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La philosophie des sciences

Le paradoxe du menteur (III)

Au début du XXe siècle, le célèbre mathématicien David Hilbert pensait que le formalisme des mathématiques apportait une preuve irréfutable de la véracité des descriptions quantifiées. Mais en 1931, Gödel bouscula cette convention. Il démontra qu'un système formel qui pouvait faire l'objet d'une description finie était incomplet et ne pouvait démontrer sa consistance (à la fois sa véracité et sa négation).

Prenons par exemple le célèbre "paradoxe du menteur". Soit un énoncé qui peut être démontré et sa négation. Le système est défini comme étant complet et consistant. L'exemple typique est le fameux tableau surréaliste de René Magritte illustrant une pipe en dessous de laquelle figure la célèbre phrase "Ceci n'est pas une pipe". Ce tableau peut être interprété de deux manières. D'un point de vue purement linguistique et syntaxique, où l'on traduit le texte au premier degré et d'un point de vue sémantique eu égard au contexte - de ce qu'il… ne représente pas ! - La solution proposée par Gödel est logique et chacun de nous s'est surpris un jour à jouer avec ce paradoxe.

"La trahison des images" par René Magritte, 1929. La plupart des oeuvres du peintre surréaliste belge sont exposées aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles et à Paris, dans les galeries Christine et Isy Brachot.

Gödel s'explique. Nous devons rechercher la thèse "L'énoncé n'est pas démontrable" dans ce tableau. Pour ce faire, nous devons soit démontrer cette thèse pour pouvoir la réfuter et prouver son inconsistance, soit s'il vous est impossible de la démontrer force sera d'admettre que la thèse est exacte mais impossible à prouver en utilisant l'ensemble des règles logiques d'inférence. La preuve de Gödel démontrait ainsi l'incomplétude des énoncés formels, portant un coup fatal à la rigueur des mathématiques, c'est la philosophie faillibiliste.

Si la légitimité des théorèmes ne peut être établie, on peut concevoir qu'ils aient une signification intuitive. N'est ce pas cette intuition géniale qui guida Newton et Einstein ?… Cette logique s'éloigne du principe du tiers-exclu admis depuis Aristote. Certaines propositions sont indéterminées. Ainsi les concepts mathématiques présentent une face axiomatique inséparable d'une face intuitive.

Si Aristote avait connu Gödel, il cautionnerait certainement cette conclusion : toute extrapolation à partir d'un système formel qui n'ajoute aucune information est soit indécidable, soit ajoute un nouvel axiome indémontrable. Bien qu'un ensemble de lois puisse engendrer une théorie démontrable - la fécondité des mathématiques n'est plus à démontrer - le mathématicien soviétique Andreï Kolmogorov et indépendamment de lui l'Américain Gregory Chaitin[19] démontrèrent en 1982 les limites des énoncés formels les plus complexes. En traduisant un système axiomatique en une suite d'informations élémentaires (de bits 0 et 1), s'il est possible de construire un ordinateur - une machine de Turing - suffisamment puissante pour analyser et résoudre ce "programme", ce dispositif sera capable d'engendrer une théorie dans son ensemble.

Gregory Chaikin et trois six aux dés : chance ou hasard ? La chance n'est que l'expression de la fréquence à laquelle un évènement aléatoire survient. Documents ARCS et Doordice.

Mais existe-t-il une information minimale capable d'élaborer une théorie précise, le monde est-il compressible algorithmiquement parlant ? Selon Chaitin, en prenant le calcul de π comme exemple, la probabilité de calculer chaque décimale équivaut à la probabilité qu'une pièce de monnaie tombe du côté pile ou face. Chaque nouvelle décimale entraîne l'ajout d'une information supplémentaire[20], mais la "chaîne algorithmique aléatoire" est compressible (en terme d'intégrale). Dans le cas contraire, le programme contiendra autant d'information que le résultat et le contenu d'information sera une mesure de la complexité du "phénomène". Mais jamais la théorie ne contiendra plus d'information que le système formel qui l'engendra, le cas échéant nous retrouverions le théorème de Gödel.

Rassurons-nous, ces "abréviations" existent. Que l'on écrive "Au secours, au secours, au secours…" ou "J'ai crié trois fois "Au secours" ", les deux messages communiquent la même signification, mais le second est plus court que le premier.

