soleil n'eut lieu le 5 septembre 394! Zosime a sans doute inventé cette éclipse de Soleil pour expliquer la défaite d'Eugène face à Théodose : les hommes d'Eugène auraient été massacrés, exténués par un combat nocturne...

En vérifiant des éclipses anciennes, les astronomes du XVIIe siècle seront confrontés à une énigme dont les tenants et les aboutissants ne seront totalement compris qu'au début du XXe siècle. La naissance de la mécanique céleste, après Newton, a permis d'importants progrès dans la théorie du mouvement de la Lune, où les astronomes savaient intégrer les perturbations dues au Soleil. Il apparut cependant que la théorie du mouvement de la Lune s'écartait de l'observation lorsque l'on calculait des éclipses de Soleil anciennes : il subsistait des décalages inexpliqués entre l'heure observée, rapportée par tel ou tel astronome de l'Antiquité, et l'heure calculée à l’aide de la théorie.

Le décalage des éclipses

Au XVIIIe siècle, les astronomes conclurent que, vu, de la Terre, la Lune avait accéléré lentement sur son orbite au cours des siècles d’une quantité égale à environ 20’’ par siècle carré. Pierre Simon de Laplace crut expliquer cette accélération séculaire par la variation de l'excentricité de l'orbite terrestre (l’excentricité mesure l’allongement d’une orbite elliptique), causée par les perturbations planétaires. L’effet gravitationnel des planètes modifiant lentement l'excentricité de l'orbite terrestre, l’orbite lunaire en aurait été modifiée. Effectivement, ces calculs expliquaient une accélération séculaire proche de celle observée.

Toutefois, au milieu du XIXe siècle, le problème rebondit grâce à John Couch Adams, le codécouvreur de la planète Neptune : en refaisant les calculs avec le Français Charles Delaunay, les astronomes conclurent que la théorie de la gravitation expliquait une accélération séculaire de 12’’ par siècle carré, alors que les analyses des observations anciennes indiquaient une accélération deux fois plus grande. Quelle était l’origine de cette accélération supplémentaire?

La réponse fut trouvée au début du XXe siècle : sous l'effet des frottements dus aux marées dans les océans et dans les différentes couches du manteau terrestre, la Terre ralentit sa rotation. Comme le système Terre-Lune est, en première approximation, isolé dans l’espace, le moment cinétique du système se conserve (le moment cinétique d’un corps en rotation est le produit de la vitesse de chaque masse ponctuelle du corps par la distance de cette masse à l’axe de rotation). La diminution du moment cinétique de la Terre est alors compensée par une augmentation du moment cinétique orbital de la Lune. Ainsi, la distance de la Terre à la Lune augmente et la vitesse orbitale de la Lune diminue (selon la troisième loi de Kepler, la vitesse orbitale diminue avec la distance).

Toutefois, de la Terre, les observations du mouvement de la Lune ne permettent pas de distinguer son accélération apparente, imputable au freinage de la rotation terrestre (le fait que nous soyons sur un référentiel qui ralentit fait que la Lune semble accélérer) et la décélération orbitale réelle de la Lune. C’est parce que le premier effet l’emporte sur le second que l’on observe une accélération apparente du mouvement lunaire. Autrement dit, les observations anciennes de la Lune, qui utilisent la rotation de la Terre pour définir l'échelle de temps, mettent en évidence une accélération apparente de notre satellite (de 20’’ par siècle carré), dont les deux composantes, le ralentissement de la rotation de la Terre et la décélération séculaire propre de la Lune (dénommé ralentissement séculaire), sont imbriquées.

Le ralentissement séculaire

Aujourd’hui, à l’aide de références extérieures au système Terre-Lune, notamment l’observation d’autres corps du Système solaire, on distingue les deux ralentissements. Le ralentissement propre de la Lune est ainsi connu avec précision, notamment grâce aux observations du «laser-Lune». Les cinq réflecteurs installés sur la Lune, lors des missions Apollo 11, en 1969, jusqu'à Lunakhod 2, en 1973, réfléchissent les impulsions lumineuses émises par des lasers terrestres. Ces tirs lasers fournissent la distance Terre-Lune avec une précision de quelques centimètres : c’est la moitié de la durée de l’aller et retour de l’impulsion laser multiplié par la vitesse de la lumière. L’étude des variations de cette distance permet d'améliorer les théories du mouvement de la Lune et de déduire, entre autres, la valeur du ralentissement séculaire de la Lune. On notera cependant que l'étude des anciens passages de Mercure devant le Soleil et des occultations d'étoiles par la Lune avait fourni une valeur du ralentissement séculaire très proche de celle de la méthode laser.

Le ralentissement séculaire de la Lune est dû à deux facteurs : une composante qui résulte des forces d'attraction entre corps rigides sans déformation, connue avec précision, et une composante due aux forces de marées, qui dépend de constantes géophysiques mal connues. Cette méconnaissance de certains paramètres géophysiques reste la principale cause d'incertitude dans la prévision du mouvement de la Lune dès que l’on s'écarte de plus d'un siècle de la période contemporaine.

Le ralentissement séculaire de la Lune dans le calcul d'une éclipse de Soleil ne résout pas la totalité du problème : on doit aussi tenir compte du ralentissement de la rotation de la Terre. Un exemple concret permet de comprendre l'importance du phénomène. Avec le déchiffrement des textes cunéiformes astronomiques babyloniens, à la fin du XIXe siècle, on a pu découvrir sur une tablette d'argile, conservée au Bristish Museum, la mention d'une éclipse totale de Soleil visible à Babylone. L'étude de la tablette permet de dater l'éclipse : 15 avril 136 avant notre ère. Supposons, dans un premier temps, que la Terre tourne sur elle-même de façon parfaitement uniforme et calculons où l'éclipse aurait été totale (voir Les données sur les éclipses anciennes). La zone de totalité, c'est-à-dire la bande dans laquelle l'éclipse est totale, passerait en Europe, à des milliers de kilomètres de Babylone.

