L'astronomie
des Dogon
L'interprétation
de Marcel Griaule (III)
Pour
discréditer objectivement les théories extravagantes de Robert
Temple, il faut revenir à Marcel Griaule et Germaine Dieterlen
car les résultats de leurs recherches publiés entre 1950 et 1965
ont forgé la trame du livre de l'écrivain. Et nous verrons que les
propos des deux ethnologues sont eux-mêmes affectés d'imprécisions
linguistiques et d'une imprégnation culturelle antérieure que ni
Temple ni Guerrier n'ont pris la peine de souligner.
Les
travaux de Griaule et Dieterlen ne furent pas les seules sources
documentaires consultées par Temple et Guerrier mais du fait que les
deux ethnologues étaient a priori experts en leur domaine, cela
renforçait leur crédibilité et le poids de leurs découvertes. Temple et Guerrier
n'eurent plus ensuite qu'à compléter et enjoliver ces informations
de manière ad hoc afin qu'elles cadrent avec le but qu'ils poursuivaient
chacun.
Ainsi
que nous l'avons dit précédemment, entre son livre "Le Dieu
d'eau" (1948) et "Le renard pâle" (1965), l'interprétation
de Marcel Griaule a sensiblement évolué et est même
contradictoire d'un livre à l'autre. On ne peut donc pas
déterminer sur la seule base de ces documents quelle est la
traduction la plus correcte du texte dogon.
Un expert devrait donc
se baser sur des travaux de linguistes connaissant la langue dogon
et sigi so dans la mesure où Griaule reprend parfois le texte
original dans les notes figurant en bas de page du second livre. Les
extraits cités ci-dessous n'ont donc qu'une valeur relative, avant
tout anthropologique et nullement d'ordre astronomique quoiqu'en
pensent certains critiques et notamment Temple et consorts.
Les
révélations du hogon Ogotommêli
Pour
nous résumer, dans son livre Le
Dieu d'eau : Entretiens avec Ogotommêli publié en 1948, Griaule prétend avoir été initié
en 1936 durant 33 jours par Ogotommêli. Cet ancien chasseur dogon devenu aveugle
suite à un accident est devenu chef religieux ou hogon. Voilà qui
est très intéressant car Griaule nous indique la source originale
de ses informations, celles à l'origine de tous le dossier sur la
cosmogonie dogon ! Profitons-en pour prendre quelques renseignements
sur ce personnage central de notre dossier.
Comme
toute cosmogonie ou tradition initiatique, celle des Dogon est un savoir uniquement
réservé aux initiés, aux hogons, représentant l'autorité
spirituelle. Il n'y en a qu'un par village (à Banani,
Endé, Sangha, etc). Généralement, c'est l'homme le
plus vieux du village qui devient hogon ("ôgô"). Son
savoir est uniquement transmis à son héritier qui reçoit ses
fonctions après avoir été intronisé. En aucune
occasion ce savoir ne peut être divulgué à des étrangers ni même à la
population; le hogon détient un savoir sacré réservé
aux initiés et aux esprits.
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A
gauche, la maison du Hogon à Ogol-Da
(2006). A droite, Diangouno Dolo, le dernier chef de
Sangha (1997). Documents Huib
Blom. |
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Le
hogon ayant un pouvoir sacré, personne ne peut le toucher ou lui
serrer la main, pas même les membres de sa famille ou des
étrangers. C'est le dignitaire le plus respecté de la
société dogon, avant même le chef de tribu du fait de son
ascendance spirituelle. C'est le hogon par exemple qui peut accuser un
habitant de sorcellerie ou user de ses pouvoirs pour déclencher la
pluie.
Le
hogon obéit donc également à des lois terrestres. Il doit
notamment respecter un voeu de chasteté et il ne sortira plus de
l'enceinte de sa maison jusqu'à sa mort. Il y
reçoit toutefois des visiteurs et y tient des réunions.
Ogotommêli
appartenait à une ethnie Dogon vivant dans l'ouest du pays. Bien
que les tribus dogons ont chacune leur dialecte, il parlait sigi so,
la langue initiatique et rythmique réservée à la "Société des
masques" (Awa). Etant donné qu'un sage ne
discute pas avec un étranger de choses sacrées, Griaule devait
occuper un statut particulier dans leur société (celui d'un Occidental se documentant
sur les Dogon à titre scientifique) pour prétendre
bénéficier du savoir du hogon. Ogotommêli devait également sans doute
considérer que Griaule ferait bon usage de ses connaissances qui
risquaient peut-être un jour de disparaître car, comme le disait
le poète africain Amadou Hampâté Bâ avec lequel travailla Marcel Griaule, lorsque
qu'"un homme meurt c'est une bibliothèque qui brûle".