Scientifiquement parlant, nous n'en sommes plus réduits à noter les positions successives des planètes pour prédire leur emplacement dans le ciel, nous avons à notre disposition des ensembles de lois. Les séquences d'évènements sont remplacées par des algorithmes qui rendent le monde intelligible. Fondamentalement ce langage est le plus adapté à décrire la plupart des phénomènes.

Grâce aux lois de la mécanique céleste, nous pouvons simuler l'aspect du ciel sur ordinateur pour n'importe quel lieu et date, ici le 12 mai 2020 à 6h44 du matin grâce à Stellarium.

L'expression de la réalité

Comment peut-on être sûr que les énoncés logiques, tels ceux de la géométrie, se rattachent à la réalité et décrivent des phénomènes réels ? Plus conscient que quiconque de cette difficulté, Einstein[21] expliqua cette relation dans l'introduction de sa théorie de la Relativité restreinte et générale.

La première démarche dit-il, consiste à associer aux notions fondamentales (point, ligne, courbe, etc) des représentations suffisamment claires et des axiomes jugés "vrais". Il faut ensuite ramener au moyen d'une méthode logique les autres propositions que nous avons testées, aux axiomes. Elles seront ainsi démontrées. La question est de savoir comment déterminer la véracité des axiomes. Celui-ci par exemple : "Est-il vrai que par un point passe une infinité de droites ?" est en fait une question absurde car la géométrie pure n'a pas de lien avec la réalité. Elle est autosuffisante et n'établit de rapport logique qu'entre les notions et les énoncés.

Mais poursuit Einstein, aux notions géométriques correspondent plus ou moins exactement des objets déterminés dans la nature. Par habitude, on ne peut par exemple s'empêcher de représenter une droite par deux points marqués sur un corps solide. Les principes les plus simples de la géométrie sont profondément incrustés dans notre esprit. Si on peut également affirmer que la distance qui sépare ces deux points est invariable quels que soient les changements de position qu'ils subissent, les énoncés deviennent des propositions sur la position relative possible de corps rigides. Exprimée en ces termes, la géométrie peut-être traitée comme une branche de la physique.

Cette conviction de la "vérité" repose sur des expériences assez imparfaites, qui de plus peuvent être limitées par la technologie du moment.

Si les mathématiques sont une science exacte, Einstein[22] nous rappelle qu'elles ne se rapportent pas à la réalité : "Pour autant que les propositions mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour autant qu'elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité". A l'instar de la philosophie de Platon, nos théories sont des suppositions, des a priori qu'il ne faut pas dogmatiser. Ce présupposé étant accepté par les scientifiques, pour expliquer la réalité il est logique de considérer l'énoncé le plus court comme étant le plus approprié, en gardant à l'esprit la conformité du modèle avec la réalité (son exactitude) et son universalité. En effet, tant que le modèle ou la théorie n'est pas validée par l'observation, elle reste une hypothèse qui peut être vrai ou fausse. Et quand bien même les données observationnelles confirment les prédictions des simulations, cela ne veut pas encore dire que cette théorie reflète la réalité : allez démontrer dans la nature la réalité des nombres complexes comme i2 = -1 ou l'entité d'Euler et sa fameuse relation eπi + 1 = 0. En revanche, on peut les expliquer graphiquement.

A voir : The Most Beautiful Equation in Math, Carnegie Mellon University

Comprendre exp(i*pi)

Le Dr. Richard Feynman enseignant la physique quantique à des étudiants de première année au Caltech. Photographies réalisées respectivement le 7 novembre 1961 et le 2 mai 1963. Documents Caltech Archives PhotoNet.

Mais comment décider définitivement si un énoncé est vrai ou faux ? Schlick et Waismann écrivaient peu avant la publication du livre de Popper La logique…: "un énoncé est authentique s'il est vrai". Popper répond non ! Car si un système "est susceptible d'être soumis à des tests expérimentaux [alors] c'est la falsifiabilité, et non la vérifiabilité du système qu'il faut prendre comme critère de démonstration".

