Dr Eric Simon

Lemaître / Hubble : Fin de controverse.

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Un débat passionné a éclaté il y a quelques mois au sujet de savoir qui est à l'origine de l'une des découvertes les plus profondes de notre époque : l'expansion de l'Univers.

C'est le célèbre (depuis) astronome américain Edwin Hubble, qui traquait l'expansion grâce à l'étude des vitesses et des distances de plusieurs dizaines de galaxies lointaines dans les années 1920, qui est généralement cité.

Mais il n'y a aucun doute que c'est en fait à Georges Lemaître, cosmologiste belge, que l'on doit d'avoir proposé la démonstration expérimentale de l'expansion de l'Univers en 1927, deux ans avant Hubble.

La "découverte" de Hubble en 1929 a quant à elle confirmé et bien étendu les résultats de Lemaître. Or il est apparu une controverse liée à l'article de Lemaître publié en 1931 qui était la traduction en anglais de son article de 1927 (publié en français dans une revue assez confidentielle).

Cette controverse vient du fait que dans cet article de 1931, les conclusions révolutionnaires de Lemaître n'apparaissent plus, ce qui rend a posteriori tous les honneurs à Hubble pour la découverte qui, lui, a vu son article de 1929 largement diffusé dans le monde... Des accusations de censure ont même été entendues...

Très intrigué par cette histoire, un astronome fasciné par l'histoire récente de l'astrophysique, Mario Livio du Space Telescope Science Institute de Baltimore, s'est mis en tête de retrouver exctement pourquoi des passages-clé de l'article de 1927 de Lemaître ont ainsi été supprimés en 1931 dans sa traduction. Et il a trouvé !, grâce à la trouvaille d'une lettre inédite de Georges Lemaître.

Mais revenons un instant sur l'histoire de cette découverte...

En 1922, Alexandre Friedman à Leningrad avait publié la théorie de l'expansion de l'univers dans l'une des revues de physique les plus prestigieuses de l'époque, le Zeitschrift für Physik, que Einstein réprouva dans un premier temps en déclarant faux les calculs effectués par Friedman, puis finit par en reconnaitre l'exactitude.
Il manquait bien évidemment une preuve expérimentale.

La même année (1922) l'astronome américain Vesto Slipher avait commencé à mesurer le redshift (décalages des fréquences vers le rouge, indiquant les mouvements relatifs) pour 41 galaxies dans le ciel de l'hémisphère Nord.

Les listant dans son livre de 1923 The Mathematical Theory of Relativity, le physicien britannique Arthur Eddington écrivit : «La grande prépondérance de vitesses de recul positives est très frappante." Mais il ajouta que le manque d'observations du côté de l'hémisphère Sud ne permettait pas de tirer davantage de conclusions.

En 1927, Georges Lemaître, prêtre et scientifique à l'Université catholique de Louvain en Belgique, après avoir passé deux ans à Cambridge (Royaume-Uni) auprès de Eddington et un an à Cambridge (MIT, Massachussetts) publie, en français, un article remarquable dans la revue assez confidentielle Les Annales de la Société Scientifique de Bruxelles intitulé "Un Univers homogène de masse constante et de rayon croissant rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extragalactiques" - oui, à cette époque les galaxies n'étaient que de vulgaires nébuleuses...-

Dans ce papier, Lemaître rapporte sa découverte de solutions dynamiques aux équations d'Einstein de la relativité générale,desquelles il dérive ce que l'on appelle aujourd'hui la loi de Hubble : la vitesse des galaxies est proportionnelle à leur distance par rapport à nous.

Mais Lemaître alla au-delà des seuls calculs théoriques dans son article. Il détermina le taux d'expansion de l'Univers en utilisant les vitesses des galaxies mesurées par Slipher, et leurs distances déterminées à partir de la luminosité, mesures publiées par Hubble (tiens, tiens...) un an plus tôt en 1926.

