L'ARTICLE DE L'ASTRONAUTE No.10 - Mai 1999



S'IL TE PLAÎT, DESSINE-MOI UNE FUSÉE
Troisième partie: "Dessine-moi la fusée de demain"

Par Yves Gourinat, Association Apollo25


- Dis-moi, est-il vrai que les principes de la fusée actuelle remontent à la plus haute antiquité?
- Oui, Héron d'Alexandrie avait bâti une machine tournante à vapeur, l'éolipile, fondée sur le principe de réaction. Archytas de Tarente, avait, quant à lui, mû un jouet en forme d'oiseau (suspendu à un fil) par du gaz comprimé. Et la poudre noire a été utilisée près de 1000 ans avant notre ère, dans des fusées primitives chinoises.
- On a quand même bien amélioré la technologie, depuis!
- Oui, bien sûr. Il y a eu à la fin du siècle dernier le grand visionnaire, l'instituteur de Kalouga, Konstantin Tsiolkowski, le Léonard de Vinci de l'astronautique. Puis il y a eu des praticiens: Pedro Paulet, Robert Goddard, Herrman Oberth, et le Français Robert Esnault-Pelterie. Ce dernier a d'ailleurs pratiquement perdu une main lors du démarrage d'un de ses moteurs à liquide, mais c'est à ces pionniers que nous devons la porte des étoiles. Il y a eu ensuite Von Braun, Bossart, Korolev, Glushko et Chelomei. En France, nous avons eu la chance d'être, grâce au programme Diamant, la troisième puissance spatiale historique, derrière l'ex-URSS et les États-Unis... Et cela s'est fait sur un "coup de gueule" du Général. C'est d'ailleurs grâce à cela que nous sommes leaders sur le marché Ariane, avec toutes les conséquences que l'on sait. Pour Concorde et Airbus, c'est la même histoire...
Mais la technologie classique commence à trouver ses limites: on ne peut pas sortir du mélange hydrogène/oxygène plus d'enthalpie que les molécules n'en contiennent. Et les moteurs de la Navette ne sont pas loin de l'optimum. Avec la propulsion classique, on ne peut plus rêver aller beaucoup plus vite, car elle nous condamne à emmener l'essentiel de la masse sous forme de carburant.
- C'est bien déprimant ce que tu dis!
- Pas du tout! Songe que je connais quelqu'un qui était en classe de première pendant la seconde guerre mondiale, il y a seulement cinquante ans. Eh bien, figure-toi qu'on lui avait démontré en classe (un prof de physique...) qu'il serait à jamais impossible de satelliser quoi que ce soit, selon le raisonnement suivant: un kilogramme de mélange chimique (par exemple hydrogène/oxygène) contient bien moins d'énergie potentielle de combustion que l'énergie cinétique (vitesse) en orbite. Ce professeur avait oublié que ce n'est pas le kilogramme de carburant qui se satellise, au contraire: il se consomme, en satellisant une charge utile (de masse très faible il est vrai). Ainsi, ces élèves de première ont pu désespérer, mais il ne fallait pas, car la futurologie est un domaine très délicat. Comme le disait Tristan Bernard: "La prédiction est un art difficile, surtout s'il s'agit du futur". On peut se tromper dans un sens comme dans l'autre, et il ne faut surtout pas jeter la pierre à qui que ce soit, mais seulement refuser de désespérer. C'est souvent la pierre rejetée qui devient pierre angulaire.
Autres exemples édifiants: Nicolas Cugnot (encore un Français) réalisa un premier spécimen de voiture à vapeur en 1769, qui fut presqu'aussitôt détruit (car assez difficile à piloter). Mais il en construisit un second en 1771, qui est conservé au Conservatoire National des Arts et Métiers. D'éminents membres de l'Académie Royale des Sciences vinrent doctement observer le prototype et firent un rapport circonstancié: la voiture à vapeur roule à 3,5 km/h et consomme une telle quantité de bois que son autonomie est de l'ordre de 1 à 2 kilomètres... N'importe quelle diligence fait cent fois mieux, et par conséquent les véhicules automobiles n'ont pas d'avenir et ne servent à rien, seul le cheval étant appelé à se développer. Le chemin de fer a subi le même rejet: ne devait-on pas mourir au delà de soixante kilomètres à l'heure? La Tour Eiffel elle-même a été l'objet d'une campagne extraordinaire: elle défigurera Paris... dont elle constitue aujourd'hui l'un des symboles les plus éclatants. Il est amusant de constater que les arguments utilisés contre la présence de l'homme dans l'Espace, souvent émis par des hommes de science par ailleurs extrêmement compétents et reconnus, ressemblent aux discussions sur le chemin de fer...
- Mais est-ce que tu ne rêves pas un peu?
- Tu as raison. Il faut absolument vivre ses rêves, pour éviter de rêver sa vie. Et effectivement, il y a eu beaucoup de bêtises de racontées: des bases lunaires dans la foulée du programme Apollo, des hôtels en orbite dans les années 80, etc... Il faut reconnaître que ce qui limite l'accès à l'Espace est précisément la propulsion, qui demeure et demeurera ruineuse tant qu'on n'aura pas changé de principe. C'est un peu comme si on améliorait sans arrêt la voiture, en restant lié à la roue, alors que l'ouverture vers les voyages lointains et rapides a nécessité d'inventer l'avion...
- Alors, qu'est-ce qu'on peut faire?
- Je vais essayer de me fonder sur l'existant actuel, pour tenter une petite extrapolation, étant entendu qu'une découverte majeure de la physique, inattendue par définition du mot découverte, pourrait rendre instantanément caduques absolument toutes ces projections. Imaginons en effet, par exemple, que suite à des travaux non exploités, on comprenne mieux la gravitation, en agissant éventuellement sur elle: le problème est complètement modifié. Mais je me place volontairement hors de ce cadre.
Un premier embranchement de propulsion consiste à continuer à se fonder sur la réaction, mais avec des processus physiques nouveaux, aptes à générer des vitesses d'éjection très élevées.
La première branche explorée consiste à utiliser l'atmosphère terrestre au départ (comme on l'utilise déjà au retour, pour le freinage...), d'une part par des surfaces portantes, et d'autre part par l'utilisation de propulsion aérobie. Les surfaces portantes permettent de se contenter de moteurs dont la poussée est inférieure au poids du véhicule. Quant à la propulsion aérobie, elle nous affranchit de l'emport d'oxygène de combustion. On remplace la fusée par un statoréacteur.
- Qu'est ce que c'est que ce truc?