Dans
l'esprit d'un ethnologue découvrant une population méconnue, avoir
le privilège d'enregistrer les commentaires d'un hogon peut donc
lui procurer autant de satisfaction que de gagner le prix Nobel ! On
comprend donc facilement qu'après avoir enregistré tout ce que lui
disait ou dessinait Ogotommêli sur la terre, Griaule devait
être exalté et devait absolument publier ses découvertes,
d'autant qu'elles étaient littéralement extraordinaires ! C'est
donc à partir de ses entretiens qu'en 1936 Griaule publia son
premier livre "La Cosmogonie des Dogon",
un livre aujourd'hui passablement introuvable mais dont on retrouve
heureusement le contenu dans le "Le Dieu d'eau" publié
douze ans plus tard et toujours en vente.
C'est
ainsi qu'Ogotommêli aurait décrit à Griaule des notions
d'astronomie que seul un Occidental pouvait connaître ou alors, si
les hogons ne les apprirent pas d'un Européen en visite ou de leurs
ancêtres, ils furent témoins d'une rencontre d'un troisième
type... Mais Griaule n'était pas là pour s'étendre sur cette
question. Il était déjà étonnant que ce sage accepte de lui
raconter ces légendes sacrées. Tel fut le contexte socioculturel
dans lequel travailla Griaule et les ethnologues qui
l'accompagnèrent.
Une
certaine ethnologie française
Avant
de décrire cette cosmogonie, il faut préciser un détail très
important à propos de la façon de travailler de Griaule et Dieterlen et dont
les critiques oublient souvent de tenir compte et de rappeler car
ils ne maîtrisent tout simplement pas leur sujet.
Si
Marcel Griaule et Germaine Dieterlen ont appris le dialecte dogon au
fil des années, ils n'ont en revanche jamais pris la peine d'apprendre
le sigi so, langage secret réservé à la Société des masques. Or, si une
personne veut comprendre la vie sociale et spirituelle des
Dogon et donc correctement décrire leur cosmogonie, il faut impérativement
qu'elle apprenne le dialecte réservé aux initiés. Or Griaule s'exprima
essentiellement en français et parfois en dogon lors de ses contacts
personnels avec cette tribu. Difficile dans ces conditions d'avoir un
jugement objectif sur le sujet.
Dès
1929, Marcel Griaule fit appel aux services de Michel
Leiris, homme de lettres et étudiant en ethnologie qui sera à son
service comme secrétaire-archiviste de la Mission ethnographique et
linguistique Dakar-Djibouti. Leiris enquêta sur les sociétés
d’enfants, les sociétés séniles et les institutions religieuses. Leur
collaboration dura jusqu'en 1940. Leiris essaya également de publier
un article sur les Dogon dans le "Journal de la société des africanistes"
en 1940, mais sans succès selon l'éditeur Jeau Jamin. Ce dernier publiera
néanmoins son article en 1998 à l’occasion de la mort de
Denise Paulme sous le titre "Organisation sociale des Dogon".
Après
le départ de Leiris, n'ayant encore qu'une maîtrise imparfaite du dialecte
dogon, Griaule dut faire appel à de jeunes interprètes locaux qui lui
servaient également de guide à travers les villages qu'il visitait et
lui traduisaient du mieux qu'ils pouvaient les propos tenus en dogon et
sigi so. Si la méthode est rapide et aisée, elle laisse planer un
sérieux doute sur l'authenticité des traductions.
Ainsi
que nous l'avons dit d'une autre manière à propos des Hogons, dans
un article publié en 1991 dans le magazine "Current
Anthropology", l'ethnologue Walter E. Van Beek de l'Université
d'Utrecht expliqua que cette manière de travailler
a conduit à la "création collective d’une culture dogon
mystagogique", c’est-à-dire une culture gouvernée par les
pratiques initiatiques dont les véritables secrets n’étaient
connus que de quelques initiés de la Société des masques. On ignore à quelle époque
précise ces rites se sont développés mais des indices
d'imprégnation culturelle sur lesquels nous reviendrons
indiqueraient que cette culture cosmogonique se développa surtout
à partir de la fin du XIXe
siècle, à l'époque de la
colonisation du Macina. Nous verrons plus loin les raisons de cette
hypothèse.
