L'ARTICLE DE L'ASTRONAUTE No.9 - Mars 1999



S'IL TE PLAÎT, DESSINE-MOI UNE FUSÉE
Deuxème partie: Pourquoi est-ce si difficile?
"Et les épines, à quoi servent-elles?"

Par Yves Gourinat, Association Apollo25



- Dis-donc, ça ne doit pas être si facile d'apprivoiser une bombe ?
- Oui, étant données les énergies en jeu, le moteur est toujours à la limite de l'explosion. Mais cela aussi, c'est spatial: si l'on veut avancer, il faut y aller... La difficulté dans la maîtrise de cette explosion tient en un mot: stabiliser une démarche instable, autrement dit l'équilibre dynamique. C'est la différence entre un incendie et une cheminée, entre la bombe A et une centrale nucléaire, entre la bombe H et la fusion contrôlée.
- Ce feu du ciel, ce sera toujours pour le bien, tu le promets, vous le promettez, vous le Prométhée?
- Il faudra être sage comme un enfant, et non comme les grandes personnes... En attendant, dans nos fusées classiques, la première chose à maîtriser est la température. Aucun matériau connu ne résisterait longtemps à la fournaise de la chambre de combustion s'il n'était intensément et continuellement refroidi. On utilise les ergols eux-mêmes comme agent de refroidissement.
- Ainsi, c'est en se donnant soi-même qu'on est le plus efficace.
- Exactement, mais il faut le faire avec justesse, même avec ruse, comme ton petit renard.

Dans un moteur à poudre par exemple, le front de flamme se propage radialement dans le canal central, de sorte que c'est la poudre elle-même qui protège l'enveloppe extérieure du contact direct avec la furie de la chambre. C'est seulement à la fin de la combustion que celle-ci est brièvement (en principe...) exposée. Elle est protégée, pour ces quelques secondes, par des matériaux réfractaires. La tuyère, quant à elle, résiste à la chaleur par ablation: elle se sublime, c'est à dire passe directement de l'état solide à l'état gazeux en absorbant énormément d'énergie.

Le col de la tuyère est réalisé en un matériau très particulier: des fibres de carbone tissées en volume et noyées dans du carbone amorphe. Ce matériau (RCC, Reinforced Carbon-Carbon) possède des qualités très exceptionnelles dans tous les domaines, y compris son prix (plusieurs fois celui de son poids en or...). - Et la poudre, de quoi est-elle faite ?
- C'est un matériau étonnant, mélange d'oxydant et de réducteur (généralement des perchlorates) et d'une gomme liante. On la dope souvent avec des métaux, notamment l'aluminium fortement réducteur, pour augmenter la température de combustion: la poussière blanche crachée par les boosters de la Navette, c'est de l'alumine. Ces particules de métal en fusion -un peu comme les "cierges magiques"- ont des effets abrasifs dévastateurs sur la tuyère. En vérité la réaction, complexe, continue hors de la chambre de combustion, avec non seulement des oxydo-réductions, mais aussi des désagrégations des molécules, formant un plasma.
- J'y pense, il doit être interdit de fumer à l'intérieur d'un booster ?
- Pas du tout. On peut y craquer un allumette sans danger, et même mettre la flamme sur la "poudre", elle ne s'allumera pas.

Ce n'est pas vraiment de la poudre, mais un matériau rosâtre ressemblant à une énorme gomme à crayon... Pour allumer le booster (mais alors là plus question de l'éteindre!) il faut un détonateur qui crée un haut niveau d'enthalpie (température et pression) derrière une onde de choc. C'est une vraie petite bombe initiatrice de la combustion, que l'on place en haut du canal central.

- Il y avait un réverbère et un allumeur de réverbère, et maintenant un vrai booster et un allumeur de vrai booster... Et l'enveloppe, la coque, en quoi est-elle ?
- On peut faire un cocon, comme les vers à soie, mais en fibre de carbone et résine. Cette solution est très simple et performante, mais n'autorise pas le rechargement: c'est du consommable. Pour recharger, il faut segmenter la poudre (en "pains") et la coque (en viroles reliées par des joints).
- C'est cela qui a provoqué l'accident ?
- Oui, le gel avait fragilisé ces fameux joints, coincidant avec les liaisons entre pains de poudre. Par la fuite, une flamme s'est échappée, qui est entrée en contact avec le réservoir cryotechnique principal, attaquant l'isolation (celle que les piverts grignotent...), entraînant la catastrophe. Comme pour le Titanic, la glace a écarté les tôles, le chaud est entré dans le froid et a provoqué le naufrage du vaisseau le plus prestigieux du monde...
- Et sur les fusées à liquide, on refroidit comment?
- Encore avec les liquides eux-mêmes. Une première méthode consiste à faire circuler l'un des ergols avant combustion dans une double paroi autour de la chambre et d'une partie de la tuyère. On préchauffe le mélange, tout en refroidissant la structure...