- Ce n'est pas un truc, c'est un réacteur "tuyau de poêle", très simple sur le principe mais d'une difficulté redoutable à mettre au point. Les Français (René Leduc en particulier) y ont largement contribué. Dans un turboréacteur, on capte l'air en avant (entrée d'air) par un compresseur. Il faut une puissance considérable pour enfourner l'air dans la chambre de combustion et, comme dans la fusée, on utilise une partie de l'énergie de combustion pour faire tourner une turbine qui entraîne le compresseur.
La présence du compresseur alimente la combustion en air, et empêche l'explosion de repartir en avant: elle s'échappe exclusivement vers l'arrière, par la tuyère. Ce type de moteur n'est pas applicable à très haute vitesse, car l'immersion de la turbine dans le jet limite la température de combustion (aucun matériau n'y résisterait, car il n'est pas possible de refroidir en permanence un tel élément tournant, alors qu'une enveloppe peut être refroidie en permanence, comme dans la fusée à ergols liquide).
Voilà pourquoi on a développé le statoréacteur, dans lequel on supprime le compresseur: c'est la pression dynamique de l'air en amont, à grande vitesse, qui s'engouffre dans l'entrée d'air, qui maintient la pression d'amont:
L'ennui, c'est qu'il ne fonctionne qu'à grande vitesse, justement pour créer la pression d'admission. Il faut donc un moteur auxiliaire (turboréacteur ou fusée) pour amener initialement le véhicule à quelques centaines de mètres par seconde. Lorsqu'on saura stabiliser cette combustion en régime supersonique (écoulement interne supersonique sur géométrie droite, ce que seuls les Russes ont réussi à faire fonctionner, et encore quelques secondes seulement...), on aura un moteur atmosphérique trois à quatre fois plus performant que les fusées, pour les premiers étages de lanceurs, car on n'a pas d'oxygène à emmener. En pratique, cela peut fonctionner de 0.5 à 2 km/s.