C'est
ainsi que dans un livre publié en anglais en 1954 dans une collection consacrée à la
cosmogonie des peuples africains et intitulé "The
dogon of the French Sudan",
Griaule et Dieterlen écrivent que les Dogon prétendaient
avoir découvert "un ensemble logique de symboles exprimant un
système de pensée qui révèle à l’étude une cohérence interne,
une sagesse secrète, et une appréhension des réalités ultimes égales
à celles que nous, européens estimons avoir atteint."
A
lire : La
mission Griaule à Kangaba (Mali)
par
Walter E. A. van Beek et Jan Jansen, Cahiers d'études africaines (158,
2000)
Ce
sont ces "réalités qui révèlent une sagesse secrète" que nous
allons examiner et constater à quel point elles sont "originales".
Elles sont en fait trop particulières, et du fait de leur profil
atypique signent également la griffe de l'auteur ou du moins les
traces de son passage. Encore faut-il pouvoir l'identifier...
Critique
de la cosmogonie dogon telle que retranscrite par M.Griaule
Les
compagnons de Sirius
Parmi
les récits les plus surprenants, Ogotommêli expliqua à Griaule
les secrets qui se cachaient derrière Sirius qu'il appelle "Sigi
tolo" ou profond Sigi ou encore l'étoile de Sigi et ses deux compagnons invisibles
appelés "Pô tolo" ou profond commencement ou petit Sigi (Sirius B) et "emma
ya tolo" ou l'étoile de fonio (Sirius C)
Ogotommêli
nous dit Griaule, m'a expliqué que : "Lorsque Digitaria (Pô
tolo) est près de Sirius, ce dernier devient plus brillant; lorsqu'il est le plus
distant de Sirius, Digitaria présente un effet de scintillement,
suggérant l'existence de plusieurs étoiles à l'observateur".
On peut déjà relever plusieurs imprécisions dans le texte
retranscrit par Griaule. Tout d'abord, ainsi que nous venons de
l'expliquer, les ethnologues ayant travaillé avec Van Beek
considèrent qu'il n'est même pas certain
que la traduction soit correcte ! Les différentes positions de
"Sigi tolo" (Sirius) feraient en réalité référence aux
différentes positions de Vénus. Ce que certains interprètent comme
une "étoile invisible" (Sigi) pourrait annoncer l'approche
d'un festival que l'on appelle les "cérémonies du
Sigi" (ou Sigui). On y reviendra.
Comme
beaucoup de textes mystiques, en réalité le texte original est trop imprécis et
ambigu pour en dire plus. En fait, il faut savoir qu'il est en réalité conforme
au style de narration de certaines tribus dogons. De plus chacun sait
que les mythes et textes sacrés peuvent être interprétés par chacun et
ajouter à la confusion entre les experts. Ce problème pèse déjà d'un
poids certain dans l'interprétation du texte. Et nous verrons que cela va s'accentuer
quand Griaule décrira en détail le système de Sirius.
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Dessin sacré Dogon du système de Sirius
Dessin
dogon du (présumé) système de Sirius tracé sur le sable par Ogotommêli
et interprété comme tel par Marcel Griaule et
Germaine Dieterlen. A: Sirius; B: pô tolo (Sirius B)
présenté dans deux positions; C: emma ya (le Soleil
féminin ou Sirius C); D: le Nommo; E: le Yourougou,
personnage mythologique mâle destiné à poursuivre
son jumeau féminin; F: l'étoile des femmes, un
satellite de emma ya; G: le signe des femmes; H: le
sexe des femmes représenté par une forme d'utérus.
Le système complet est placé dans un ovale représentant
Amma, l'oeuf primordial du monde. |
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Selon
Peter James et Nick Thorpe, rien ne prouve non plus dans ces propos qu'il
s'agit d'un système binaire; "Pô tolo" peut très bien
être une étoile ordinaire proche de Sirius.
Selon
Van Beek, pour les Dogon l'étoile la plus brillante du ciel (Sirius)
s'appelle "Dana Tolo" et non pas "Sigi Tolo" comme
le prétend Griaule. Cela pourrait bien entendu modifier le sens des
commentaires.
Enfin,
Peter James et Nick Thorpe confirment à leur tour qu'au cours de
leur enquête "seules les personnes informées par Griaule avaient
entendu parler de Sirius B".
Les
caractéristiques de Sirius B selon les Dogon
Si
nous étions enclins à interpréter ce que nous dit Ogotommêli
comme l'ont fait et continuent à le faire des enquêteurs peu
scrupuleux envers la vérité scientifique, qu'il nous dise qu'une
petite étoile orbite autour de Sirius pourrait encore être
considéré comme le fruit du hasard sachant que trois étoiles sur
quatre dans l'univers sont agencées en systèmes
multiples.
