Les câbles spatiaux

par Robert Forward et Robert Hoyt

Lorsque l'humanité colonisera la Lune et d'autres planètes, utilisera-t-elle des fusées ou une technique aussi rudimentaire que la corde ?

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La question est sérieusement à l'étude, car les ingénieurs ont montré que des systèmes de cordes, ou, plus exactement, de câbles, peuvent propulser des objets dans l'espace de deux façons. D'une part, un câble épais, reliant deux satellites, peut permettre à l'un de propulser l'autre sur une orbite différente, un peu à la manière d'une fronde. On peut adapter ce concept au transport de charges utiles vers la Lune ou au-delà. D'autre part, un câble conducteur qui balaierait l'espace et, notamment, le champ magnétique terrestre, serait le siège de forces propulsives s'il était parcouru par un courant, conformément à la loi d'Ampère. L'avantage principal des câbles serait leur faible coût d'exploitation. Au lieu de consommer d'énormes quantités de propergols, ils fonctionneraient en récupérant une partie de la quantité de mouvement d'un corps déjà en orbite ou en utilisant l'énergie électrique fournie par des panneaux solaires.

À ce jour, 17 missions spatiales ont utilisé des câbles. La plupart d'entre elles ont été des succès, mais le public a surtout entendu parler de deux échecs. En 1992, un satellite construit par l'Agence spatiale italienne devait être lâché loin de la Terre, à partir de la navette spatiale Atlantis, à l'extrémité d'un long câble constitué de fils de cuivre isolés, mais le mécanisme de déroulage s'est bloqué et l'expérience a été interrompue.

Quatre ans plus tard, au cours d'une mission de la NASA, 20 kilomètres de câble ont été déroulés ; le déplacement de la navette à travers le champ magnétique de la Terre a engendré une tension de 3 500 volts dans le câble, et un courant de un ampère s'est propagé à travers le câble, entre la navette et le satellite. L'expérience a montré que ces câbles électrodynamiques peuvent transformer l'énergie orbitale de la navette en énergie électrique, et réciproquement. Malheureusement, un défaut d'isolation a créé un arc électrique entre le câble et la canne de déploiement, qui brûla et cassa le câble. Malgré l'échec de la partie électrodynamique du projet, cet échec illustra de manière spectaculaire le transfert de quantité de mouvement. Lors de la création de l'arc, le satellite italien se trouvait à 20 kilomètres au-dessus de la navette, et il était tiré à une vitesse supérieure à la vitesse orbitale de cette altitude élevée. Ainsi, lorsque le câble s'est rompu, la quantité de mouvement excédentaire a fait monter le satellite à sept fois la longueur du câble, soit à 140 kilomètres au-dessus de la navette.


DES CHARGES UTILES pourraient être acheminées vers la Lune par un système à trois câbles. Des charges seraient lancées de la Terre et captées par un câble en orbite basse (cartouche). Ce câble tournant transférerait les charges à un autre câble, tournant en orbite plus haute (1). Comme un chasseur qui lance un caillou à l'aide d'un lance-pierres, le deuxième câble catapulterait les charges (2) vers la Lune (3), où elles seraient attrapées par un troisième câble, tournant en orbite lunaire (4). Ce dernier les déposerait ensuite à la surface de la Lune (5).

D'autres tests ont mieux réussi. En 1993, des ingénieurs ont déroulé vers la Terre un câble attaché à un grand satellite avec une charge utile à son extrémité. La charge utile, reliée au satellite par ce câble de 20 kilomètres de long, tournait alors moins vite que la vitesse orbitale nécessaire au maintien en orbite d'un objet se trouvant à cette altitude (pour une orbite circulaire, la vitesse du satellite diminue quand l'altitude augmente). La coupure du câble à un moment approprié a déclenché la descente de la charge utile vers un point prédéterminé de la surface terrestre. Une telle capsule de rentrée atmosphérique pourrait être utilisée par la Station spatiale internationale pour le retour rapide des charges utiles vers la Terre, notamment pour le matériel scientifique qui ne peut attendre la prochaine arrivée de la navette.