Une certitude mathématique ne peut donc être absolue. Il s'agit en fait d'une proposition qui n'est vérifiée que sous certaines conditions analytiques énumérées dans l'énoncé. Appliquées dans un autre domaine ou dans un contexte socioculturel différent, elle peut s'avérer totalement fausse. Les mathématiques deviennent donc un moyen d'appréhender le réel, un instrument d'analyse. C'est un mode d'expression comme le souligna Galilée[23] : "La philosophie est écrite dans le livre de l'univers […]. Ce livre est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'en saisir le moindre mot; sans ces moyens on risque de s'égarer dans un labyrinthe obscur".

Equations des courbes.

Considérées par le philosophe et mathématicien André Lautman comme étant en harmonie parfaite avec la physique, il considère les mathématiques comme une "preuve de l'intelligibilité de l'univers", rejoignant ainsi l'expression d'Einstein.

Sur les traces d'Euclide, nous devons aussi distinguer les contenus objectifs des processus de pensées subjectifs. Nous pouvons inventer une suite de Fibonaci ou une séquence de nombres naturels : {1, 2, 3, 5, 8, …}. Il s'agit d'une construction de l'esprit qui dispose de ses propres lois internes et de ses propres régularités. Elles sont indépendantes de nos processus de pensée mais pas autonomes puisque produites par notre pensée; cette suite est une invention du langage symbolique.

Nous pouvons à présent découvrir les nombres premiers, les coniques ou le fait que deux lignes parallèles ne se rejoignent jamais dans un espace plan. Cette "invention" est indépendante du symbolisme de la langue et de notre manière de penser. C'est une preuve objective qui confirme l'autonomie de ces lois. Comme le disait Paul Dirac à un élève qui se demandait pourquoi il regardait ainsi une formule inscrite sur le tableau noir : "Je regarde cette équation car elle sait beaucoup plus de choses sur le monde que moi".

Les mathématiciens et les physiciens voient dans l'autonomie de ces lois et surtout le fait qu'elles nous permettent de comprendre la réalité, l'émergence d'un principe ordonnateur irrationnel. Nous devons nous soumettre à ces lois et c'est cette soumission inéluctable - et bien sûr des découvertes qui en découlent - qui finissent souvent par rendre les physiciens mystiques.

Dirac concrétisa cette pensée : "C'est une des caractéristiques fondamentales de la nature que, pour décrire les lois physiques de base il faut s'aider d'une théorie mathématique si affinée et si puissante qu'elle requiert, pour être comprise, un niveau de connaissances mathématiques exceptionnellement élevé… Quand on décrit cette situation, on peut dire que Dieu se révèle un mathématicien de très haut niveau et que lorsqu'il construit son univers il recourut à une mathématique fort complexe"./font>

Prenons un autre exemple. Chacun sait qu'un véhicule offrant une forte résistance au vent présente un mauvais paramètre de pénétration ou "cx". Demandez alors à un styliste de redessiner la carrosserie. Intuitivement certains arriveront à lui donner une forme telle que l'objet sera beau, profilé avec élégance et rapide. Si on se penche sur les résultats des essais en soufflerie et les équations du profil, on découvre bien souvent que celui qui a été adopté offre le meilleur "cx". Pourtant il arrive encore qu'il soit dessiné à main levée !

C'est cette relation inexplicable entre les mathématiques et la réalité qui incita Einstein à dire à propos de la théorie de la Relativité : "Quiconque aura vraiment compris cette théorie pourra difficilement éviter d'être captivé par sa magie".

Prochain chapitre

L'amour des idées et la réalité

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[19] G.Chaitin, "Gödel's Theorem and Information", International Journal of Theoretical Physics, 22, 1982, p941.

[20] Le calcul de π/2 = ∫o dx / (1+x2). Dans ce cas un programme de quelques lignes suffit à calculer un nombre infini.

[21] A.Einstein, "La théorie de la relativité restreinte et générale", Gauthier-Villars, 1976, p2.

[22] "Oeuvres choisies d'Albert Einstein" (6 volumes), Le Seuil-CNRS, 1989/1995 : Vol 5, "La géométrie et l'expérience", p70.

[23] Galilée, "L'Essayeur" (Il Saggiatore), Opere di Galileo, Tome VI, 1623, p232.


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