Mais
il y a une énigme autrement plus pertinente, c'est la question des caractéristiques physiques de
"Pô tolo", Sirius B. Ogotommêli semble dire que le
Sigi se produit tous les 50 ans. Dans son livre "Le renard
pâle" p472 et suivantes, Griaule interprète le récit du Hogon de cette façon
: "L’étoile du fonio tourne autour de Sirius. La durée de
la révolution est de cinquante années. Elle est la plus importante
de toutes les étoiles, celle dont le rôle est magistral - pour
l'ensemble de tous les mondes spiralants d'astres formés par Amma".
Un peu plus loin il précise que "pô tolo est la plus
petite de toutes les choses; elle est l'étoile la plus lourde.
L'étoile contient trois éléments de base « air, feu et
eau », l'élément « terre » est remplacé par le métal
sous toutes ses formes, notamment par celui qui est nommé «
sagala » (fort ou lourd en sigi so), un peu plus brillant
que le fer et d'une densité telle que", et il cite
Ogotommêli, « tous les êtres terrestres réunis ne pourraient en
soulever une parcelle »."
Enfin,
Griaule discute de l'équilibre du système binaire : "la
place primitive de l'astre dans l'espace est celle où se trouve
actuellement le soleil [...] et occupe actuellement le centre du ciel; mais elle est
un centre en mouvement [...]. Ce sont ces
mouvements de pô tolo qui maintiennent toutes les autres étoiles
à leurs places respectives : on dit en effet que sans ce mouvement,
aucune d'elles ne pourrait « tenir ». C'est pô tolo qui les
contraint à conserver leur trajectoire : elle règle notamment
celle de Sirius qui est la seule à ne pas suivre une courbe
régulière et qu'elle sépare des autres astres en l'entourant de
sa propre trajectoire."
Voilà
vous en conviendrez une traduction libre très occidentale d'un texte initiatique
dogon ! Remanié et réinterprété, sa valeur
scientifique est nulle. C'est à partir de ce genre de
traduction littéraire que Temple et Guerrier en sont arrivés à la
conclusion que les Dogon avaient découvert la période orbitale de
Sirius B et qu'elle était constituée de "sagala", d'une matière
hyperdense, comme le sont effectivement toutes les étoiles
naines (leur densité ou masse volumique théorique varie entre 0.01-1000 tonnes
/cm3).
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Interprétation
de "l'oeuf du monde" et de pô tolo par certains auteurs : ils ont gommé tous les symboles pour ne conserver
que Sirius et en interprétant la circonférence de l'oeuf du monde comme représentant la projection de l'orbite
de Sirius B. Problème, toutes les illustrations de Griaule ne présentent pas Sirius à cet endroit précis, parfois
il le place presque au centre de l'ovale... A droite, l'orbite de Sirius B comparée à Sirius telle que calculée
de nos jours (le nord est dans le coin supérieur droit, l'est dans le coin supérieur gauche). La séparation entre
les deux étoiles sera maximale (apoastre) en 2025 avec 11.3" d'écart. |
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Du
fait de l'ambiguïté du texte original, pendant quelques années
les chercheurs, ethnologues principalement, ont cru que les cérémonies du Sigi se
déroulaient tous les 50 ans jusqu'au jour où ils découvrirent
qu'elles se produisaient tous les 60 ans ! Elles se déroulent
chaque fois dans un village différent et s'étendent sur 7
ans. Elles eurent lieu en 1907 puis entre 1967 et 1974. Ces dernières furent
filmées par Jean
Rouch. Les prochaines cérémonies Sigi auront lieu à partir de 2027.
Mais du fait même le Sigi n'avait plus aucune relation avec un événement
astronomique, ou du moins pas avec la soi-disant période orbitale
de Sirius B ! En d'autres termes, il fallait trouver une autre
interprétation !
En
revanche, selon Ogotommêli les cérémonies du Sigi commencent
durant la période caniculaire (relative à Sirius), concrètement
au mois de juin, lorsque "Sirius est
occulté par l'une de ses planètes invisible à l'oeil nu".
Là
nous aurions bien mis Ogotommêli au défi de nous dire comment savait-il
quand allait commencer les cérémonies puisqu'il ne voyait pas
l'occultation de Sirius à l'oeil nu et qu'il y avait un décalage
de 10 ans entre le Sigi et la période de Sirius B... Il y a quelque chose
d'incohérent dans ses propos, comme si de fait une information
extérieure avait accidentellement contaminé le récit original (ou
que toute la légende était née dans son esprit).
Prochain chapitre
Ce
que la science nous dit sur Sirius B |