En 1994, au cours d'une mission similaire, on a attaché une charge utile au bout d'un câble de 20 kilomètres de long pour étudier combien de temps le câble, d'une épaisseur équivalente à celle d'une corde de cerf-volant, résisterait aux impacts de micrométéorites et de débris spatiaux. Comme une particule rapide de la taille d'un grain de sable pouvait facilement couper ce câble, les ingénieurs avaient estimé que sa durée de vie serait de douze jours. Après quatre jours seulement, il était déjà coupé.

Comment tresser les fils de façon qu'ils ne soient pas tous coupés par une même particule et que, si l'un d'eux lâche, les autres conservent la liaison? Des ingénieurs ont utilisé des fibres de polymères très résistantes, le Spectra, pour fabriquer une tresse creuse de 2,5 millimètres de diamètre, entourée de fils lâches. Un tel câble de quatre kilomètres de long, tendu entre deux satellites lancés en juin 1996, est resté en orbite sans avoir été coupé pendant presque trois ans.

Une autre architecture de câble a également été testée : une mince bande de plastique de trois centimètres de large, garnie de brins de fibres solides sur toute sa longueur. Le câble de six kilomètres devrait résister pendant plusieurs années dans l'espace, mais la bande l'alourdit. Nous cherchons aujourd'hui à alléger ce câble plat, en concevant des câbles multifilaires à motif ajouré, comme un filet ; la masse sera inférieure, et la durée de vie dans l'espace devrait atteindre plusieurs décennies.

Des câbles électrodynamiques vont également être essayés. Vers le milieu de l'an 2000, une mission de la NASA démontrera qu'un câble conducteur permet d'abaisser l'orbite de l'étage supérieur d'un lanceur Delta 2. À la Société Tethers Unlimited, nous mettons au point une version commerciale de cette idée : un petit caisson serait attaché à un satellite ou à l'étage supérieur avant le lancement ; à l'achèvement de la mission ou en cas de dysfonctionnement, le câble conducteur serait déployé et, freiné par le champ magnétique de la Terre, il ferait rapidement perdre de l'altitude au véhicule jusqu'à ce qu'il brûle dans l'atmosphère supérieure. Nous testerons un tel système de «désorbitage», vers la fin de l'an 2000, sur un étage supérieur de fusée construit par la Société russe Lavochkin Association.

La NASA envisage également d'utiliser des câbles électrodynamiques pour une propulsion ascendante. Dans ce système, des panneaux solaires fourniraient un flux d'électricité à travers le câble pour la propulser dans le champ magnétique terrestre. La force résultante monterait des charges utiles autour de la Terre. On maintiendrait ainsi la Station spatiale internationale en orbite, ce qui éviterait les ravitaillements en carburant.

Jusqu'où les câbles emporteront-ils l'humanité? Nous avons analysé un système de câbles tournant, de plusieurs centaines de kilomètres de long, en orbite, qui enverraient des charges utiles vers la Lune, et même plus loin. Tel Tarzan qui se balance de liane en liane, on accrocherait d'abord une charge utile, à l'aide d'un véhicule de lancement réutilisable, sur un câble en orbite terrestre basse, qui transférerait la charge à un autre câble sur une orbite terrestre elliptique plus éloignée ; le deuxième câble lancerait alors l'objet vers la Lune, où il serait capturé par un câble en orbite lunaire.

Le câble lunaire tournerait autour de la Lune à une vitesse telle que, une fois la charge utile capturée, il déposerait l'objet en douceur, à la surface de la Lune, une demi-rotation plus tard. Simultanément, le câble lunaire prendrait en charge un objet à retourner vers la Terre. Aucun carburant ne serait nécessaire si la masse à déposer et la masse à reprendre sont égales. Un tel mécanisme de transport formerait une navette, faisant du voyage lunaire un événement fréquent et banal.

De nombreux défis techniques restent à relever avant que ce système devienne une réalité, mais il est porteur d'un énorme potentiel. Un jour peut-être, des câbles tournant autour de nombreuses planètes et de leurs satellites, transporteront-ils les marchandises d'un commerce interplanétaire florissant.

Robert Forward et Robert Hoyt sont les fondateurs de la Société Tethers Unlimited.

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N° 258 avril 1999
© Pour la Science (1999)