Pour la valeur de ce taux d'expansion, appelé aujourd'hui la constante de Hubble, Lemaître obtint une valeur de 625 km/s par mégaparsec.
Lemaître disait aussi que la précision des estimations de distance disponibles était insuffisante pour évaluer la validité de la relation linéaire qu'il avait découverte. (là c'est sûr, il avait pas tort, puisque la constante de Hubble vaut en fait aujourd'hui environ 73 km/s/Mpc)

En 1929, deux ans après l'article de Lemaître sort l'article de Edwin Hubble intitulé «A relation between distance and radial velocity among extra-galactic nebulae». Dans cet article, Hubble et son assistant, Milton Humason, ont utilisé des mesures de distance améliorées (en partie basées sur de meilleurs indicateurs de distance stellaire comme des variables céphéides et des novae) et des vitesses prises principalement des données de Slipher. Ils établissent la loi de Hubble, avec une valeur pour la constante de 500 km/s par mégaparsec.

En lisant cette histoire, il semblerait logique de mettre la découverte expérimentale de l'expansion de l'Univers et l'existence du principe d'une loi linéaire distance-vitesse au crédit de Lemaître, et puis la confirmation détaillée de cette loi à Hubble et Humason, étant donné leurs observations plus précises, qui ont étendue les mesures de vitesse de Slipher à de plus grandes distances. Mais c'est là que ça ce corse...
La traduction anglaise de l'article de Lemaître de 1927 a été publié dans les Monthly Notices of the Royal Astronomical Society en mars 1931. Cependant, durant le processus d'édition, quelques paragraphes de la version originale française ont été purement et simplement supprimés, et notamment celui très important dans lequel Lemaître décrit la loi de Hubble et déduit le taux d'expansion.

Il manque également le paragraphe dans lequel Lemaître discute des erreurs dans les estimations de distance, ainsi que des notes de bas de page cruciales, dans l'une desquelles Lemaître a interprété la proportionnalité entre la vitesse et la distance comme résultant d'une expansion cosmique, rien de moins !
La disparition de ces passages lors de la traduction a été connue par certains mais pas tant que ça.

Jim Peebles cosmologiste à l'Université Princeton , a écrit dans un ouvrage sur Lemaître en 1984 : «Il est curieux que les paragraphes cruciaux décrivant comment Lemaître a estimé H, la constante de Hubble, et évalué les preuves de linéarité vitesse-distance ont été tronquées dans la traduction anglaise de 1931."
Qui a traduit l'article de Lemaître et pourquoi ont été supprimés ces paragraphes?

Sidney van den Bergh, astronome canadien, a spéculé il y a quelques mois que celui qui a fait la traduction sélective peut l'avoir fait pour conserver à Hubble la priorité de la découverte.
David Block, un mathématicien à l'Université de Witwatersrand à Johannesburg, Afrique du Sud, a suggéré en outre que Hubble aurait pu lui-même mettre la main dans cette censure cosmique, pour s'assurer que le crédit irait à lui-même et à l'Observatoire du Mont Wilson, où il faisait ses observations.

L'historien des sciences Robert Smith de l'Université de Alberta au Canada, qui croit que le crédit de la découverte de l'expansion devrait aller à Lemaître, a suggéré que les paragraphes peuvent avoir été coupés dans le cadre de pratique éditoriale standard par l'éditeur de la Monthly Notices.

C'est dans ce contexte commençant à devenir houleux que Mario Livio se mit en quête de la vérité sur ce qui se passa il y a 80 ans... Il réussit à obtenir auprès des Archives Georges Lemaître à Louvain la lettre envoyée par l'éditeur des Monthly Notices, l'astronome William Smart, à Georges Lemaître, au sujet de la traduction et de la publication de l'article.

Smart y demande à Lemaître s'il permettrait que son article de 1927 soit reproduit dans le Monthly Notices, parce que le conseil de la Royal Astronomical Society estimait que le papier n'était pas aussi bien connu que ce qu'il devrait.

Dans sa lettre, Smart nulle part n'évoque la volonté d'exclure un passage ou une note et n'évoque à aucun moment les résultats de Hubble.