L’horloge terrestre retarde

La question que se pose l'astronome est alors la suivante : de combien de secondes l'«horloge Terre» a-t-elle ralenti par rapport à l'«horloge idéale», - qui suppose une rotation uniforme de la Terre depuis cette époque - pour que l'éclipse soit totale à Babylone? Il ne peut s'agir que d'une détermination empirique : en prenant une dérive d'horloge de 11 700 secondes, soit 3 heures et 15 minutes, on déplace la ligne de centralité exactement sur Babylone (voir Les données sur les éclipses anciennes). Bien entendu, la bande de centralité a une certaine largeur et une erreur de quelques minutes dans la dérive d'horloge place encore Babylone dans la zone où l'éclipse est totale.

Ce ralentissement de la rotation de la Terre se poursuit évidemment et constitue une limite aux prédictions astronomiques futures. On peut bien sûr prévoir à quelle date aura lieu la prochaine éclipse totale visible en France au XXVe siècle, par exemple, mais il est impossible de prédire exactement les limites de la bande de totalité. Non seulement la rotation de la Terre ralentit en raison des marées, mais des irrégularités dans son mouvement de rotation empêchent de prévoir de combien de secondes la Terre aura ralenti ou accéléré dans cinq siècles.

Qu’en est-il à très long terme? Dans des centaines de millions d'années, la période de révolution de la Lune autour de la Terre, qui vaut 27 jours 8 heures, sera de 30 jours. Dans le même temps, la distance Terre-Lune aura augmenté au rythme de trois centimètres par an. Toutefois, ces deux valeurs sont à prendre avec précaution, car il n'est pas certain que le ralentissement séculaire de la Lune reste constant des millions d'années durant.

Pour le spécialiste des irrégularités de la rotation de la Terre, il convient de sélectionner les observations, principalement celles des éclipses de Soleil et de Lune, car toutes ne sont pas exploitables. Les 400 observations utilisées proviennent de quatre civilisations : babylonienne, pour la période comprise entre 700 et 50 avant notre ère ; chinoise, pour la période qui s'étend de 700 avant notre ère à 1500 de notre ère ; européenne, pour la période 500 avant notre ère à 1600 de notre ère ; arabe enfin, pour la période entre les années 800 et 1300 (il n'existe pas de mention utilisable d'observations dues aux Égyptiens, aux Indiens ou aux Mayas).

Les références d'éclipses se trouvent dans les tablettes d'argile, dans des chroniques ou dans des manuscrits. Il faut ensuite les traduire, les dater - ce qui est souvent le plus difficile, en raison du calendrier et de l'ère utilisés -, déterminer pour quel lieu l'éclipse est rapportée, puis en tirer des informations utiles. Toutes ces recherches demandent les compétences de philologues, d'historiens et d'astronomes.

Certaines mentions comportent l'année, le lieu et l'heure de l'éclipse ; ainsi, une éclipse de Lune est décrite par Ptolémée dans l'Almageste : «Dans la septième année de Philometor, qui est la 574e [de l'ère] de Nabonassar, du 27 au 28 du mois Phamenoth dans le calendrier égyptien, depuis le commencement de la huitième heure jusqu'à la fin de la dixième à Alexandrie, il y eut une éclipse de Lune qui atteignit au maximum sept doigts d'obscurcissement depuis le Nord, le milieu de l'éclipse tombant deux heures et demie temporaires après minuit». Grâce à ces indications chronologiques, les astronomes fixent l'éclipse dans la nuit du 30 avril au 1er mai 174 avant notre ère à Alexandrie ; l'éclipse fut partielle, car seulement «sept doigts» du diamètre de la Lune sont plongés dans l'ombre. Il faut ensuite convertir l'heure temporaire en heure moderne pour en déduire finalement la dérive de l'horloge Terre.

Toutes les mentions d'éclipses sont loin d'être aussi détaillées ; certaines sont même inutilisables. En l'absence d'éléments horaires, il faut distinguer si l'éclipse a eu lieu au lever ou au coucher. Parfois, celui qui décrit une éclipse mentionne des indications très utiles, telle la présence de planètes visibles durant une éclipse totale de Soleil.

L’un des grands spécialistes mondiaux de l'analyse des éclipses anciennes, Richard Stephenson, de l'Université de Durham, a mis en évidence qu’entre 500 avant notre ère et la période actuelle l’allongement du jour a été en moyenne de 1,7 milliseconde par siècle. Un tel freinage peut paraître insignifiant, mais il a des effets cumulatifs importants : en un siècle, l’horloge Terre perd une minute (1,7 milliseconde multiplié par 365 jours multiplié par 100 ans). Ainsi, au cours des siècles on estime la différence entre une horloge uniforme idéale et l’horloge terrestre (voir La dérive de l'horloge Terre). Tous ces travaux sont extrêmement utiles aux géophysiciens dans la compréhension de la structure de notre planète. Ils trouvent aussi une application pratique dans les logiciels d'astronomie distribués dans le commerce - du moins ceux écrits par des personnes compétentes -, où l'on peut effectuer des recherches d'éclipses passées et futures.


Denis Savoie est historien des sciences, associé à l’Observatoire de Paris.


POUR EN SAVOIR PLUS :


N° 259 mai 1999
© Pour la Science (1999)