- Et pour les étages supérieurs?
- La deuxième branche explorée sur ce tronc "réaction" concerne la fusée Nucléothermique, développée par les Américains dans le cadre du programme Apollo, selon deux objectifs: 1
- pouvoir remplacer le troisième étage SIVB/J2 du Saturn V lunaire par une étage Rift/Nerva propre à doubler la masse déposée sur la Lune. 2
- préparer un vol sur Mars, dans la lancée du programme Apollo.
Aucun de ces objectifs n'a été atteint, mais en revanche le moteur a effectivement fonctionné plusieurs heures dans le désert du Nevada, à sa poussée nominale (programmes Kiwi, Phoebus 1A et B, et Nerva I et II). Le principe de ce propulseur est très simple: un réacteur nucléaire à fission (rupture de noyaux lourds) fournit l'enthalpie. Il est constitué de barres de plutonium qui se décomposent naturellement en dégageant une chaleur intense, régulées par un modérateur (du carbone par exemple, sous forme de barres de graphite) ralentissant les particules pour équilibrer la réaction en chaîne. C'est encore une bombe apprivoisée, mais nucléaire cette fois. On injecte sur cette source de chaleur intense un gaz très froid qui se détend et provoque une éjection rapide. On prend en général de l'hydrogène liquide, pour sa légèreté en stockage et en éjection (vitesse plus rapide pour des atomes légers). On peut même combiner les effets: injecter un mélange liquide hydrogène/oxygène à la place de l'hydrogène pur, et on ajoute l'enthalpie de combustion. La vitesse d'éjection passe ainsi de 7,8 (hydrogène sur réacteur nucléaire) à 8,4 km/s. À comparer aux 4,5 km/s de la propulsion chimique...
- Et la propulsion électrique, tu es au courant?
- Oui, sinon j'Ampère le fil. En effet, l'idée est venue très tôt d'utiliser un champ électromagnétique pour propulser des particules chargées à très grandes vitesses. Les moteurs ioniques ou plasmiques ainsi obtenus, fonctionnant au mercure ou au césium, obtiennent des vitesse d'éjection considérables (des dizaines de km/s). Cela permet, malgré le poids significatif du moteur et des générateurs électriques, de consommer beaucoup moins de masse éjectée.
Mais la principale limitation technologique tient au fait qu'aujourd'hui, compte tenu des intensités possibles de manière réaliste (en dehors de la supraconductivité), il n'est pas possible d'obtenir des poussées importantes (seulement quelques grammes...) ce qui limite à des systèmes de contrôle d'attitude (orientation), ou des changements d'orbite extrêmement lents. Cependant, Franklin Chang-Diaz (un astronaute) a obtenu en labo des résultats qui permettent d'espérer des poussées bien plus significatives.
- Et l'énergie thermonucléaire?
- Il y a un projet, Orion, qui réutilise les technologies éprouvées de la bombe H pour créer un plasma de type fusée. Toutes les techniques sont théoriquement au point. Elles ont été développées à des fins qui n'avaient rien de pacifique, mais ici nous les utiliserions pour ce pour quoi nous sommes faits: avancer, marcher, aller plus loin.
- Et le Soleil, tu es dans le vent?
- Les poussées que l'on peut obtenir par le vent solaire sont extrêmement faibles, et limitent là encore les applications au contrôle d'attitude des satellites (ce qui permet toutefois des économies appréciables d'ergols). En revanche, ce principe utilise pour la première fois de la matière qui ne vient pas du véhicule. Car tu as bien remarqué que ce qui est catastrophiquement pénalisant, c'est d'emmener avec soi toute cette matière rien que pour l'éjecter.
- Il y aurait donc d'autres principes de propulsion spatiale que la réaction?
- En réalité non, car en définitive même ces processus "extérieurs" sont fondés sur la réaction. Mais cependant, cette réaction peut être d'origine extérieure au vaisseau spatial: Jules Verne a bien imaginé un canon qui pousse le vaisseau (quelle accélération!!!). Il avait peut-être là l'intuition d'un moyen futuriste. On peut montrer qu'un laser de quelques mégawatts en continu (on n'y arrive aujourd'hui que par impulsions, mais...) peut théoriquement propulser une sonde (réflecteur kevlar) de 1 gramme (!) à c/10 (un dixième de la vitesse de la lumière) en quelques mois (à condition de bien "viser", pour "pousser" la sonde par la pression de radiation, qui agit bien par réaction des photons). On commence à chatouiller des vitesses relativistes, avec tout ce que cela implique... C'est évidemment encore à la limite de l'horizon, mais on entrevoit peut-être une petite possibilité de ce côté. C'est littéralement une fusée photonique, mais pas un système irréaliste, puisque l'énergie n'est pas embarquée...

La réflexion peut même servir à renvoyer des informations.
- Tu y as réfléchi?
- Oui, comme le miroir. Autre possibilité, plus à ras de terre, pour décoller. Sais-tu qu'aujourd'hui, les bielles en carbone utilisées sur les avions actuels, ont une résistance en compression (on appelle cela le flambement) suffisante, par rapport à leur poids, pour bâtir un pylône de 80 km. On touche l'Espace... Evidemment, il faut un grand nombre de bielles pour cette Tour Eiffel, mais enfin...
- Je vais partir, maintenant que tu m'as un peu fait rêver éveillé.
- Quand tu veux, on peut rediscuter de l'Espace. À bientôt.


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