Pour aller plus loin, Livio partit donc enquêter du côté des archives de la Royal Astronomical Society et a fini par retrouver la réponse que Lemaître adressa à Smart le 9 mars 1931, et cette dernière résoud entièrement l'énigme :

" Dear Dr. Smart
I highly appreciate the honour for me and for our society to have my 1927 paper reprinted by the Royal Astronomical Society. I send you a translation of the paper. I did not find advisable to reprint the provisional discussion of radial velocities which is clearly of no actual interest, and also the geometrical note, which could be replaced by a small bibliography of ancient and new papers on the subject. I join a french text with indication of the passages omitted in the translation. I made this translation as exact as I can, but I would be very glad if some of yours would be kind enough to read it and correct my english which I am afraid is rather rough. No formula is changed, and even the final suggestion which is not confirmed by recent work of mine has not be modified. I did not write again the table which may be printed from the french text.
As regards to addition on the subject, I just obtained the equations of the expanding universe by a new method which makes clear the influence of the condensations and the possible causes of the expansion. I would be very glad to have them presented to your society as a separate paper.

I would like very much to become a fellow of your society and would appreciate to be presented by Prof. Eddington and you.
If Prof. Eddington has yet a reprint of his May paper in M.N. I would be very glad to receive it.

Will you be kind enough to present my best regards to professor Eddington."


C'est donc bel et bien Lemaître lui-même qui a fait la traduction (comme il a pu) et a enlevé les passages qu'il pensait devenus quelque peu obsolètes depuis les résultats de Hubble... Il ne cherchait absolument pas à revendiquer quelque paternité que ce soit sur une découverte et préférait visiblement aller de l'avant, en évoquant dans cette réponse de nouvelles équations et proposant un nouvel article sur ces nouveaux travaux...


- Livio, M. Nature 479, 173 (10 november 2011)
- Lemaître, G. Ann. Soc. Sci. Brux. A 47, 49–59 (1927)
- Hubble, E. P. Proc. Natl Acad. Sci. USA 15, 168–173 (1929).
- Lemaître, G. Mon. Not. R. Astron. Soc. 91, 483–490 (1931).

Dr Eric SIMON http://drericsimon.blogspot.com

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[Ce message a été modifié par Dr Eric Simon (Édité le 12-11-2011).]

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C'est Slipher (héroïque astrophotographe de l'observatoire Lowell) qui aurait été le premier à mettre en évidence l'expansion de l'univers (dans les années 1910's). Hubble, qui avait un bon sens du marketing et de la communication, s'est un peu inspiré de ses travaux sans le mentionner outre mesure...

Il y avait eu un article dans Sky and Telescope, il y a quelques mois sur le sujet (avec un titre du genre "Slipher, the comsmologist left behind").

[Ce message a été modifié par Gordon (Édité le 12-11-2011).]

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Peut-être que Hubble répugnait à citer un homme qui dessinait et photographiait des canaux sur Mars, et y a cru jusqu'à la fin de sa vie ?

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Oui, peut-être (il faudrait que je retrouve ce papier de Sky and Telescope, pour plus de détails)...

Cela dit, les physiciens qui ont succédé à et prolongé les travaux de Newton auraient-ils du passer son nom sous silence au prétexte qu'il croyait en la pierre philosophale ?

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Etonnante histoire...
Lemaître est donc passé à côté d'une notoriété encore plus grande à cause d'une mauvaise connaissance de l'anglais, de la portée confidentielle de la revue dans laquelle il publiait et d'un papier perdu...
Ceci dit, si Hubble a fait ses observations de son côté sans s'appuyer sur les calculs de Lemaître (en avait-il connaissance ?)il n'y a pas lieu de retirer à l'americain la paternité de la découverte, me semble t-il...

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eh oui !

malheureusement, cela existe encore aujourd'hui...
Un exemple ? les derniers prix nobels sur l’énergie noire...qui ne sont pas les premiers à avoir parlé de ça....

F.

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De plus, si je puis me permettre, il ne s'agissait de prix nobels "sur l’énergie noire", mais plutôt sur l'observation de "l'accélération de l'expansion de l'Univers".

Sans préjuger de son origine, car l'énergie noire n'est pas la seule hypothèse..
Sans compter les ceussent qui contestent la réalité de cette accélération, ça existe, j'en connais ..

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Attention Jackbauer,
Lemaître maitrisait plutôt bien l'anglais même s'il trouvait le sien plutôt "rough", ce n'est donc pas pour ça qu'il a tronqué son article (il a par ailleurs bien traduit le reste), mais plutôt il ne souhaitait probablement pas republier des résultats qui l'avaient déjà par lui et par un autre, et aller de l'avant (nouvelle méthode de calcul). En tout cas, il ne courait visiblement pas après la gloire ...