Souvent, c'est dans de très petits tuyaux obliques (s'enroulant en hélice sur un cône) constituant une partie de la paroi elle-même de la tuyère. D'ailleurs, sur Ariane 503, cette obliquité a mis le lanceur en spin.
En effet, ce que nous avons vu hier en translation (le centre reste fixe) est au moins aussi vrai en rotation: si des ergols tournent dans un sens, le reste du lanceur se met à tourner dans l'autre sens.

C'est même encore plus vrai en rotation qu'en translation, car s'il n'existe pas de référence absolue en translation, on doit en revanche en définir une en rotation (les fameux axes de Copernic).
Mais cela nous entraîne trop loin, la tête m'en tourne...
- Y a-t-il d'autres moyens de refroidir le moteur ?
- Oui, sur les moteurs Viking des deux premiers étages d'Ariane 1 à 4, on utilise un procédé astucieux.

La paroi est en effet simple (et non double), mais avec un mince film d'ergol répandu en permanence sur la face interne de la chambre. C'est encore une fois l'ergol lui-même qui refroidit: il dissipe de l'énergie sur la paroi en s'évaporant vers l'intérieur de la chambre. Non seulement on refroidit la paroi, mais en plus l'évaporation projette l'ergol au coeur du brasier.
Mais il faut maîtriser la constance, l'uniformité de la pression dans le temps et dans l'espace.

- Comment cela ?
- Il faut éviter les instabilités de combustion qui créent des chocs, qui rompent le film localement. Souviens-toi la combustion, l'enthalpie, c'est de la température (on a vu qu'il fallait la contrôler, au moins ses effets) et aussi de la pression: il faut également la dompter. Sur le vol Ariane 102 (L02), le film a été rompu par une instabilité acoustique dans la chambre, et la paroi a fondu localement, entraînant un incendie causant l'échec du tir.

Normalement, on doit avoir des ondes régulières, comme des vagues stabilisées dans un sillage, qui sont même visibles. La configuration évolue doucement, gentiment, lorsque le Mach augmente et que la pression extérieure diminue, mais on doit rester stable.

- Il y a aussi des instabilités structurales.
- Oui, le fameux effet Po-Go, qui est aux lanceurs ce que le flottement est aux avions. Le lanceur se comporte dynamiquement comme une masse sur un ressort, avec une fréquence propre (un peu comme une balançoire), correspondant à l'inverse de son temps de réaction caractéristique. Si le moteur excite le lanceur de manière instable selon cette fréquence propre, alors il y a résonance et le lanceur explose quasi instantanément (étant donné l'énormité des puissances en jeu).
- C'est difficile à éviter?
- Oui, extrêmement! D'abord parce que si le ressort (la structure) est à peu près constant pendant la combustion, la masse quant à elle (essentiellement celle des ergols à bord, qui représentent plus de 90% de la masse totale) varie énormément. Ainsi, la fréquence propre du lanceur évolue sans arrêt (en fait elle augmente au fur et à mesure que la masse diminue), et l'on "croisera" ainsi nécessairement la fréquence caractéristique du moteur. Le tout, c'est de traverser cette résonance le plus vite possible. C'est un peu comme le passage de la vitesse sonique (le fameux mur du son). Il faut y passer vite. D'autre part, si jamais à un instant donné le moteur pousse un peu plus que normalement, alors les ergols sont mieux tassés au fond des réservoirs, et donc les turbopompes sont mieux alimentées. Et donc, le moteur aura encore tendance à pousser plus. Si jamais cette chaîne de phénomènes a un temps de réponse comparable à celui de la structure du lanceur, alors évidemment le phénomène diverge... Et en plus de ces modes simples longitudinaux, il y a les modes de flexion, de torsion, etc...

- Et le pilotage ?
- Oui, la solution la plus radicale, mise au point par Karl Bossart (l'adjoint de Von Braun) consiste à monter le moteur entier sur vérins, et à l'orienter en permanence, en recalculant sans arrêt la trajectoire à chaque fois qu'il y a une perturbation. C'est un peu comme nos pieds: lorsque nous nous tenons debout, nous rectifions sans arrêt notre appui... mais il faut n sacré calculateur embarqué. Pour les lanceurs, on peut aussi utiliser des moteurs auxiliaires, les moteurs principaux restant fixes, ou bien perturber le flux d'un moteur fixe, mais le système le plus efficace est bien l'orientation du propulseur. Enfin on utilise évidemment les gouvernes aérodynamiques en phase atmosphérique.

- Et demain, de quoi parleras-tu ?
- Demain, je te parlerai de demain. À demain.


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