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quote:
Sans préjuger de son origine, car l'énergie noire n'est pas la seule hypothèse

Ha ? C'est intéressant ça ! J'ai toujours entendu parler de l'énergie noire ou de l'énergie du vide qui reste très énigmatique. Quelles sont les autres hypothèses ? (Si elles peuvent être présentées rapidement et simplement )

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Quand j'écris que "l'énergie noire n'est pas la seule hypothèse", je fais référence à ce qui lui est le plus souvent associé, l'énergie du vide..

Comme le modélise la constante cosmologique, l'énergie du vide est supposée constante partout et toujours. Comment se fait-il alors qu'elle prenne une valeur aussi particulière que la densité critique aujourd'hui ? Cette densité critique est une propriété cosmologique associée à l'Univers et qui n'a a priori rien à voir avec l'interprétation quantique de l'énergie du vide. De plus, cette valeur est reliée à des propriétés de l'Univers d'aujourd'hui, ce qui laisserait croire que nous vivons à une époque fort particulière, voire privilégiée, de l'histoire cosmique.

De plus l'énergie du vide pose de sacrés problèmes théoriques en étant 10^120 fois trop grande pour expliquer l'accélération..

Comme alternative, il existe par exemple l'hypothèse de la "quintessence" ou "constante cosmologique variable".
L'expansion de l'Univers est avant tout une histoire de refroidissement : la température de la "soupe" cosmique diminue au cours du temps. En remontant le cours du temps, on doit donc s'attendre à découvrir des effets de variation temporelle des lois de la physique.

Pour modéliser ces processus inconnus de "quintessence", les cosmologistes introduisent le plus souvent un outil mathématique que l'on appelle "un champ scalaire". Ce champ, qui agit comme une espèce de "constante" cosmologique variable dans le temps et l'espace, peut avoir plusieurs interprétations différentes suivant la physique à laquelle il est relié. Par exemple, il peut être vu comme une nouvelle particule scalaire (de spin 0) très légère telle qu'on en rencontre un bon nombre dans la physique des hautes énergies, ou encore comme une nouvelle force à grande distance accompagnant la gravitation. Pour produire de l'accélération cosmique, la quintessence doit interagir avec elle-même: elle doit générer quelque chose qui ressemble à l'énergie du vide.

Une autre alternative consiste à revoir "le principe cosmologique" en reconsidérant l'hypothèse d'homogénéité du cosmos. L'idée est que les inhomogénéités de matière aux grandes échelles induiraient en relativité générale des effets similaires à une accélération cosmique sans recourir à une constante cosmologique. Un principe cosmologique revisité pourrait alors expliquer l'énergie noire, à condition que l'écart faible au principe cosmologique qui est observé par ailleurs permette d'expliquer dans le même élan l'ensemble des autres arguments observationnels en faveur de l'énergie noire (fond diffus, grandes structures, etc.).

Le coeur du problème pourrait se trouver soit dans une théorie quantique de la gravitation, soit dans une nouvelle physique gravitationnelle, soit.. dans autre chose dont on a aucune idée aujourd'hui...


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Perso, je penche très fortement pour la dernière phrase. Je suis sûr d'avoir raison, parce que je sais que je ne sais rien.

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Hé, hé, dès qu'on parle de Lemaître, ce vieux J.F. Robredo n'est pas loin... J'ai beaucoup aimé son bouquin, pour lequel je fais donc une pub éhontée !...

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Remarquable ce lien Sirius!

Où l'on réalise que Lemaître, à l'époque, et presque de façon désinvolte, fait coexister harmonieusement ses deux pôles a priori antagonistes.

Les extraits de ses conférences font partie de l'histoire de la cosmologie, au même titre que la photo, début du 20eme, de Planck, Einstein et autres posant à l'Hôtel Métropole à Bruxelles.
C'est presque émouvant, cette Humanité à la conquête d'une vérité.

[Ce message a été modifié par LAURENT.BAR (Édité le 18-02-2012).]

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